Les plaisanteries les plus courtes sont les
meilleures, me répétait souvent ma grand-mère. Ce que je
m'empressais de répéter à mon tour, histoire d'en rajouter un peu.
Aujourd'hui, quand je fais le tour de mon blog et passe en revue ses
mues, j'avoue que mes chroniques rétrospectives – écrites au
lance-pierre, au lance-grenade et, de façon générale, à
l'occasion – me gênent un peu aux entournures, tout à la fois
trop uniformes et trop cavalières. Dans le même ordre d'idée, j'avais imaginé écrire celle-ci en un tour de main, voire à la
cosaque ou à l'emporte-pièce. Mais les idées ayant, pour peu
qu'elles soient plusieurs, comme les livres une sainte horreur de
l'ordre, je laisse finalement à Frédéric Beigbeder le soin de
l'intitulé.
J'avais prévu et annoncé pour cette rentrée
littéraire des articles plus fréquents et plus courts qu'à
l'ordinaire. Mais, si j'ai pu tenir un rythme de lecture plus
soutenus, je n'ai pu me résigner à évoquer de façon lapidaire des
livres que je considère en bonne part, chacun à sa manière, comme
des monuments. Et ce, aux dépens d'autres ouvrages auxquels je
souhaitais, dans une moindre mesure, faire écho. Pas pour le blog
pour des raisons de cohérence, de ligne, de format, de temps,
d'espace. Mais pas de côté pour autant. Des Pas de côté donc, que
vous pouvez d'ores et déjà retrouver sous la forme d'un album photo
commenté sur les réseaux.
Pour ces mêmes raisons, il m'est difficile de
laisser - ne serait-ce que pour un temps – ces monuments explorés,
sans un dernier coup d'éclat, de semonce, d'état et de fait, dans
la forme comme dans le fond. C'est pourquoi j'ai souhaité, à tort
ou à raison, donner à cette rétrospective les allures d'un roman
feuilleton-d'aventure-théâtral-en-un-acte, exercice contre nature
destiné à mettre en scène sous un angle différent les chroniques
publiées et à rendre une nouvelle fois hommage aux livres, auteurs
et éditeurs évoqués. En deux mots de procéder à un
Dernier inventaire...
Bien entendu il y avait eu des signes, une ligne,
une voie. Il y avait eu bien entendu Le Mot et le Reste, bien lu recycle des Contrées, bien sentie la série américaine, Saroyan,
London et leur morale à géométrie variable. Les Gaspilleurs et Le passager clandestin. La nécessité de lire et d'écrire à tout va,
de jouer son va-tout et de Mentir à perdre haleine. Un mentir vrai,
cela va de soi. Il y avait eu le scintillement argentin, l'éclipse
Saer et son efficiente Glose il y a bien longtemps déjà. Et puis, plus près de
nous, Les chemins de retours de Cervera. Autant de sentiers lumineux
et détournés, autant de Contre-Allées, de lieux imaginés qui tous m'ont amené, à la
veille de la rentrée et de la sortie de Merci, à demander à
l'éditeur
Quoi faire
Question-réponse que Katchadjian, mieux qu'aucun
autre, avait enchâssé tel un Grand Os, artefact rayonnant, à
l'ombilic du monde. Et avec elle cette joie fulgurante et
dévastatrice qui vous saisit à l'idée que l'on puisse – Encore ?
Déjà ? - écrire comme cela. A l'idée que la littérature ça
peut-être ça. A l'idée que le rêve – que ce que l'on voulait
écrire sans bien savoir quoi, c'est-à-dire lire – se réalise là,
devant soi. Et ce malgré le beurre froid dans les poches, la corde
raide, la concupiscence et la censure, la peur de se tromper et ses
conséquences, la paralysie, la chute et la décrépitude, la peine
et la nausée, la nervosité et la guerre. Malgré le sentiment que
« les choses se compliquent », se « tendent » et « dégénèrent » pour les oniriques et incessants migrants de ce livre
entêtant. Malgré la peine de prison encore encourue par Katchadjian
pour s'être réfugié au cœur du labyrinthe borgésien au lendemain
de l'acquittement d'Erri de Luca. Il faut dire aussi que Quoi faire
est aussi un formidable livre politique et libertaire.
