mardi 1 septembre 2015

Mentir à perdre haleine, David Samuels


Après Les chemins de retour, retour justement aux Etats-Unis où nous poursuivons notre road trip de l'été entamé avec Le cerveau à sornettes, Les Gaspilleurs et Papa, tu es fou

Une série consacré notamment à l'écriture et aux rapports qu'entretiennent en son sein fiction et réalité avec aujourd'hui Mentir à perdre haleine de David Samuels sorti le 21 mai dernier aux Editions du sous-sol que je tiens vivement à remercier, et plus particulièrement Adrien Bosc et Estelle Roche qui ont pressenti que cet excellent ouvrage pourrait me plaire aussi.


« Toute la vérité sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue, l'imposteur de l'Ivy League » : derrière ce sous-titre à sensations et cette couverture à rabats qui abrite le cliché anthropométrique de James Hogue, Mentir à perdre haleine dévoile le résultat de dix années d'investigations. Enregistrements et retranscriptions, lettres, rencontres et interviews de Hogue et de ceux qui l'ont un tant soit peu cotoyé : nombreux et divers sont les matériaux qui, après avoir été durement récoltés, travaillés et communiqués, constituent ce portrait publié en partie dès 2001 puis en 2008 avant d'être édité cette année par les Editions du sous-sol. 

Une épopée tellurique 

Mentir à perdre haleine c'est d'abord une épopée américaine. De Telluride à Princeton, l'on suit avec ferveur l'équipée de David Samuels, alter ego plus que Nemesis, qui tente de mettre à jour tout à la fois l'identité et les mobiles de James Hogue à travers les rapports qu'il entretient tant avec ses avatars qu'avec ses compatriotes. Sur le mode de la biographie orale, le portrait humain de l'imposteur se dessine ainsi au gré des témoignages, des confessions de Jeremy, de Cindy ou encore de Superstar mais aussi de David Samuels lui-même qui se livre à eux, et à nous, émaillant son enquête d'incrustations introspectives aussi profondes que poétiques. Face à cette Amérique sincère et sympathique du sens commun qui reconnaît et pardonne volontiers les faiblesses des siens, se dressent les représentants de l'ordre moral - du Dr Alaia, reconverti dans l'immobilier, trompé mais enrichi, à l'inspecteur Walraven, « examinateur certifié en fraude », contempteur des « laissés pour compte » - qui rejettent en bloc le vrai comme le faux Hogue faute de pouvoir les distinguer. Et s'ils paraissent plus honnêtes que Hogue, c'est simplement qu'ils ont davantage à perdre et jouent moins gros.



Les deux pieds bien ancrés sur cette terre, Samuels campe son personnage à travers d'autres, plus colorés les uns que les autres, qui se succèdent, s'imbriquent, au cœur de ces paysages sublimes et si magnifiquement décrits qui les abritent. A travers l'image de la frontière, de la ruée vers l'or, de la littérature de western dont Hogue s'abreuve, nous redécouvrons que le voyage, la conquête et la fuite, ne sont pas seulement son apanage, non plus qu'ils relèvent uniquement du mythe, mais qu'ils constituent le quotidien de millions d'Américains, dessinant ainsi le portrait d'une certaine Amérique qui est aussi celle du grand conte – ou tall tale. De ce point de vue Hogue « s'inscrit dans la pure tradition américaine » d'après Samuels qui s'y engouffre à sa suite et à sa manière par la forme longue – ou long form. Du grand reportage, du nature writing, au journalisme gonzo puis narratif, nous redécouvrons encore d'autres figures, auteurs, œuvres, genre et héros qui fondent et perpétuent cette Amérique naturelle et culturelle du conte et de l'errance, de Samuels à Thompson (Las Vegas Parano) en passant par Krakauer (Into the Wild) auxquels s'ajoutent notamment les auteurs inspirant McCandless : Twain, Thoreau, London, sans parler de Walt Whitman et de ses Feuilles d'herbe. 

