vendredi 25 juin 2021

Koma Kapital, A.C. Hello

Après sa Naissance de la gueule et sa participation à Chambre froide, Al Dante poursuit la publication des recueils d’A.C Hello au sein des Presses du réel, avec la sortie de son Koma Kapital le 12 mars 2021. Un volume vivant qui fait corps et crie contre l’ennemi commun et la banalité du mal — politique économique salarial social patriarcal, c’est tout un. Une boîte à outils chargée de pinces et tenailles, de clous et de vis, d’où dépassent un pied de biche et quelques morceaux de corps entassés au gré de carnages soignés. Un pavé bien serré, bien qu’illustré à chaque chapitre, et même un peu plus — corps dans le corps du texte, résultat d'un très beau travail éditorial. Un petit livre noir mat en 12x17 qui met en échec le formatage 10/18, les mises en forme et garde et les pages du même nom, attaque et titre en capitales sur une gravure de femme parasitée par des mouche(ron)s qui nous guident jusqu’à la table.

Six textes, six salves, six-coups : juste ce qu’il faut ressentir la déflagration, la pression de la peau sur les os, la secousse des heurts, leurs sursauts, à-coups. Plonger sous la surface, faire sauter l’artifice, creuser la roche métamorphique, pour approcher la nature puissante et mouvante de ce Koma Kapital dont on ne se remet pas. 


« le vent me violait sous le ciel bleu, je dégueulais de la viande, ça s’était sûrement produit dans cette rue pleine de boue où l’on m’avait jetée, cette rue que flanquaient des gros garçons livides dont je ne me souviens plus le nom, des gros garçons qui rêvaient de victoire et d’écrasement »

Dissolution mémoire identité structure. Une catastrophe s’est produite, qui a dissous le temps et l’espace, les corps morts ou vifs qui flottent à leur surface. Quelque chose fait que l’on se retrouve dans un mouroir, qui évoque Le Miroir des Limbes : Lazare. Râles, maux, et ces mouches qui transmettent la maladie du sommeil. Maux = mots, ou l’inverse. Quelque chose encore d’Artaud à l’asile, le corps pris à la lettre. Koma à la Kahlo, calée dans un corset, et le poids des mots comme un, comme une boule ronde ou un os — en travers. Si peu de points auxquels se raccrocher, poser une question, répondre par l’ignorance, l’impuissance, la fuite. Sentir seulement, mais tellement. Se dire jusqu’à se taire, se terrer, se laisser écraser par le poids de l’indicible.

Découvrir malgré soi l’origine. De la mort en même temps que celle de la (re)naissance, non de la gueule, mais de la tête. Des yeux de la voix et de leur grande histoire. Celle d’une stupeur ou d’une terreur telle. Qu’elle paralyse les sens et (« je ne sais pas où j’étais, je n’ai jamais bien su, je n’ai jamais été là, ça ne m’intéressait pas. ») passe pour un consentement. Quand c’est tout le contraire qui se ressent, avec la terrible souffrance que cela induit, colère que tout cela engendre. Qui se décuple avec les millions de foutus, et l’infinie poésie qui en résulte, exulte, sonore et obsessive, quand la phénoménologie rejoint la folie pour tenter d’atteindre un tant soit peu, mais déjà tant, l’expression de ce trop-plein d’être au monde — ce que c’est/ce serait d’ex-ister vraiment. 


« Un jour j’avais posé mon visage à côté de moi, afin que tout ce qui était au-dedans soit projeté à la surface et que chaque chose étouffée par la totalisation se disperse. » 

La persistance du choc, qui se manifeste déjà, sans stratégie apparente : juste reflux des choses et autres, qui errent sans but, surgeons repoussés dans la marge. C’est alors qu’ON arrive, se présente – dont on ne retient pas le nom. (« Il fallait que je me rendre à l’évidence : ce connard troublait ma lente torsion des choses. ») Un monsieur-je-sais-tout(-ou-rien), de ceux qui prétendent sans entendre (« — Mais ta gueule putain, ta gueule. »), suivi de tous ses acolytes experts en aqua et mansplaning (« un homme rempli d’eau avec un insecte dans la tête »). Les choses, suivant leur cours, ne tardent pas à perdre pied et racines pour faire feu de tout bois et jazzer sur les cordes de la contrebasse. Là encore, point de repère : suivre les analogies, nager sur les pas perdus de Nadja. Psychogéographie de contes défaits, ivresse de la dérive, où s’use comme d’une bouée, d’un amer, le nom de chacun de ces types qui sont toujours et jamais le même, vulgaire et vain.

« QU’EST-CE QUE TU VOULEZ QUE JE FASSE DE TOI ? T’AVEZ BESOIN DE REPASSER UN DIPLÔME ? TU N’AVEZ PAS ASSEZ FAIT D’ÉTUDES ? »

Obstruction. Ode aux Grand Travaux Inutiles, devenus Projets Inutiles et Imposés, sans objet ni but. Qui voient l’affrontement entre le Oui et le Non (ou plutôt une mise à mort de l’autre par l’un), où tous les moyens sont bons pour. Anéantir le Non : le Oui s’entend à cela, qui use de tous les pouvoirs de police et de justice (dont il dispose, car) mis à sa disposition et l’exp(l)ose dans le détail. Malgré ce quelque chose de désespérément beau qui rappelle Sablonchka (« De ses doigts, il ouvre le ciel et utilise le fond des étoiles, humide et noir, pour repousser les limites de son territoire incendié ») avant un retour aux (ir)réalités de la ménagerie managériale. Où l’on voit la narratrice, spamée par des actualités idiotes, faire faux-bond au dénommé Rudi qui la rudoie, clown robotique sinistre et cynique, criant de (contre)vérité dans cet univers kafkaïen.  