A peine cette question posée, brusquement la
rentrée littéraire. La prescription uniforme, presque la
conscription. Il n'y a plus d'apprêt, on le sait, à
Saint-Germain-des-Prés. Juste un avant. Liquidation à la Hune. A la
Deux, magots. Entre les soldes du lointain Printemps et celles du
Nouvel An. Prix au rabais malgré les exceptions. Qui confirment la
règle. De Troie, évidemment. Et les chevaux légers de même,
outsiders aux côtés de ceux de trait coiffés au poteau, cheveux
défaits en berne et mise en plis mis en bière. Quand, au détour de
mondes et de Vies Parallèles, soudain ce cri :
Merci
Katchadjian, encore lui. Le même point de mire,
la même liberté pour visée, la tyrannie de l'absurde toujours en
ligne de front. Entraîné par les événements il ne s'agit plus de
savoir Quoi faire, mais comment. S'impose alors, à la guerre comme en
littérature, la nécessité des hommes et des femmes, des armes et
de l'argent. Des hommes et des femmes, il y en a encore : Marie Cosnay,
Stéphane Vanderhaeghe, Philippe Annocque et Pierre Cendors, mais
aussi Rich, pour ne citer qu'eux. Des armes il en va de même, à
commencer par le langage et par les livres. Dans Cordelia la guerre
et dans Archives du vent il y a un Berreta, dans Merci et dans
Charøgnards quelques fusils, dans Pas Liev au moins une brique.
Quant à l'argent, justement, il manque. Tout le temps. N'en déplaise
au président de la Société des auteurs qui déclarait il y a peu
qu'il n'y en a pas besoin pour écrire un livre. Tout en
reconnaissant que c'est « beaucoup plus compliqué sans ».
Mais de quoi parlons-nous ici ? Depuis quand
peut-on sur le même pied parler du dedans des livres et des dehors
de l'édition ? Certains déjà ne suivent plus, perdus dans ce
fourre-tout foutraque et indécis et demandent Merci. Ils ont raison.
Car, en plus de faire partie de ces livres rares qui ici et là ne
nous accordent la grâce de les comprendre qu'à condition que l'on
ait éprouvé dans son corps l'expérience de lecture à laquelle ils
nous convient, Merci convoque dans le détail, ce qui est sombrement
génial, cette révolution perpétuelle, commune à toutes les
sociétés humaines, en tout temps et en tous lieux, qui mène de la
révolte à l'endoctrinement, de l'espoir aux exactions, de la
libération à l'oppression. La dialectique létale de l'injustice
subie et infligée qui ainsi se perpétue de cachot en château et
dont l'ombre perdure tant que demeure le moindre mur.
Murs de la honte, murs des Lamentations, mur-mur
dos à dos, le froid et la goutte au front, camps de concentration
mis à contribution. Gérer le flux à tout prix, mais pas trop. Pour
combien de temps, combien de migrants, demander un devis. Murmure qui
monte, rumeur qui gronde. Elle marche vite Cordelia, rattrape
l'actualité et lance des
Paris sur l'avenir
Guerre, bombardements, rayonnement d'ondes
électromagnétiques, empoisonnements, attentats, pandémies,
épidémies, radioactivité : « Ces choses-là arrivent,
dit Mitchell. Pour de vrai ». Pour y pallier, Zukor joue et
rejoue des scénarios toujours plus gros, toujours plus improbables.