Pour quelqu'un qui, selon certains témoins, « n'avait pas le sens des réalités », Hogue, qui préfère peut-être le laisser entendre et « laisser les autres parler à sa place », fait la démonstration - comme tous ceux cités en amont, bien que de diverse façon - de cette « morale à géométrie variable » que j'ai eu l'occasion de souligner chez Saroyan. Pas moins légitimes que les professions légales décrites comme parasites par Reynolds et qu'il exerce à l'occasion, celles de l'imposteur l'autorisent ainsi, en un sens, à prélever ce que London nomme « sa gratte ». Voici sans doute pourquoi, et comment, Hogue est parvenu à intégrer Princeton au sein de l'indéracinable Ivy Ligue - ou « ligue du lierre » regroupant les huit universités privées renommées du nord-ouest – qui retient et fissure dans le même temps tout l'édifice social en donnant à ses élèves « le sentiment de figurer officiellement parmi les grands bâtisseurs du mythe américain. » Ici comme là, cependant, le Verbe est au commencement et, selon cet adage qui veut que l'on soit puni par où l'on a péché, il préside aussi à la chute. Si bien que ce n'est pas tant pour escroquerie que pour usage de faux, récidive et imposture que James Hogue se voit condamné, tandis que ses excentricités jusqu'ici admises se muent en charges et pièces à conviction. 

« Persévérance » et « endurance » : ces qualités - maîtresses chez Hogue, et que l'on peut retrouver chez tous ceux cités en amont - sont aussi celles du coureur de fond. Dans Telluride il y a ride to ride, autrement dit courir : une nécessité pour ne pas être pris. Alors, quand l'ami « trahi et déstabilisé » perd pied, quand toute l'assise de la société s'ébranle avec lui, entraînée dans un processus schizophrène de dépersonnalisation qui entreprend pour se rattraper à le scinder en deux entités distinctes, c'est encore avoir les pieds sur terre et demeurer dans la pure tradition américaine du hobo, que de prendre ses jambes à son cou. 

Héros malgré lui 

« Alexi n'existait plus. Il s'était transformé en James Hogue - un inconnu. » Ainsi, tandis que peu contactent ou défendent Hogue après la révélation de l'imposture de Princeton, c'est encore Alexi Santana, son avatar, que Justin Hamon, porte-parole de l'université défend et, avec lui, le caractère irréprochable du faux curriculum vitae de l'apostat et de processus d'admission décrits par Samuels comme « discriminatoires, moteurs de reproduction sociale ». A travers le procès de Hogue, le journaliste fait en vérité celui de tout un système et d'une élite qui, sous le couvert d'une « méritocratie mensongère », de la normalité et de la tradition, se perpétuent par manigances, népotisme et cooptation sans jamais se remettre en question. A ce petit jeu ne demeure en vérité que la barrière qui sépare les vainqueurs des vaincus, les gagnants des perdants. Comme pour London, le verdict est rendu, exécuté en un temps record par ceux qui s'érigent en juges et parties, est sans appel. Menteur, imposteur, escroc, « Sans-abri hors-la-loi », « repris de justice »,  : les qualificatifs ne manquent pas pour définir celui qui n'en finit pas de se redéfinir, comme pour échapper à ce que l'on veut bien faire de lui, à ce qu'il ne veut pas, à ce qui s'oppose à ses desseins comme son destin. 



Ceci explique peut-être pourquoi « il répondait d'un air étrangement détaché, comme s'il ne se sentait pas concerné par sa propre existence ». Contrevenant, contredisant, James Hogue, soucieux de faire bonne impression, jaloux de ses secrets et calculateur à l'excès, se moque pourtant des qu'en-dira-t-on. D'ailleurs longue est la liste des journaux qui l'ont interviewé ou approché, de ses premiers exploits sportifs à ses derniers morceaux de bravoure criminelle. Et s'il ignore, ou semble ignorer, les conséquences de ses actes, c'est sans doute parce qu'il se situe là encore dans la tradition, cette fois chrétienne, où la notion de rédemption et de pardon, du baptisé au born again, est centrale, qui trouve sa pleine illustration lors de la Noël, « rite d'initiation au mensonge » qui toutefois « fait l'unanimité ». Avec lui, avec elle, c'est le mythe américain du self-made-man et de l'american dream qui se heurtent de front à la réalité et se brisent sur le modèle keynésien du concours de beauté. Mais l'idéal demeure, et la nostalgie, le regret et la déception plus que le remord. C'est pourquoi Mentir à perdre haleine constitue aussi une histoire en elle-même : celle de la chute et de l'ascension d'un coureur de fond engagé dans une lutte avec le système qui l'a vu naître. 