CEO de l’entreprise Galaxy First, ledit Rudi, éructe et vocifère pour se faire la voi-x/-e sans issue (TINA) du grand Kapital. Conjugue le singulier au pluriel et crie en capitales, d’une façon si absurde et si réaliste (« TU VENEZ ME VOIR OU TU ALLEZ VOIR LA DRH. ») que le tragique devient hilarant, pour vanter les bienfaits de la destruction et de l’esclavage mondialisé et prôner la surveillance, l’exploitation et la manipulation, la délation et le harcèlement des employé·e·s à qui il mène la vie rude, parmi lesquel·le·s la narratrice qui lui fait obstruction — odieux, aux acolytes acronymes comme au CEO, le Kapital est une patrie peu reconnaissante (« DE TOUTE FAÇON, LE CAPITALISME TROUVERA UN MOYEN DE SUPPRIMER LES SALARIES…TIENS, TOI PAR EXEMPLE ! UN JOUR, TU SEREZ PEUT-ÊTRE UN HOLOGRAMME ! »). 


« Je rentre chez moi, convaincue que je ne m’en tirerai jamais. À cause d’un travail qui ne me permet pas de vivre. »

Extinction. Le programme continue : des films qui existent ou pas, toujours ponctués de flash-infos. Le sommeil gagne sans que l’on puisse s’y perdre ni s’y retrouver. (« L’angoisse du lendemain m’envahit toute entière. ») Entre Chômage Monstre, Bartleby et Fight Club, Quoi faire, entre le cauchemar et sa réalité. L’enfer du devoir, du travail — ni fait ni à faire. La mécanique mortifère, la sidération que sa cruauté produit (« Son œil froid me découpe au couteau. »), quelque chose du Chonométreur (« Je travaille, paralysée, jusqu’à vingt-trois heures. Ma peau est collée à mon bureau. ») qui nous pousse Jusqu’à la bête (« Contaminée par les images lumineuses. Le monde est absent. Je me synchronise à l’anéantissement collectif. »). Se retourner et s’écraser sous le poids des murs, des draps, des sollicitations, des injonctions à la reproductivité en attendant de succomber une bonne fois pour toues à l'assaut des moucherons — perdre sa vie à la gagner.

« — TU T’EN SORTES ? »

Immobilités. Où se suit, sans se ressembler, l’une après l’autre, une

Poésie radicale sans avenir

sans imagination,

             fracturée,

             possédée,

             fantôme

qui est le contraire contrit de ce qu’elle dit,       
mais qu’il faudra aller chercher dans le corps du texte car, après et malgré tout, ce corps existe.    

« Corps existe. Puis efface tout. Puis existe. Puis efface tout. Ainsi de suite, jusqu’au déclin du jour. »

Pilote fantôme [épilogue]. Conduite auto-/fantô-matique d’un être là, réduit à ses fonctions (Be a Body/I lean on walls until I stand), en perte d’essence et de vitesse. Où le renoncement rejoint la réification. Alors quoi, sinon sortir du cercle, des sales draps dans lesquels tout s’emmêle, sue sang et eau, la détraque et la détresse, le vide et les insomnies, l’engourdissement et l’angoisse. Se mettre en mouvement, rejoindre Les Échappées, se faire L'Arrachée belle. Fuir pour ne plus revenir de tout, repartir à l’instant zéro pour s’expandre à nouveau — « Nous tous, séparés les uns des autres, comme un ensemble dans ta tête particulière, avons grand besoin de lumière. » Nous tous, comme une litanie, une prière, la toux d’un tout qui s’exclut de lui-même — « Nous tous. Acharnement. Vague espoir. Exil. Nausée. » Nous tous, pas des millions, mais des milliards d'humains. — « nous tous allons retourner ta langue et jaillir par ton front. » 

 

Koma Kapital se lit comme le voyage initiatique de personnages singuliers. Dans le ventre de lieux communs d’une étrange familiarité. Au creux d’un programme écrit pour et malgré elles et eux. Recueil et roman poétique beau et puissant composé de textes en chute libre à la manière de nouvelles. Un fil rouge tendu entre elles comme un filet de sang ou de salive — sol, hôpital, boule, marche, surlignages, mouches, mortes, CEO. Et avec ça « l’impuissance à dire », qui se dit pourtant, partout, et cependant jamais assez au regard de l’ampleur de l’horreur bien réelle, poussée dans ses retranchements dans un(e)geste hyperbolique et dadaïste, car entrevue avec acuité à travers « les tressaillements de son intelligence aiguë ». Intelligence du corps, de la conscience et de la perception, de la langue et du son.

Une intelligence qui parcourt tout le livre, sue, mais tue, gardée en soi et pour soi par les personnages, pour survivre à travers ce champs de mines défaites qui compose l’humanité occidentale post-moderne. Le regard affûté, la tête et la bouche et les mains pleines d’images d’une dinguerie surréaliste, de glissements virtuoses (« Dans le ciel, un viol de mésanges »), de dialogues ultrash (« — Putain, cuve à foutre, t'as l'air aussi paumée qu'une fille de pute, le jour de la fête des pères ! »), pour décrire décrier et crier la douleur du rapport dans cette relation systématiquement asymétriques. Au monde, à soi et aux autres, au corps et à la sensation, à la totalisation et à l’anéantissement. Aux névroses, psychoses, zoonoses, et autres oses alcoolisées pour dévoiler l’homme de l’ombre de l’homme (qui a vu l’homme) derrière le rideau.

Anormale et atonale, la poésie d’A.C. Hello est une arme de déconstruction massive à répétition. Une fiction panier pleine, chtonique et (anté)diluvienne qui, près avoir creusé la terre en tunnel, passe au-dessus de la tête pour venir cueillir des pommes d’Adam, les mettre à jour et à vif, opérer à cœur ouvert et hurler à pleine gorge contre la brutale et tendue banalité du mâle qui retombe, molle, après chaque semblant d’érection. Les sis six textes s'y entendent pour former un enfer déferlant sur cent douze pages d’une poésie dense, danse poétique débordant d’écume et d’écueils contre la gangue de la cadence. Chaque mot est une phrase et chaque phrase un monde que j’ai ici ouvert à d’autres en faisant jouer l’intertextualité quand ils se prêtent bien davantage à une exploration hyperceptive.  

« il ne s’agit que de, il ne s’est toujours agi que d’une, cette seconde, il ne s’agit que de cette seconde, il ne s’est toujours agi que de cette seconde »

Koma Kapital c’est un choc en retour organique et viscéral, un doigt et un baroud d’honneur, un backlash façon kalash qui krépite face à la face flasque du kkkapital. À la manière des Éléments de sabotage passif du regretté Cédric Demangeot, fondateur des éditions Fissile chez qui A.C. Hello est apparue avec son Paradis remis à neuf, Koma Kapital fait du poison un remède et du remède un poison, combat le feu par un feu plus grand, et appelle à la désertion du travail de désertification en même temps qu’à son apparition. Dans ce festin nu, c’est le métier de vivre, le travail de la viande, qui importe. Avec le temps, la charge s’accroît : tout s’y tient, se contient ou se déploie, rien ne s’émonde. Au sein du Kapital, État global où la peine est perpétuelle et le chagrin maximal, le Koma n’est pas une posture, une figure de style, mais le geste salutaire d’une magie opératoire.

Bonus Track (Kaos A.D.) : A.C. Hello, qui refuse/résiste au livre la primauté et l'exclusivité des situations qu'elle construit et déconstruit, a déjà joué/enregistré/publié/performé/déformé un certain nombre de ces textes, que ce soit en revues (dont Frappa, qu'elle a créée), fanzines, disques (notamment avec MelmAC.Hello), vidéos, improvisations, et autres lives dont on peut retrouver la liste à la fin de l'ouvrage et des morceaux un peu partout sur et en dehors de la toile. Une démarche, des supports et matériaux, qui se prêtent et ouvrent, de la même manière, à d'infinies et inépuisables découvertes et relectures. Et une œuvre qui se poursuit et se croise de telle façon que l'on ne peut augurer du temps et de l'espace au gré duquel ce travail d'alchimie se fera, ni des effets qu'elle aura intro- ou rétro-spectivement sur soi, si ce n'est qu'elle se fait pour moi assez clairement avec la sortie de ce Koma Kapital.

lundi 8 mars 2021

Sang et stupre au lycée, Kathy Acker

Tragique et bordélique, drôle et terrifiant, aussi joyeusement dépressif dans le fond que jouissif et stimulant dans la forme, Sang et stupre au lycée de Kathy Acker, traduit de l’anglais par Claro et sorti aux éditions Laurence Viallet le 21 janvier 2021, est un puissant magma d’antimatière d’où émerge d’un constat accabl-ant/-é, par l'abus de substances, matières, manières, techniques textuelles, graphiques et sexuelles, en tous genres – Big Bang Tohu-Bohu! – un univers dérangé et dérangeant,  libre et singulier,  où vouloir, pouvoir, avoir et voir se rejoignent pour constituer une source inépuisable d'expériences et de réflexions, de références et d'expérimentations, de colère et d’empowerment. 

Un roman d'apprentissage expérimental, féministe, queer, poétique, politique et social, plus actuel et plus nécessaire que jamais, ici et maintenant, trente-cinq ans après sa première parution aux États-Unis, qui interroge à travers la question des désirs et de leur satisfaction la relation aux autres, à la société, à l'éducation, entre conditionnement et répression, liberté et transgression, soumission et culpabilité, et leur porosité. Un questionnement vital, animé par une écriture radicale qui s'entend à explorer l'identité, à pénétrer la société, à corriger la vue, à rétablir le toucher, à modifier le goût et dont on sent la lecture nous transformer.   


«
N’ayant jamais su ce qu’était une mère, la sienne était morte lorsqu’elle avait un an, Janey dépendait de son père en toutes choses et le considérait comme un petit ami, un frère, une sœur, des revenus, une distraction, et un père.»

Janey Smith a dix ans, et déjà une trop longue vie d’inceste avec son père Johnny (, mais pas que — «je couche avec tous ces queutards des beaux-arts») à Mérida au Mexique, lorsque celui-ci décide de l’envoyer séjourner à New York afin de pouvoir convoler en non moins injustes noces avec Sally, une starlette qui a le double de l’âge de sa fille. Janey, furieuse et terrifiée, décide en réaction de le laisser à la porte, entamant par ce biais un dialogue théâtral étonnamment ouvert, émaillé d’apartés, de sexes nus (masculins et féminins) croqués et légendés, d’un poème. L’enfant, qui expose ses sentiment et tente d'y confronter l'homme, se pose clairement des problèmes qui ne devraient pas être de son âge ni de personne d’ailleurs («je suis de la carne sèche, pourrie, putride. Ma fente toute rouge beurk»), les expose alternativement à ceux qui demeurent malgré tout son meilleur ami («sa bite était trop grosse») et son père.

«Janey : Nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une nouvelle ère au cours de laquelle, pour toutes sortes de raisons, les gens devront se coltiner toutes sortes de problèmes compliqués, qui ne nous laisseront plus jamais le luxe de nous exprimer à travers l’art.
Est-ce que Johnny est fou amoureux de Sally
?»

Dans les dédales de ces interrogations qui dépassent et désespèrent Janey («Où pouvait-elle aller? Où trouver la paix (quelqu’un qui l’aimait)?»), nous découvrons comme en rêve Mérida, ses alentours, ses vestiges, la description et le plan détaillé d’édifices mayas («Un peuple propre qui ne plaisantait pas avec l’existence, qui savait qu’on ne vit qu’une fois, qui a disparu.») Traversé par les méandres amoureux empruntés par la petite fille, qui s’épanche à la première personne pour revenir crûment à la troisième quand il s’agit de sexe («Il la prit par le cul parce que l’infection lui faisait trop mal à la chatte pour qu’il la baise par devant, mais elle ne lui dit pas que là aussi ça faisait mal, parce qu’elle voulait baiser, l’aimer malgré la douleur.»). Un flux de conscience («Ces choses me passent simplement par la tête et je les dis.») dont le flot tortueux, vif et incessant, convoque et charrie tarots et rêves, imprécations et incantations, prophéties.

«Pourquoi une personne suit-elle ses caprices au détriment (grande souffrance) d’une personne que soi-disant elle aime?

«Personne», dit un dépliant «ne sait grand-chose sur ces ruines»; et cependant elles galvanisent l’énergie humaine plus que n’importe quoi d’autre.»

Nous ne sommes qu’au tout début du livre et de l’histoire, mais déjà in media res, initié·e·s et introduit·e·s au cœur du et des troubles dont souffre Janey, ce qui n'enlève rien, bien au contraire, au caractère réel et signifiant de ses perceptions. Et pour cause : tout est toujours si compliqué si l’on en croit (si faux et détourné en vérité) Johnny, son seul repère, qui réunit tout en un les défauts et les abus, la lâcheté et l’égoïsme, des hommes et des pères, la culpabilise pour mieux se dédouaner et se soustraire à ses devoirs véritables : «je n’arrive pas à me maintenir physiquement en vie», lui rappelle Janey qu’il inscrit en retour dans une école de New York afin qu’elle y reste. Pour se remettre de sa rupture, la très jeune fille traîne avec une bande, Les Scorpions, («On se saoulait. On se droguait. On baisait.») et s’adapte au merdier du monde : apprend à avorter avant de savoir se protéger («Nous avions déjà remis notre sort entre des mains d’hommes avant ce jour. C’est pour ça que nous étions ici.») et découvre le travail salarié dans l’East Village.


«Vendeuse moche et stupide : Comment ça je fais quoi?
Juive de Vingt Ans Attifée Comme Une Pute : Comment vous vous faites de l’argent en plus
?
Vous êtes une pute
?
Vendeuse moche et stupide : Non, je vais au lycée.
»

Dans son journal intime, l’enfant écrit à ses rêves. Cherche, désire la vision, malgré la lobotomie, l’aliénation («Parce que je travaille, je ne suis rien.»), tombe sur, puis dans, la folie en compagnie de la mort. Se réveille dans le terrier, ou tout comme, avec ce qu’il reste du monstre hideux et de chatte que l’ours assaille [: Ouvrir sur une double page la Carte de mes rêves, voler (avec l’oiseau noir, loin du pays de l’enfance, courir dans les plaines, entre village et coin de campagne) vers les visions (Dieu le père incestueux, le cauchemar, gendarmes et voleur, méduses) jusqu’au conte de fées]. Pendant ce temps, Janey devient une femme, à treize ans, dans les bas quartiers de New York, entre pauvreté extrême et corruption. Toujours obsédée par «la baise» avec des hommes toujours plus âgés et violents, elle est kidnappée dans son taudis afin d’être «formée» et prostituée par un marchand d’esclave persan, élève de Jung devenu lobotomisteune vraie image, un faux») par matérialisme.   

«Mon père m’expliqua, le lendemain du jour où il essaya de me violer, que la sécurité est la chose la plus importante au monde.»

Janey tente de se rassembler pour ne pas trépasser. Sur elle, les choses et les hommes passent et se ressemblent, pédophiles ou proxénètes, qui toutes et tous s’introduisent sous les mêmes prétextes («Toute notre culture provient de la Grèce antique.») Pour s’extraire, Janey se projette, lit et rédige Une fiche de lecture sur La lettre écarlate. Décrit la société vénale et pourrie dans laquelle elle vit ( l’enfer) régie par ces enseignants, flics, érudits, et autres hommes de pouvoir («Ils veulent garder l’enfant pour pouvoir la dresser à sucer leurs bites. C’est ce qu’on appelle l’éducation.»). En passant, Janey apprend le persan par la grammaire, résume sa vie en boucle(s) et, dans le même temps, l’ordre patriarcal («Les routes, c’est notre civilisation, c’est l’ordre que les hommes ont imposé au chaos.»), reprenant à La lettre sa version et sa vision du roman [«  Je ne vais pas vous raconter la fin du livre et vous le gâcher.»] en espérant un monde meilleur via une mise en abyme dont surgirait une dea ex machina.   

«(une femme va venir et créer ce monde pour moi, même si je ne suis plus en vie).»

Renverser l’Ordre établi, mettre le Chaos — le monde est rond, surface. Revenir à l’origine, aux éléments. Dans une Traduction, la narratrice tente de résumer – avec le lyrisme excessivement ostentatoire («Poésie! Poésie!») d’un Properce qu’elle emprunte, transpose et entrecoupe de dessins enfantins exta-/cathar-/tiques – ce qui s’est vraiment passé pendant et depuis son enlèvement. Dit et tait les besoins et les émotions, le désir et les injonctions. L’agonie, la douleur et la peur : c’est de cela qu’il s’agit : faire apparaître ce que le monde – le désir d’amour et les actions des hommes – fait réellement aux corps et aux cœurs («Mon con était autrefois des toilettes pour hommes.»). En trois mots : SANG ET PEUR ET STUPRE. La PEUR. Qui n’apparaît pas dans le titre, mais qui suinte de tous les pores, de toutes les lignes. La PEUR. Qui demeure probablement la seule à ne pas quitter Janey. La PEUR. Qui nous empreint, et l’empathie pour Janey que l’on rechigne désormais à nommer simplement narratrice.


«Je vis dans un monde partiellement humain et je veux que les gens pensent certaines choses à mon sujet.»

Déglinguée entre trop de sexe et pas assez, Janey s’introspecte et invective, analyse avec empirisme sa condition d’esclave, ses besoins et ses désirs, les relations qu’elle entretient avec le monde («Votre conception de ce que vous êtes a toujours, au moins en partie, dépendu de la façon dont les membres de votre entourage se comportaient à votre égard.»), les autres («Je voulais être une fille bien pour mon père.») comme avec elle-même («je tiens certaines caractéristiques de traumatismes enfantins, etc.») avec une lucidité, un aplomb et un humour noir ravageurs («Visiblement, je dois apporter d’importants changements à mon mode de vie. Et je dois le faire en accord avec mes besoins.») face à l’absurdité et aux difficultés toujours plus extrêmes qu’elle rencontre. Et, malgré l’inceste et les abandons successifs, les viols et le mépris, continue de chercher l’amour («Elle reprit son bout de crayon pour la dernière fois et nota : « J’ai besoin d’amour »»).

«Il était une fois une société matérialiste. Un des résultats de ce matérialisme était une « révolution sexuelle ». Puisque la société matérialiste avait réussi à séparer le sexe de tout sentiment, allez les filles, vous pouvez toutes écarter les jambes parce que c’est si facile oh oui de baiser c’est siii facile d’être un robot c’est siii facile de ne rien ressentir. Le sexe en Amérique, c’est du SM. C’est la glorification du SM, de l’esclavage et de la prison.»

Commence Un voyage au bout de la nuit avec Jean Genet qu’elle désarçonne et entraîne dans les manifestations extérieures de sa folie intérieure. Violente et touchante, antipatriarcale et anticapitaliste, pro-sexe et féministe, Janey vit sans illusion aucune dans un monde désenchanté par l’exploitation, où le rêve, la conscience et ses expériences de modification existent pourtant. Se rêve Érica Jong et se condamne à l’aune de ses prisons, geôliers et juges intériorisés, parmi lesquels Président Carter («Je sais que je suis très spéciale et pas facile à vivre. Mais je suis vraiment perdue parce que tu ne me parles pas et que tu ne me baises pas et pourtant tu veux que je sois là.»), M. Turlute, Merguez, Dugland. Un monde où, puisque la femme est systématiquement objectivée et réduite à maman ou putain, l’homme est objectivement et systémiquement père ou mac — Genet y compris, Genet surtout, qui exalte le mal à travers le mâle et la pédophilie, jusque dans son désir d’être putain. 

«l’auteur prête ici sa « culture » au sujet amoureux, en échange le sujet amoureux lui octroie l’innocence de son répertoire d’images, indifférent aux propriétés du savoir. Indifférent aux propriétés du savoir.»

Sang et stupre au lycée est un roman dense et pluriel. Qui se distingue par la profusion de sa transtextualité et le foisonnement de son imagier. Fait parler Mallarmé, convoque Deleuze et Guattari (la «machine désirante» de L'anti-Œdipe), Jung et ses archétypes. Evoque Gertrude Stein, Hélène Bessette et Les machines à désir infernales d’Angela Carter. Rappelle Anaïs Nin, les relations entretenues avec son père puis avec Henri Miller, les récits qui en découlent. L’Aigle noir de Barbara et Chienne de Marie-Pier Lafontaine pour la violence symbolique et réelle de l’inceste qui introduit et perpétue la domination au sein de l’être, de la famille et de la société (écouter l’éclairant podcast Ou peut-être une nuit ). La « monstruosité » des hommes envers les femmes, reportée sur elles (Je transporte des explosifs on les appelle des mots) quand elles osent la dénoncer au lieu de la cacher « comme un Tampax sanglant » (« Les femmes ne sont pas juste des esclaves. Elles sont ce que les hommes veulent qu’elles soient. »).

« Sang et stupre au lycée
C’est tout ce que je connais... »

Transtextuelle, l’approche de Kathy Acker, via celle de Janey, est aussi transdisciplinaire, qui passe par et dépasse la psychologie, la psychanalyse, la sociologie, la philosophie, l’histoire, la·e politique, la littérature. Janey dit et part d’où elle est, de là déploie toute une mythologie faite de Bataille, de rois et d’éléphants, de serpents et d’oiseaux, de sorcières, que rejoignent la Mort et la folie, le désir et la détestation de soi. Sang et stupre au lycée est une épopée horizontale, où le cheminement est intérieur, l’ascension réservée au malheur, qui choit dans un Voyage initiatique tirée du Livre des morts des Anciens Égyptiens, échoue sur un Monde symbolique, résolument naïf et désiré. Un univers fascinant fortement imprégné, consciemment ou non, dans le fond comme dans la forme, par le discordianisme ( du Principia Discordia à la Black Iron Prison « Nous vivons tous en prison. La plupart d’entre nous ignorent qu’ils vivent en prison. » en passant par la trilogie Illuminatus ! ) et la magie du Chaos.  

« Janey: Je vous en prie, dites-moi si le monde est horrible et si ma vie est horrible et s’il ne sert à rien d’essayer de changer les choses, ou s’il existe autre chose. Le désir est-il permis? »

Avec Sang et stupre au lycée, Laurence Viallet continue avec brio le travail d’édition de l’œuvre de Kathy Acker – initié en 2006 chez Désordres avec La Vie enfantine de la Tarentule noire, par la Tarentule noire et Grandes espérances – et poursuivi dès 2010 au sein de sa maison avec Don Quichotte. En cinq parties (Au lycée, Hors du lycée, Un voyage au bout de la nuit, Le voyage, Le monde) qui recouvrent dix chapitres, Kathy Acker trace ici une toponymie psychique et littéraire, mythique et archétypale, hors du commun (et) des sentiers (ra)battus. Sublimé par une édition particulièrement belle et fidèle à l’esprit du texte illustrée par un fac-similé en couleur dépliable, magnifié par la traduction magistrale de Claro, sorti en 1984 aux États-Unis sous le titre Blood and Guts in High School, Sang et stupre au lycée est le huitième ouvrage d’une œuvre importante qui dérange et interroge, comprend une vingtaine de publications produites sur autant d’années de la courte vie et carrière de Kathie Acker.

« Le livre conteste la société capitaliste (…) s’en prend à l’exploitation commerciale de la sexualité (…) On y dénonce l’exploitation sexuelle dans notre société. La discrimination envers les femmes est condamnée. »

En annexe, traduit par Jean-Paul Vienne, l’on découvre un réquisitoire de 1986 de L’office fédéral de contrôle des médias pour la protection de la jeunesse contre le livre pour Outrage aux bonnes mœurs, qui prononce sa mise à l’index en Allemagne. Une exposition et une décision qui, par leur approche naïve et factuelle, passent à côté de ce qui se joue ici : le désir de restituer par l’expérience textuelle et sexuelle la charge existentielle, émotionnelle et intellectuelle qui traversent et constituent le livre et sa narratrice (« Je ne cherche pas à vous parler des aspects tordus et dégueu de ma vie. Les avortements sont le symbole, l’image extérieure des relations sexuelles dans ce monde. »). Ce qui est extraordinaire dans l’« indémodable bêtise » (soulignée par l’éditrice) de ce réquisitoire, c’est qu’il souligne les qualités du livre (ses influences, sa singularité, sa portée) pour mieux lui reprocher des limites et astreintes (l’indépassable prison des « fantasmes traditionnels masculins. ») qui sont et demeurent les siennes propres.


« Certains textes apparaissent sous la forme de strophes. Dans certains poèmes, on découvre des vers violant les règles grammaticales. Parfois les mots apparaissent en caractères gras, d’autres fois en lettres capitales. »

Sang et stupre au lycée est un livre majeur qui se dresse à la face du patriarcat et du capital, des virilistes et autres néocons. Impressionne par la violence, la puissance, la précision, la fulgurance et la technicité de sa charge, par le regard et le rapport qu’elle instaure d’emblée et impose à terme. Une Coming-of-age story dont l’héroïne se tire les cartes pour laisser apparaître les arcanes d’un(e) psyché à la fois singulière et miroir d’une société malade. Une Ulysse dont l’Odyssée s’étale sur quelques années d’une adolescence, autant dire une vie, construite autour du sexe et de la violence réunis. Un festin nu qui se déroule lui aussi à Tanger, zone de tentatives existentielles en expérimentations littéraires, se perd entre satire sociale et addictions. Un anti-safe où la mise en danger n’est pas latente, mais effective et récurrente. À travers le livre, ce sont ses propres limites et méfaits que l’institution, juge et parti, reconnaît et condamne. Qui confond autrice, narratrice et personnages, sans pour autant leur accorder le bénéfice de l’autofiction.

« Je est désormais elle. Elle, Janey. Merde, Janey, merde. Je suis content que quelqu’un me parle du président Carter. Pourquoi est-ce que j’écris ça? Je l’ai lu. Je ferais mieux d’admettre tout. ‘‘Moi?’’ ‘‘Tout?’’ »

Hackeuse littéraire post-beat et pre-punk, féministe et queer, pro-sexe et terroriste, figure stylée de l'underground new-yorkais des eighties, Kathie Acker est, à l'image de son roman et de son héroïne (ou l'inverse), une autrice plurielle qui, à travers les positions et théories franches d'une pensée qui construit et déconstruit sans cesse, prône le dérèglement des sens contre leur absence, l'anarchie contre la déréglementation, traque en Joker les coups de trique et de Jarnac, les micmacs et trictracs de l'establishment, pour nous offrir avec ce titre remarquable un défouloir incantatoire qui ouvre à qui le lit une issue de secours qui se referme sur sa propre mise en abyme. Avec tout ce que cela comporte de possibilités et de folie. 

Une expérience de lecture unique, sensible et poignante, accessible, mais implicante, à la fois poétique et prosaïque, opératoire et mystique. Dont on croit, mais ne peut, sortir indemne. Qui agit à la manière d'une drogue, d'un rituel, d'une transe. Ouvre les portes de la perception, modifie le regard et la pensée, avec la promesse de pouvoir passer de l'autre côté du rideau et du miroir, de la scène à la loge, de la vie à la mort, de l'enfer au paradis des junkies, des dingues et des paumés (« La limite sud se délite en zones encore plus pauvres, des zones trop ravagées pour être autre chose que des zones de guerre; la limite ouest, elle, est l’Avenue des Clodos.») sans espoir de retour.

Nous n’avons pas de haine, comprenez, nous devons juste nous venger. Combattre la morosité de cette société de merde. Images robotisées aliénées. Voici votre cookie, m’dame. Non à tout sauf à la folie.

« IL N’Y A PAS DE MACHINE DESIRANTE QUI PUISSE ETRE POSEE SANS FAIRE SAUTER DES SECTEURS SOCIAUX TOUT ENTIER. »

vendredi 22 janvier 2021

Poser problème, Antoine Mouton

« Alors voilà, c'est un livre qui va sortir dans des lieux où on ne peut pas rentrer et ça s'appelle Poser problème (…) Le livre dure une journée, la journée du solstice d’hiver. C'est une journée faite de poèmes et de photographies, donc de dires et de voirs (…) C'est le poème comme exercice de présence au monde, au temps, à l'autre, à soi. De présence et de disparition c'est-à-dire qu'on s'efface derrière ce qui est dit, et c'est comme avec les photos : on disparaît derrière ce qu'on voit. »

Poser problème, huitième ouvrage d’Antoine Mouton, le second aux éditions La Contre allée après Chômage Monstre, est sorti le 6 novembre 2020 en librairie. C’est-à-dire, comme le rappelle cette belle vidéo de présentation, dans des lieux fermés. Ouverts depuis, et peut-être de nouveau fermés prochainement à l’occasion d’un énième confinement. J’aurais envie de vous dire de vous y précipiter les yeux fermés avant de lire ceci, mais je tiens d’abord à décliner toute responsabilité quant à la possibilité de se heurter à un mur ou à une chute inopinée en enfonçant des portes ouvertes.

 « La seule chance que j’ai de connaître le monde
est de m’intéresser à ce qui m’en sépare. »

 Avec Poser problème, Antoine Mouton propose plus d’une trentaine de poèmes – tous très différents dans la forme et le fond, tous plus beaux et émouvants, intelligents et facétieux, les uns que les autres – qui s’enroulent et se déroulent, se li(s)ent, se livrent et se déli(vr)ent sur plus de deux cents pages dont les numéros sont remplacés par des heures. Un livre d’heur(e)s peu orthodoxe qui nous invite à cueillir les jours présents, passés et à venir, à prendre le bon et le mal qu’ils nous apportent avec la patience et l’impatience nécessaires pour recueillir et faire revivre ces instants tannés.

« mon corps fait trop de choses pour un corps, c'est pour ça que je l'appelle le bâton, les gens croient que je parle de mon sexe mais je ne parle jamais de mon sexe (…) on n'est pas habitué sur ce corps à voir des trucs dépasser, on n'est pas habitué dans cette vie à dépasser les limites du corps »

Tout au long de cette journuit, pour ainsi dire, qui s’étend de 7 h 55 à 5 h 33, le poète explore sa pensée, observe comme elle se forme, file les métaphores pour voir jusqu'où tout cela va et peut aller. Il pénètre dans la chair, dans le corps du poème via le sien propre et celui de l’être aimé (l’habitude et l’exception), ou le visage étranger qui s’étrange (Comment entrer dans le secret d’un visage) pour devenir familier. Une entrée en matière qui s’étale en beauté et de tout son long avec le saisissant, fin et touchant, mon corps est un bâton (interprété ici pour Appelle-Moi Poésie) pour se poursuivre avec une série de questions qui, au midi de la journée et de la vie (12 h 00), passent par le cigare de Jean-Luc Godard.  

« On mange tellement de viande ici. Je ne différencie plus les joues des escalopes panées. Est-ce que c’est possible de vivre à ce point entouré de laideur sans s’en apercevoir ?
Et sans se plaindre ?
Sans essayer de fuir ailleurs ?
Est-ce que les gens peuvent regarder une carte postale de la Méditerranée sans pleurer ? »

Avec de la suite dans les idées (« en guise de petit déjeuner, au lieu des noix »), Antoine Mouton multiplie les lignes de fuite, issues de toutes les expériences et rescapées de toutes les espérances, en nous faisant vivre et revivre toutes les émotions, tous les états de conscience, tous les sentiments – l’amitié et la nostalgie, le rêve et la lucidité, l’abattement et la colère (« une fois par mois j’allais voir Vatfer pour les supplier de m’embaucher ça a jamais marché »), les désillusions et la résignation (« j'ai bien vu que derrière les mains tendues la plupart du temps y a pas de bras »), la peur ou encore l’angoisse – pour s’attacher avec sincérité, sans prétention ni concession, à délier les fils de la trame qui tapisse la réalité quotidienne.

« Il y a peut-être un lieu, entre savoir et oublier,
où agir est possible » (17 h 08)

Pour autant, Poser problème n’est pas un ouvrage antipratique ou prothéorique. On y apprend ainsi comment casser des noix sans instrument (art poétique) ; la recette de la gingeuze orangelée (« tu mets Hegel tu mets une orange bio tu mets Deleuze et du gingembre tu mixes tu bois voilà une bonne gingeuze orangelée. ») ; comment trouver un Travahi (« On retourne le sable, on grimpe aux arbres, on capture de petits crabes pour les manger. On revient sans rien à montrer ou bien on ne revient pas. ») ; comment se sont concrètement formés et déformés, bordés et sabordés, Les poètes marxistes (lecture filmée pour/sur remue.net) — sans parler de l'hilarité radicale que ces figures provoquent à chaque lecture.

« il fallait bien que je les connaisse, quitte à outrepasser mes inhibitions intellectuelles, aussi leur ai-je demandé : pourquoi vous ne voulez pas me montrer vos poèmes bande de branlous ? »

Poser problème n’est pas non plus un recueil d’aphorismes : chaque phrase se suffit en soi, mais se poursuit tout de même à l’envi(e), se déclinant au fil du jour à travers les thèmes du travail (récurrent), de l’amour (présence et absence), de la mort (les jours où je pense à la mort), des malentendus et des non-dits qui caractérisent les évidences (répondre à la poussière), du temps (qui se dévide, évidemment), de l’« insuffisance du visible » et de l’enfance (« l'attention maladive de l'enfance. La peur de rater quelque chose quand la plupart du temps il n’y a rien, ou trop peu »), du métier de vivre, en particulier et en somme, à travers ce journal intime et extime ou l’infraordinaire rejoint l’extraordinaire par le biais d’une poésie qui. Ne pose pas, sinon problème. Ne pointe pas, sinon pour interroger.   

 

« nous sommes dans tout ce qui se perd
car se perdre nous prend tout le temps » (23 h 27)

Ici chaque heure naît et n’est pas comme un poème en soi : chaque poème a son heure, et en a même plusieurs. Ainsi du long poème né sans qui n’en finit pas d’être un poème naissant — de 1 h 01 à 5 h 15 tout de même, sans compter les blancs dans la page et les heures et l’oubli qui prennent corps. Pour dire les choses telles qu’elles sont, Poser problème est un livre qui demande du temps et de l’attention. Pas directement, mais au sens où l’on a envie de lui en accorder, où l’on prend plaisir à prendre du temps pour et avec lui, parce qu’il nous en accorde beaucoup aussi. On y retrouve avec joie un tas de choses, et même plus, que l’on aime dans cette œuvre toujours plus conséquente et stimulante – romanesque et truculente avec par exemple Imitation de la vie, ou poétique et bouleversante avec Les Chevals morts et Chômage monstre – empreinte d’intelligence et de sensibilité, de pudeur et d’espièglerie.

« Il faut un peu se méfier de ce qu’on nous propose.
C’est dommage parce que vivre et se méfier c’est difficile de faire les deux en même temps. » (inventer sa journée, 23 h 48)

Tout cela impose Antoine Mouton comme un poète et photographe, styliste et conteur, avec lequel il faut compter — les heures, mais pas seulement. Et expose à demeure Poser problème comme un livre vivant auquel et sur lequel l’on veut pouvoir revenir ; un jeu de réflexion et de reflets où mots et images se répondent ; où poser problème fait solution ; où ce qui est lu se dilue, infuse et diffuse un amour du nonsense et des jeux de mots contagieux qui interrogent les sens et sons entre Oulipo et phénoménologie. Avec cette voix unique, douce et grave, que l’on retient et qui tient tout le texte ; ce regard qui s’attarde avec une bienveillance (« la vie parmi les autres est une enquête les indices sont rares »), une sincérité et une délicatesse (« Il y a tellement de raisons de ne pas faire l’amour ») peu communes sur le temps, les choses et les gens (« Des gens qui croient au pouvoir recouvrant de la peau »).

« On a jeté au hasard le grand sac
de la mort au-dessus de la foule

qui ne courait pas, mais regardait
s'abattre sur elle la toile brune
— tout le monde a été pris. »
(le sac de la mort, 15 h 41)

Pour achever d’imprimer ce recueil sur la rétine et dans les esprits, les éditions La Contre allée se sont fendues d’un colophon barré très adéquat, que collent au fond quatorze photographies réalisées par l’auteur, impressions de déjà-vu (hauts lieux au crépuscule et aurores boréales) qui prolongent et font écho à la trentaine d’autres (corps dénudés, villes, personnes, objets, animaux, paysages en un fil tendu d’abandons et de liens) qui émaillent l’ouvrage, l’ouvrent comme autant de fenêtres vers d’autres possibles, d’autres journées et d’autres nuits, d’autres angles qui se proposent et se disposent à devenir d’autres façons de Poser problème. Mais il est tard, monsieur, madame, il faut rentrer chez soi — le solstice est passé, les jours se suivent sans se rassembler, et déjà le couvre-feu couve d’un mauvais œil le soleil qui lézarde les murs des façades et darde ses rayons dans le périmètre pour regagner jour après jour les heures fauchées par les mois sombres. Avant que la librairie et les yeux ne se referment, vous avez juste le temps de vous y procurer de quoi Poser problème pour méditer sur tout ça. 

Extraits et photos : © Antoine Mouton et La Contre allée. Crédit texte et photo de photo et de texte : (cc) Eric Darsan.