lundi 22 octobre 2018

Nota Bene – John Wayne est sous mon lit, Marie de Quatrebarbes

(Roman) Court-métrage, récit gigogne, onirique et cinémato-graphique, triptyque crypté d’un trio qui (se) rejoint dans la petite et la grande Istoire aux elliptiques trajectoires, journal intime et extime, John Wayne est sous mon lit, écrit dans le cadre de la résidence de Marie de Quatrebarbes à Tanger l’an passé à l’invitation du cipM, (en) est sorti en mars 2018, tout illustré et relié sous jaquette, dans la collection Le Refuge en Méditerranée des éditions CipM/Spectres Familiers. 


« D’ordinaire, les femmes et la vitesse ne font pas bon ménage au cinéma. L’héroïsme et le sang froid, on les réserve aux hommes. »

Hors(-)champ/cadre, didascalie ou script, Helen vient postuler à un poste de télégraphiste. Clap plan. Rien de travers ni ne cloche, et surtout pas le chapeau. Pas comme, mais là où/la personne qu’il faut. L’affaire conclue, on salue on hoche. Sifflement dans la salle sur le quai — on imagine seulement, on attend, en vrai. Des rires, des corps. L’image de celui, le physique de celle — qui tous travaillent cependant à la même. Vitesse, montre en main, timing. Comme un chromo, sur pellicule, le décor tremble, révèle la gélatine. 

Le temps presse et la vie suit, sur le mode d’existence des objets techniques. Le rêve d’Helen, noté sur cellulose, cherche à s’exposer. Elle persévère, fait le siège des studios Kalem, jusqu’à tourner The Hazard of Helen. On met en boîte, on embobine. Sur l’écran noir, son regard : présent, prémonitoire, prophétique. Qui dessi-lle/-ne un monde fait de gentils, de méchants, de messies ; de cendres et de silences ; d’informations partielles et d’émotions illusoires ; qui fonde(nt) la vie d’Helen et du cinéma, dont se tournent les premières p(l)ages.  

« la pellicule coûte cher, plus chère que les acteurs…Plus tard, l’industrie cinématographique investira dans un support plus sûr, le polyester, corps synthétique et fiable qui ne change pas avec le temps, comme tout ce qui est mort. »

Magazines et admirateurs se bousculent, poussent l’actrice dans des retranchements que l’on perçoit à peine, dont on devine toutefois [hors-cadre/(-)champ] la réalité économique et sociale — devenir des animaux de compagnie et des terrains vagues. A l’âme des studios Kalem, vendue à Vitagraph, le rôle endossé par Helen dans la série initiée par Helen et projetée de 1914 à 1917, survit à travers Rose, qui la remplace. Helen, pas lassée des lassos pour un sou, fonde la Signal Film Corporation avec son époux, mais abandonne les cascades.

Elle prend le/Saute du — train en marche. Siffle trois fois le chien et l’enfant, ou tout comme. L’admirateur Marion Robert est de ceux-là, en quelque sorte. Le train d’Helen lui est passé dessus, qui a forgé, accompagné son imaginaire. Il a frémi, craint, fait de la réclame pour elle pour pouvoir l’approcher, l(‘)a(d)[]mirer via l’écran. Se voir et voir le monde à travers elle et ses aventures, les rejouer avec ses camarades. Bien( )tôt, Big Duke, qui n’est pas encore John Wayne, enchaîne les petits gagne-pain et les matchs à l’université.

« La voix du comédien garantit le hors-champ (…) L’histoire du hors champ, c’est aussi la boue sur ses bottes, a sueur qui perle à son front, la façon dont son corps se déplace dans l’espace, manifestement fourbu. »

C’est encore par une succession de mouvements et de hasards que Duke croise le boss de la Fox qui remarque sa stature (« Come on, boy. Tu seras l’éclaireur »). Big deal pour Big Trail, Marion Robert devenu Big Duke devient John Wayne, se cherche, se perd, s’effraie, s’apprivoise, se rappelle. Le père et les serpents, l’alcool et les étoiles. S’imprègne des sensations, et nous imprègne aussi. De boisson et de poésie barbare comme la nuit. 

Comme à chaque fois que nous sommes en présence du mythe, l’histoire se répète à grands coups de haches : l’on commence par croiser les grands anciens (lointains descendants et cousins de l’épopée et de la ruée), nos contemporains (le destin du charpentier Harrison Ford, les motifs poétiques du Sombre aux abords de Julien d’Abrigeon (« Longtemps je me suis levé bien trop tôt ») pas du Pas Billy  (même si nous sommes arrivés là par lui, et puis si).

« Et celui qui possède pour patronyme la fusion du père et du chien se tourne vers l’œil bègue et le fixe dans l’étoffe. »

À mi-chemin, au moment où il commence sa vie (la vraie, cinématographique) le John Wayne de Marie part en v(ad)r(ou)ille poétique, retombe en enfance (« Bois ton lait de jument baby-bird »), multiplie les plans-séquences, se mélange les pinceaux. La langue s’emballe comme un cheval au galop. Le mouvement n’est plus posture, mais étalon fou[(gueux), parfois les deux]. Et tombe sous les coups de feu et de sang d’Helen. Qui le suit, le double, offre sa présence et se refuse à lui.

Plus loin, l’œil de la caméra reprend les rênes avant de céder devant les images et paysages. Elle rembobine la pelote du rêve [écho]. Nature written par une langue précise et sentie qui s’immisce entre les frondaisons. On approche et visite la maison comme on le ferait d’un passé ravagé par l’ennemi : dans le noir, en évitant l’attirance et l’émotion suscitée par l’illusoire familiarité des obstacles. Du film grand spectacle à la réalité quotidienne, il n’y a qu’un pas : être John Wayne, ou n’être pas.


« Il est tard maintenant, je voudrais que tu sortes. Ta présence auprès de moi m’ankylose, et si je tourne mon regard vers le fond de la scène, c’est toujours toi que je vois courir à l’ombre. »

John Wayne est sous mon lit, nous confie la narratrice (l’autrice, qui sait) de ce bel ouvrage, clinquant et intimiste. Qui se demande qui hante qui, de tout ce qui meuble et habite les grands espaces intérieurs, effraie ou rassure. Eclaire avec humour, pudeur ou démesure le moindre lieu – physique ou mental, émo-/sensa-tionnel – pour mieux révéler et cacher à la fois l’objet réel et les raisons de son obsession, de sa (dé)possession, de cet intrus familier qui prend tant et si peu de place.

Après quatre ouvrages (chez Lanskine, Les Deux Sicile et Eric Pesty), de très nombreux textes, performances, ateliers et résidences ; la création, coordination et participation, à plusieurs revues (la tête et les cornes, remue.net) et collectifs (Z, Poésie Civile, Général Instin), Marie de Quatrebarbes (voir son site ici) rejoint l’explo-r/it-ation du filon poésie et western aux côtés de Julien d’Abrigeon (Pas Billy the Kid), d’Anne Kawala et Esther Salmona (Chevauchépris), de Patrick Chatelier (Pas le bon pas le truand), de Michael Ondaatje (Billy the Kid, Œuvrescomplètes), et signe avec John Wayne est sous mon lit, entre cut-up et visions, un récit aussi délicat que précis qui touche la tête et le coeur (head & heart) avec une poésie infinie.