 « Je voulais oublier le passé et repartir de zéro ». Effacer le passif pour dépasser le passé, « partir de rien et mentir pour s'accomplir » : un désir et une discipline qui exigent ce que James Hogue nomme une certaine « indépendance » d'esprit, alliance entre une « volonté d'acier » et une force d'âme que ceux - parents, amis, connus et inconnus - qui l'estiment redevable ne pardonnent jamais à celui qui en est pourvu, ignorant tout du tribut parfois élevé déjà versé par lui. « Nous trichons, taisons, manigançons, falsifions, trompons, fraudons, masquons, exagérons, fabriquons, simulons, feignons, imitons, mentons, désinformons, déformons, prétendons et éludons » : cette énumération qui fait écho à celle de Proudhon (« Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé ») et à celle du Prisonnier (« Je ne veux pas être pressé, fiché, estampillé, marqué, démarqué ou numéroté ») montre que si le mensonge est partout, il est aussi - et avec lui le droit à l'oubli et à une nouvelle vie – fermement combattu, dans la « vraie » vie comme sur internet, par un système qui veut s'en arroger l'exclusivité. En refusant de se plier à un contrat social qui tacitement condamne à une servitude volontaire, ce n'est pas aux règles de la morale que Hogue contrevient, mais à celles de l'obéissance et de la bienséance. 

Escroc et imposteur de haut vol à qui l'on impute un magot de plus de 100 000 dollars en biens, stockés, offerts ou abandonnés par lui, Hogue vit néanmoins comme un « voyageur en transit », sans confort ni réconfort. Condamné uniquement pour de menus larcins, moins par prudence que par désintérêt, considérant les avantages matériels non comme un but mais comme un moyen d'obtenir leur reconnaissance, ce dont il dépossède en vérité leurs propriétaires c'est de la confiance, c'est à dire de la croyance qu'ils recèlent, révélant du même coup leur vacuité et peut-être la sienne propre, dans une quête désespérée. Voici sans doute pourquoi, dans cette société où la propriété est synonyme de bonheur - qui « fait des voleurs pour mieux les pendre » selon le mot de Thomas More, et des menteurs pour mieux les prendre - Hogue a le projet, véritable ou non, de construire une maison. Voilà sans doute aussi ce pour quoi il n'y arrive pas. 

