dimanche 28 avril 2019

La Liberté totale, Pablo Katchadjian

Se libérer & s’asservir, fuir & se rendre, se retrouver & se perdre, aller de l’avant & tourner en rond, terminer & recommencer. Trancher le noeud gordien & renouer. Après Quoi faire et Merci, parus respectivement en 2014 et 2015 chez Le Grand Os et Vies parallèles, Pablo Katchadjian poursuit & clôt (?) son cycle infernal où s’affrontent libre arbitre et circonstances avec La Liberté totale. Traduit de l’Argentin par Mikaël Gomez Guthart (qui avait déjà réalisé la traduction de Quoi faire avec Aurelio Diaz Ronda), illustré par Curtis Putralk, maquetté par Elsa Pierrot et sorti le 29 mars 2019 sous le beau label Othello, La Liberté totale existe désormais chez Le Nouvel Attila.


« A – La liberté totale n’existe pas.      
B – Non bien sûr.            
A – Tu le savais ?            
B – Oui, évidemment. » 

A et B dissertent de la liberté. Ils pa-/-pot/chi-/-can/-ent (« Excuse-moi, je ne te comprends pas, tu pourrais faire un petit effort. »), se chamaillent, s’em-/-brouil-/mè-lent (« Tu dis « tu pourrais faire un petit effort » alors que de toute évidence je n’en fais aucun ») se prennent au jeu, se renvoient la balle, dos à dos/au mur, tour à tour méprisant ou sarcastiques, s’accusant et se reprenant mutuellement, plu(s )tôt qu’eux-mêmes. Et le lecteur, la lectrice, avec. À partir de ces démêlés, qui deviennent finalement le cœur du problème, s’instaure un dialogue aussi incessant qu’impossible qui se nourrit de son impossibilité (« Et c’est quoi, le débat de fond ? De quoi est-ce qu’on parle ? ») et donne le ton, le thème général de ce texte pour le moins particulier, conditions sine qua non de la liberté d'expression, de pensée et d'action (questions plus que jamais d'actualité pour les lect·eurs.rices de cette traduction française) : de quoi parle-t-on, avec qui, pourquoi et comment. 

« A – C’est très bien ça. J’irais même jusqu’à dire que la liberté est la concentration.  
B – Ah c’est intéressant. Tu peux développer ?
A – Eh bien, il n’y a qu’en se concentrant sur un point qu’on peut maîtriser notre force et notre intelligence.
B – C’est vrai, ça. Donc la déconcentration, c’est la mort. »

Pour l’heure, nulle liberté, nul bonheur, nulle joie, nulle chose ne trouve grâce ni utilité à leurs yeux (« Quoi ? Pour toi, l’essence de la liberté, c’est de ne pas exister ? »). Et pour cause. Philosophes sans mains (Sartre, à propos de Kant), nos héros apparaissent pieds et poings liés, ou tout comme : enfermés derrière les barreaux de leur prison mentale et physique et littéralement soumis à la question qui se présente (obscure, mais éclairée par la quatrième de couverture) sous la forme de « l’équation : liberté=Totale ». Il leur faut l’intervention des gardiens (Jamais nous n’avons été aussi libre que sous l’occupation, Sartre again) qui l-a/-e leur rappellent pour se ressaisir, s’allier, tenter de se libérer de leur aliénation, redonner corps et sens à leur discussion, force et vie au récit, et aller avec lui au fond de l’inconnu pour trouverdu nouveau ? 
 
« A et B – Oui et aussi un non-sens.      
D – C’est tout ?
 
A et B – Non, la liberté est aussi une déforestation de l’intempérie. »

Il suffisait d’oser (memento, « La guerre est un état nerveux », Quoi faire), d’assommer le gardien et de s’emparer des clés pour prendre celle des champs et donner un nouveau la au lai. De couloirs terrifiants en jardins fourbis de fruits (qui rappellent respectivement le hangar et les racines de Merci), de confessions en rencontres, A et B marchent comme dans un rêve familier, étrange et pénétrant, où l’impression de déjà-vu émerge ici et là comme une île où il y a tout. À F, une femme qui n’a à la bouche qu’un nom doux et sonore comme ceux des aimés que la Vie exila, ils se présentent comme artistes/plombiers (tour à tour et les deux à la fois), se faisant poètes sans le vouloir vraiment, saisis par leur désir de plaire, de fuir, ou par la mélancolie (en somme des problèmes d’homme, Ferré). 

« A – …ça a un petit air qui…    
B – …qui pourrait faire penser à un autre pays, à un… 
A – …à un pays semblable à celui-ci, tout en étant…     
B – …, tout en étant différent, comme ces pays qui… »

La perte, l’oubli, la torture, l’insomnie, l’ignorance des règles censées régir ceux et celles qu’elles obligent, l’amnésie et les souvenirs factices : A et B sont passés par là, F en partie, qu’ils acceptent de guider/d’accompagner jusqu’au bout de ce chemin de croix. Non sans l’analyser (« A –Pardon, mais c’est qu’on est tellement habité à ergoter sans arrêt… B –…ergoter sur des sujets importants… »). A, par son approche conceptuelle, hyperrationnaliste. B, par la sensation et l’émotion. Et ce, le plus souvent, comme si elle n’existait que comme sujet de, c’est-à-dire objet (plus que jamais la place des femmes, dans ce cycle consacré à la liberté, est soumise à caution). Jusqu’à ce qu’ils daignent lui prêter attention, tous trois cherchant réellement un sens aux messages cachés dans les chansons qu’elle évoque sans plus de succès qu'avec les autres grilles de lecture qu'ils et elle expérimentent. 

« E – Et il y a une autre chanson d’Azucena qui dit : « les idées / nous appartiennent / à la seule condition qu’on les pense / pour nous-mêmes. »

Entre synchronicité et syllogisme, psychanalyse de l’inconscient, existentialisme, volontarisme et théologie, les situations et leurs interprétations s’enchaînent tandis que les personnages reviennent sans cesse sur les pas, termes et thèmes de/dans leurs conversations, voyagent dans les limbes ou les rêves, sillonnent, sautent d’une dimension à l’autre, conduits par un auteur obsessionnel qui fait de même (à travers toutes ses œuvres) avec autant de liberté que d’hypertextualité. Si tout n’est pas (d)écrit de ce qu’ils voient, leurs réactions (réflexions, sensations, émotions) plus excessives les unes que les autres, atteignent leur paroxysme avec l’arrivée de F (et le pétage de plombs de la page 90) qui exacerbent leurs sentiments (de rancœur concupiscence compétition jalousie j’en passe et des meilleurs) avant d’avancer à nouveau. 


« F – Rien ! ça ne veut rien dire !            
B – ca doit bien vouloir dire quelque chose…   
F – Oui. Que tu arrêtes de me faire chier ! »

Sur le mode du dialogue, avec folie et ironie, à la manière d’un Plat(o)on ou d’un Saint-Jean échappé d’Apocalypse Now, Pablo Katchadjian exp(l)ose, par le biais et sous les traits de ses personnages, une pensée d’apparence fantasque, mais réellement rigoureuse. Masques nécessaires du/au philosophe pour sou-é/-m/-mettre bon nombre d’idées et d’aphorismes (« ça ne peut être terrible que si le fait de le savoir est élémentaire ») qui jalonnent et pavent l’histoire de la philosophie et r-é/ai-sonnent de l’antiquité à nos jours. Un constat anodin, celui en vérité d’un tour de force et d’une aporie, qui (dé)montre ce que l’esprit peut (ou pas), pour peu (ou prou) qu’on lui octroie cette liberté. La preuve aussi qu’il est possible de faire sérieusement les choses en littérature sans se prendre au sérieux. Et que l’Umour – cher à Vaché, Breton et Paneroa fortiori en l'absence manifeste du Vrai, du Beau et du Bien, triomphe toujours. 

« C – C’est vraiment bizarre, ça n’a pas de sens ; on dirait un monde créé par un dieu mineur, ou un démon pas très habile, en tous cas par quelqu’un qui n’avait pas beaucoup d’inspiration. »

Avec des lettres en guise de noms, de grands traits de caractère(s) pour personnages (« E– Moi je suis quand même gênée d’avoir un corps ») à commencer (par ordre alphabétique d’apparition) par A et B, sortes d’Yvain et Gauvain (Kaamelott), archétypes sortis d’une série web ou télévisée ou d’une campagne de jeu de rôles ; avec un sens du paradoxe très borgésien, un non-sense très british, un goût pour le pastiche bien trempé, Pablo Katchadjian échappe au roman à thèse et se tire avec grâce et facilité (à grand renfort de pirouettes, deus ex machina et situations désopilantes) d’un exercice assez casse-gueule – et tout aussi difficile à rapporter ici, autrement que par la di-(d)a[lec]-tique – à travers une série de construction de situations plus tragiques, vives et hilarantes les unes que les autres. 

« A – C’est bizarre parce qu’on le veut bien.     
B – Non, c’est bizarre parce que c’est bizarre, ça n’a rien à voir avec nous. »

Entre exposés rhétoriques et syllogiques (pas si logiques évidemment), logorrhée et tautologie, accusations ad hominem et démonstrations ad absurdum, entre Koltès et Beckett, Katchadjian explore ce que peuvent être une situation et une conversation contemporaines. Dans ce huis clos comme dans le nôtre, l’enfer concentrationnaire s’arrête et commence à celui de son voisin de cellule. De la transcendance de l’ego (Sartre, always) à Lost (sur cette île il y a tout, et d’abord the others), Pablo Katchadjian construit un monde/lieu/temps inversé(s) dans le(s)quel(s) les sujets sont contraints à une liberté de pensée(s), de réflexion(s) et de parole(s), miroirs se (dé)formant les uns les autres au sein d’un palais des glaces, Princes(ses) d’Ambre d’une Marelle qu’ils constituent et dans lesquels ils évoluent. Une réalité abstraite, mais aux circonstances et aux moyens si prégnants, qu'elle conditionne les êtres, au point que s'y soustraire – problème ou solution, selon le degré d'aliénation – revient à disparaître (avec le solipsisme pour corollaire).

« A – Je ne te vois plus.
B – Non, ça y est. Mais on peut toujours parler. » 

Bien entendu, l’on aurait voulu/attendu des réponses plus évidentes (ce n’est pas faute de les chercher). Au lieu de quoi, Katchadjian laisse – avec La Liberté Totale qui demeure la sienne et s’écrit en creux – personnages et situations en a-d(e)venir, comme par inadvertance, semblant/ou feignant de remédier au fur et à mesure/au débotté à leurs carences (« A – A moitié sourd ? Et comment vous avez fait pour nous entendre, J – Ah, je suis sourd par intermittence. »), prenant le contrepied des/au pied de la lettre les expressions courantes sous une forme aphoristique ou kōanique (« J – Les bêtises sont la source de la connaissance. ») pour poser davantage de questions et interroger par-dessus tout le libre arbitre et la libre détermination par l’action (« La liberté est une manifestation qui n’existe qu’en tant que manifestation ») ainsi que leur pertinence et celle du dire à l’âge du faire. 

     « A – C’est comment ?!               
B – Je n’arrive pas à décrire !    
A – Moi non plus ! »
  
Avec ce troisième opus, Pablo Katchadjian choisit ainsi d’ouvrir, au lieu de refermer, son triptyque iconique, proposant une architecture aux cellules amovibles plutôt qu’un retable, fidèle à l’idéal libertaire qui parcoure son œuvre, formant un cycle que l’on est, d’emblée, tenté d’explorer à nouveau. Dans le même ordre, jusqu’à la transe ; dans le désordre des volumes, pour les confronter. Et (entre)voir à quel point la donne/le tirage brouille/redistribue les cartes, modifie leur interprétation et le destin des personnages, offrant finalement, comme pour les précédents, un outil propédeutique performatif (d)étonnant (on lira avec bénéfice La liberté, avec ou sans ironie, article que Guillaume Contré, traducteur notamment de Merci, consacre à la trilogie sur son site de référence(s) L'escalier des aveugles).  

Plus encore que dans leurs versions originales, Quoi faire, Merci et La Liberté totale apparaissent comme trois livres aux genres, registres, couleurs, éditeurs et formats très différents. Pour l'édition de La Liberté totale réalisée par Le Nouvel Attila, « Le format de ce livre et sa parure kraft sont librement inspirés de la collection « Liberté », lancée en 1964 dans une maquette de Pierre faucheux aux éditions Jean-Jacques Pauvert. » tandis que les six compositions graphiques de Curtis Putralk traduisent en actes les grands mouvements de l’ouvrage qui s’inscrit, avec ses précédents, dans une démarche éditioriale et littéraire po-é/-li-tique, cohérente et concrète, où l'intemporalité métaphysique rejoint l'actualité.


« B – T’as vu ça ? Moi aussi.      
A – En plus, il ne l’a pas volé.    
B – Ça, c’est clair. Pour tous nos camarades.     
A – Pour eux et pour ceux qui allaient arriver.
B – Maintenant il faut qu’on s’échappe. »

Photo de couverture : entrée de la crypte de la forteresse de Jajce en Bosnie et Herzégovine, à quelques mètres du bâtiment où ont été posées les bases de la future République fédérale socialiste par Tito à l'occasion de la deuxième convention du Conseil anti-fasciste de libération nationale de la Yougoslavie.