Le problème c'est que, si Mitchell réfléchit beaucoup, il évite
généralement de penser. Alors quand la catastrophe advient, il
n'est plus temps, ni de l'ajourner ni de l'infléchir, tant et loin
s'en faut. Venu des Etats-Unis, cet autre pays du langage, Paris sur
l'avenir se présente comme un petit théâtre des catastrophes avec
de vrais humains dedans. Un roman sombre et truculent, drôle et
gentiment - mais sûrement - barré, à l'image de notre héros qui
fait également écho à l'actualité, entre capitalisme carnassier
et reflux des migrants, et vous invite aussi réellement à vous
réfugier au Sous-Sol et à remettre en question votre mode de vie
avant qu'il ne soit trop tard, avant que ne débarquent ceux qui,
envahisseurs ou réfugiés, passent aux yeux de certains pour des
Charøgnards
Les mots sont comme les corbeaux :
insaisissables, invasifs, erratiques et volatiles. Face à cette
« allégorie » fatale et futile, le travail de
l'écrivain, vital et utile. « Ne cédons pas à la facilité
du langage ». Allions sens et son, forme et fond. Rallions
l'effet. Raillons les faits. Entre poème prosaïque, révolte
poétique et transe hypnagogique, Stéphane Vanderhaeghe use avec ses
Charøgnards de toutes les ruses et démontre la capacité d'un style
et d'une expression inventifs et soutenus, prophétiques et réels,
contagieux plus que prophylactique, à élargir la perception,
« promesse d'un avenir qui » avec ce roman à l'envergure
atypique qui, entre envolées lyriques et piqués typographiques,
ouvre au regard du lecteur et de l'édition de larges horizons aux
confins desquels s'inscrivent les
Archives du vent
Labyrinthique, onirique et méditative, chamanique
et médiumnique, évanescente et granitique : telle est l'œuvre
de Pierre Cendors qui se dévoile avec ce livre unique, jeu de
solitaire mouvant et émouvant, étrange et fascinant, de casse-tête
et de patience. Un roman-monde, plein, possible et mémoriel qui
constitue également une formidable mise en abyme du travail de
création et rappelle évidemment Le cycle des Contrées de Jacques
Abeille. « Tant que tu peux revenir, tu n'as pas vraiment fait
le voyage » déclare Roger Munier en épigraphe des Archives.
Et c'est peu dire qu'il faut lutter, non seulement pour revenir à ce
que l'on a fui - « La réalité, la vie, le monde- la feinte
trinité » - mais aussi pour quitter cet univers interlope,
inépuisable et magnétique, littéraire et cinématographique où
règne l'intertextualité à l'image de
Cordelia la guerre
Formidable relecture de Shakespeare auquel nous
avons Lou et moi voulu rendre hommage par des dialogues impromptus.
Exercice dans l'exercice, et pas de tout repos, mais ô combien
jubilatoire, révélateur et salutaire. « Je construirai un
diptyque, ici nous sommes emportés par les eaux, là mon présent à
bouffer à des arbouses ou comment ça s'appelle. » Bombardements en
Orient. Réfugiés. Frontières. Chômage. Immolations. Femmes,
enfants, esclaves, noyades, prisonniers. /« Les canons sciés
dépassent du bosquet. Ça fait une forêt deuxième, un étage
hérissé au-dessus des feuillages moussus. Petit peuple hérissé. »
Scène déjà vue, scène figée, scène à la dérive, charriant le
flot d'immondices passées vers un pire aval. Coup de pied dans la
fourmilière, table rase. Le livre érinye exécute. /Ivre livre qui
renforce la détermination dans nos choix de vie, des cris à
l'écrit, de l'effraie à l'or frais. Ivre livre, rempart contre les
rampants et leur pensée inique. Interfère dans le martèlement,
ouvre l'évidence, la forge et force l'or à se changer en, mais
Pas Liev
Pas Liev, évidemment. Sa logique propre sous les
dehors très terre à terre de ses souliers souillés. Sa mauvaise
foi assumée. Sa bonne mauvaise foi, sartrienne, existentielle,
existentialiste même, dans le fond comme dans la forme. Une mauvaise
foi qui déforme, renvoie à La Nausée. Et à L'Etranger de Camus,
confus, qui voit rouge, qui dit sang. Sans coup férir, par à-coups,
Liev nous délivre sa vision du monde, sa façon de penser, de
percevoir ce qui l'entoure. Insaisissable. Déplacé, dérangeant et
cependant indépassable, Liev est lui-même comme personne. Et
personne comme tout le monde. Avec lui en tous les cas Philippe
Annocque nous offre un livre délirant, délivrant, cathartique où
l'on - c'est-à-dire Liev - pense comme l'on pisse, sans toujours
s'en rendre compte. Un livre où, quand il faudrait se rendre à
l'évidence et rendre des compte, l'on est tenté de conclure par
trois petits points dans la figure. Et une œuvre que l'on retrouvera
avec Liquide
... avant liquidation
Et la liquidation n'est pas loin à Saint-Germain.
Quand en avoir ou pas et passer à l'action se résume à être côté
en bourse. Quand la concentration devient une affaire de camp et
l'édition de clan. Quand on préfère miser sur la quantité plutôt
que sur la qualité. Inonder le marché et haranguer le passant.