La vérité sur l'enquête James Hogue 

« Nous autres francs-tireurs sommes seuls maîtres à bord. Nous fixons notre cap selon notre bon vouloir » déclare James Hogue dans l'essai qui figure dans son dossier de candidature à Princeton, répondant ainsi contre toute attente à celle de ses examinateurs. Beau garçon, sportif de haut niveau, étudiant brillant, exigeant, persévérant et méritant, Hogue vit dans une Amérique où ses qualités et performances hors du commun ne suffisent pas à « s'extraire de son milieu ». D'où la nécessité pour lui de mentir afin d'obtenir une bourse d'entrée pour l'Ivy League, « signe de reconnaissance » qui, sans dispenser ni du travail ni du complément d'argent nécessaire à l'inscription vous offre l'opportunité de « devenir qui bon vous semble » en attestant de votre « appartenance à l'élite ». L'occasion pour David Samuels de revenir sur son propre parcours en même temps que sur les débuts d'athlète de James Hogue et pour Adrien Bosc, lui aussi franc-tireur, fondateur des Editions du sous-sol, des revues Feuilleton et Desports, de concilier ses trois passions. La littérature et le journalisme narratif - auquel il a contribué à sa façon avec Constellation dont je vous avais parlé ici - mais aussi le sport, de la même façon qu'il a également publié Half back : Jack Kerouac, un essai de Fausto Batella qui illustre la place du football à l'université et dans la culture américaine, jusque dans la vie d'un des auteurs les plus emblématiques de sa contre-culture. 
La boucle est bouclée, James Hogue aussi, même si le mystère reste entier. Bien entendu d'autres courent encore dans la réalité - parmi la foule des inconnus que nous croisons chaque jour à ceux que nous sommes peut-être – comme dans la fiction - de Mr Ripley à Gatsby le magnifique en passant par Catch me if you can, ou encore Usual Suspects et, d'une certaine façon, Taxi Driver. Mais peu posent autant de questions que James Hogue, ce talentueux et énigmatique Replay qui rejoue constamment sa vie en fonction des mêmes éléments, comme s'il s'agissait de la mettre en balance, de savoir ce qu'elle vaut et ce qu'il peut en faire. Et peu font autant réfléchir que David Samuels, éthologue et sociologue à ses heures, menteur repenti et narrateur assumé, qui use de ses interlocuteurs comme d'autant de miroirs pour atteindre son sujet avant de se dévoiler à son tour avec un manque d'empathie qui fait froid dans le dos. Loin de vouloir venger les « animaux sociaux », ces braves gens qui n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux, Samuels refuse de jeter la première pierre à Hogue - « même s'il reste un enfoiré » - autrement que pour bâtir sa légende, faire du particulier un général, et de sa mythomanie une mythologie. 

« Le respect fidèle des faits dont se revendiquent de nombreux auteurs contredit le principe même de l'écriture, qui implique toujours une confrontation entre le vécu de l'un et l'interprétation de l'autre ». Là résident toute la richesse et la difficulté du journalisme narratif qui, par-delà le travail de fact checker, consiste à « clarifier les enjeux » et à se mettre dans la peau de l'autre même – et surtout – si c'est dangereux. Pourquoi James Hogue ment-il ? Que fuit-il ? Que poursuit-il ? Parce que ces questions qui font à leur façon écho à celles de Kant (Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? En quoi m'est-il permis d'espérer ?) sont au cœur de l'humaine condition, les réponses que les recherches de David Samuels corroborent, confirmées parfois par James Hogue en personne, dépassent l'imagination. D'ailleurs le livre n'est jamais aussi captivant – et il l'est, croyez-moi, et remarquablement bien écrit et mené avec ça – que quand ces deux-là, qui partagent entre autres choses le sens de l'humour, de la formule et de la répartie, échangent ou se rencontrent. Mais le réel, dans son entièreté, dans sa complexité, quel est-il ? David Samuel a son idée sur la question, qui n'est pas celle de Hogue, ni la mienne. Et la vôtre, quelle est-elle ? Pour le découvrir, il vous faut à votre tour, sans plus tarder et à tout prix, Mentir à perdre haleine.

 
La chronique, cette forme longue de la critique littéraire que j'affectionne et à laquelle je m'adonne ici, ayant ici pris ses aises plus encore qu'à l'accoutumée, je vous retrouve très vite au Grand Os avec Pablo Katchadjian qui, en compagnie de Guillaume Contré, se demande Quoi faire avant de dire Merci à ces Vies Parallèles qui s'étaient déjà illustrées avec Que faire de ce corps qui tombe. Et si tout cela vous paraît un peu obscur, c'est peut-être que vous avez pris trop de vacances, ou pas assez. En tous les cas vous êtes ici au bon moment et au bon endroit pour y remédier : à mi-chemin entre l'été et la rentrée. 

En attendant, pour aller plus loin, vous pouvez également consulter cet excellent article sur le journalisme narratif en France ou encore l'admirable chronique de Lou sur Une saison de coton de James Agee avant de regagner le sous-sol de l'Empire State Building avec Paris sur l'avenir de Nathaniel Rich.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire