mercredi 29 avril 2020

Hors site — Des livres et des chaînes : réflexion sur la liberté textuelle en période de confinement

Quelques réflexions sur les livres, leurs chaînes de création et de diffusion, issues de pratiques personnelles et partagées.
 
Bernard Black, libraire pré-confiné (Black Books)

La période que nous vivons actuellement, particulière car vécue isolément, entre pandémie et confinement, est une fois de plus l'occasion de remettre en question un système où, dans tous les domaines, l'état d'exception (culturelle, naturellement) est devenu la règle. Une réflexion qui prend corps dans des écrits et pratiques que nombre d’entre nous approfondissons depuis des années. Dans nos vies quotidiennes, nos créations, mais aussi dans le domaine de la critique comme genre littéraire à part entière. Une critique qui ne devrait pas avoir pour fonction d’être un simple relais factuel et journalistique à seule fin de gérer le flux et d'écouler les stocks indénombrables de livres massivement produits et mis en vente chaque jour sur le marché (un quart, quoique l'on fasse, resteraient invendus, et combien jamais lus), mais de viser et de partager une expérience réelle de la forme et du fond d’ouvrages destinés, à terme, à devenir livres de fonds.

Tout en étant conscient.e.s, donc solidaires, de la chaîne du livre et de ses réalités matérielles (coûts, visibilité, disponibilité), nous devons, en tant que lect·eur·rices, libraires, critiques, aut·eur·rices, édit·eur·rices, apprendre à être sensibles sans pour autant/par conséquent nous soumettre systématiquement aux injonctions de la nouveauté. Une critique, comme le livre sur laquelle elle porte, sitôt qu'il et elle existent, pour peu qu’il et elle soient de qualité et touchent à l'universel, reste toujours d’actualité. À plus forte raison si leur support, numérique ou papier, demeure accessible sous quelque forme que ce soit. Si on lit, si on écrit, comme on respire, s'il s'agit d'une activité non séparée de la vie, comme le travail devrait l'être, comme nombre d'entre nous l'expérimentons aujourd'hui, alors lire et écrire ne devraient plus être considérées comme des activités inertes et contingentes, mais nécessaires et mouvantes, vivantes et contagieuses, conditionnant et s'adaptant tout à la fois à cette vie, se poursuivant librement d'une manière. Ou d'une autre.

Si les livres perdurent peu de temps sur les tables des librairies, s’il faut ici et là leur accorder une place et une visibilité qui puisse leur permettre de survivre (et tou·t·e·s les acteur·rice·s de la chaîne du livre avec, travailleurs autonomes, salariés, bénévoles, troubadours qui devons jongler entre indépendance d'esprit et dépendance financière), une occasion nous est peut-être donnée, comme dans tous les domaines, de trouver non pas comment permettre à un modèle capitalistique et industriel à l'obsolescence programmée de survivre, mais comment survivre à sa mort annoncée en permettant au livre et à ses passionné·e·s d'accéder, enfin et largement, à une vie libre et décente et à faire partie prenante de la réalité dans tous ses aspects et de toutes les manières possibles et imaginables. De cesser de mener des existences névrosées ou psychotiques où le terre à terre et l'éther, les actes et les idées, se séparent, se n(u)i(s)ent et s'amenuisent de jour en jour si on ne fait rien pour y remédier. La conscience ne suffit pas. Pas plus que les voeux pieux, effets d'annonces contradictoires et autres déclarations de guerre, ne suffisent à enrayer une épidémie.

Bernard Black, libraire post-confinement

Dont acte. Poursuivre ces réflexions et expérimentations, déconstruire et construire, prendre le temps nécessaire pour s'adonner à la lecture, à l'écriture, à la critique comme à toute autre activité. Que ce soit à la faveur et/ou en dépit de circonstances générales et/ou particulières. Travailler le fonds, comme savent si bien le faire tant d'éditeur·rice·s et de libraires : explorer de fond en comble ce qui existe et peut exister, partager et publier ce qui doit l'être. Trouver une adéquation qui fasse se correspondre la fin et les moyens, que soient nourri·e·s, celles et ceux qui nourrissent le livre. Faire confiance aux lect·eur·rice·s, dont nous faisons partie, et qui ne peuvent (les librairies sont fermées, mais penser à celles et ceux d'entre nous qui le reste du temps n'ont pas les moyens de) se procurer le livre dans l'immédiat, pour se souvenir, le moment venu, des critiques lues, des livres aperçus, des envies de découvertes, d'expériences, de partages, entrevues. Croiser nos pratiques quotidiennes et artistiques, permettre au livre de sortir de sa sphère. S'entrecourager à vivre pleinement cette vie dans la vie, trop isolée parfois, que constitue la littérature. Rentrer dans le livre, le sortir dans la rue. Tendre non pas vers une consommation de produits acquis lors d'achats d'impulsion, mais vers une relation durable, humaine, respectueuse. Aller, non vers une économie du dividende, vers une écologie du livre (comme du reste). Ne se poser ni en gardien·n·e·s ni en marchand·e·s du temple. Lire, écrire, agir, aimer, vivre (le reste suivra).

« Celui qui ne bouge pas ne sent pas ses chaînes » disait Rosa Luxembourg.
C’est peut-être, plus que jamais depuis et avant longtemps, le moment de bouger.

En écho aux pratiques et interventions passionnées et pertinentes de Benoît Attila Virot, de Solveig Touzé, de Lucie Taïeb, de François Bon, de Julien d'Abrigeon, de Charles Pennequin, de Jean-Charles Massera, de Jacques Houssay, Revue la vie manifeste - Journal Hector, d'Anne-Lise Remacle, et de bien d'autres qui se reconnaîtront.

Mise à jour : Une tribune est parue ce jour à l'initiative du Collectif Edition Indépendante en vue notamment de mettre en place une "organisation professionnelle" réellement représentative, ainsi que des "États généraux francophones de l’Édition indépendante". Pour en prendre connaissance, signer et vous joindre à ces réflexions et actions, c'est ici.