Compter sur ses lauriers pour rallonger la sauce. Sur le frontispice
plutôt que sur les fondations. Sur le manque de palais que l'on
entretient ainsi. Quand il faudrait éditer moins, mais mieux, se
consacrer à chaque livre avec autant de ferveur, avec autant de
passion. Et brûler ses vaisseaux. Et risquer la maison. Quand
d'autres avec passion, dans le même temps s'y risquent et
réussissent, l'on sent, l'on sait, que la révolution, du moins
l'évolution, est en marche. Même les jurés, après un instant de
panique, une sensation de flottement, ont suivi le mouvement. Tant et
si bien que si le prix Décembre sent le sapin, les autres s'en
tirent plutôt bien. Le Médicis avec Günday et Galaade, Le Wepler
avec Senges et Verticales ou encore le Goncourt, peinard, avec Actes
Sud et Enard.
La rentrée littéraire ne fait pas vendre
davantage. Mais autrement. C'est pourquoi elle doit être un champ de
bataille et d'expérimentation. Un athanor où le plomb se change en
or. Si ce n'est pas le cas, aucune leçon à tirer sinon
l'abstention, suivant le bon conseil de Mirbeau et Micberth. Il n'y a
pas de désaffection des lecteurs, pas de cadavre de la littérature,
simplement deux tentations. D'un côté le désir magnanime de
vouloir ménager les vivants, quitte à leur épargner la vue du
sens. De l'autre, la volonté assassine de vouloir laisser de beaux
restes. Le choléra ou la peste. Pour avoir ici même cédé aux
deux, je m'en lave aujourd'hui les mains et les yeux, ne lis et ne
chronique désormais plus que ce que j'aime passionnément. Et vous
invite à faire de même. Dans une société où l'on confond souvent
le symptôme et la maladie, la littérature, elle, se porte très
bien, merci. J'ai eu le plaisir de la rencontrer à plusieurs
reprises pendant cette rentrée littéraire et je tiens aujourd'hui à
remercier ceux qui la servent si bien.
« Ils ont toujours été là, discrets, en
marge de nos habitudes civilisées. Anodins, invisibles. Sauf
qu'aujourd'hui les choses sont en train de changer. » Cette
phrase de Charøgnards pourrait sans conteste constituer
l'introduction d'un manifeste et ce que je dis de ce beau livre un
hommage à ces éditeurs indépendants qui constituent la relève
face aux dits grands ou gros. Une relève qui, sous les dehors
barbares de ses noms de guerre – ici, Le Grand Os, Le Tripode, Quidam, L'Ogre ou encore L'Œil d'Or – et de ses noms de
lieux – là, Zones Sensibles ou La Contre Allée –
représentent autant de Vies parallèles. Autant d'auteurs,
d'ouvrages et d'éditeurs qui participent à l'exsurgence d'une forme
nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère,
nous assistons en France.
Une forme qui interroge le fond, marquée
par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de
combinaisons, dans laquelle le premier « je » se dissout
lentement, imperceptiblement, pour céder la place à cet « autre »
dont parle le Rimbaud voyant, et l'interpeller à la seconde
personne. Une forme qui me parle et que j'explore dans mes propres
travaux y compris, d'une certaine façon, par l'entremise de ce blog.
Mais nous en reparlerons. En attendant, action !
Rentrée littéraire : dernier inventaire
avant liquidation
Avec, par ordre d'apparition :
Quoi faire (special guest de la rentrée), Pablo Katchadjian, Éditions Le Grand Os
Merci, Pablo Katchadjian, Guillaume Contré, Vies Parallèles
Merci, Pablo Katchadjian, Guillaume Contré, Vies Parallèles
Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich, Editions du sous-sol
Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur
Archives du vent, Pierre Cendors, Le Tripode
Cordelia la guerre, Marie Cosnay, Editions de l'Ogre
Pas Liev, Philippe Annocque, Quidam éditeur
Mais également :
Monsieur Toussaint Louverture,
Le Mot et le Reste, Zones Sensibles, La Contre Allée, L'Œil d'Or, 2024, Le passager clandestin que vous pouvez également retrouver sur ce blog,
et bien d'autres encore qui ne manqueront pas avec le temps d'y faire leur apparition.
et bien d'autres encore qui ne manqueront pas avec le temps d'y faire leur apparition.
Remerciements :
A tous ces excellents livres, auteurs, traducteurs et éditeurs qui donnent un sens à la lecture, à l'écriture, à l'édition, à la rentrée même et, allons bon, à la vie. A tous, Merci et longue vie !