lundi 28 novembre 2016

Conjurations contre la vie, Mon cerveau est une rose, Leopoldo María Panero

Deux livres blancs, d'un blanc comme cassé, jauni par la fumée ou par le temps. Où se distingue l'ivoire sous l'écru, l'histoire sous l'écrit. Volumes pleins, volumes entiers, toujours plus conséquents. Briques d'un chemin qui mène à Leopoldo María Panero, magicien-dose dont la drogue véritable se transmute, se transmet, par l'écrit. Fable fiable et vérifiable autant que puisse l'être le fou. Qui s'écrit, se livre, s'inscrit tant et par-delà bien et mal, dans une œuvre totale.


Après Ainsi fut fondé Carnaby Street puis Bonne nouvelle du désastre et Alcools, voici, parus en septembre 2016 aux Editions fissile, Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose, recueils de poésies et d'essais, à la fois prophéties et témoignages, d'une vie et d'une œuvre dont le sens apparaît plus clairement au fur et à mesure des publications.

Conjurations contre la vie (Poésie 2005-2010)

Conjurations contre la vie, traduit par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, est l'« Aboutissement d'un long travail collectif de traduction » entamé par les précédents qui rassemble, dans l'ordre chronologique d'écriture, douze recueils dans leur version intégrale. Une traduction et une édition qui rendent hommage à plus d'un titre - linguistiques et politiques - exposés dans le Liminaire de Victor Martinez - à Leopoldo María Panero.

« Oh lumière parfaite de l'ombre 
me voici à nouveau adorant la nuit 
et je dis à Novalis mon adresse et mon téléphone 
et qu'il m'appelle demain 
a six heures 
qui est le sixième sephiroth 
la pitié de Dieu 
pour ce qui fut un homme. »

Poèmes de la folie. Plus linéaires et plus filés. Qui se construisent, s'énoncent plus qu'ils ne s'annoncent, rebondissent par mots clés, poussés par un vent contraire à celui de Ramón Sender avant de retomber en spirale et de s'étendre avec le lecteur,  gisant cénesthésiée aux membres marbrés qui, désorienté, encore ivre de poésie, ne sait s'il continue de tourner sur lui-même ou si l'auteur a simplement changé les meubles de place. La page et le vent, les écrits qui restent — Confer idem et ibidem. L'hyper-inter-intra-textualité débridée. Et puis le bad trip et la danse des sabres. Le réveil, la gueule de bois, la douche froide dans l'aube roide de l'asile. Avec en sus, pour Deuxième tétrastrophe monorime à la Satie, la ruine, le sperme et l'urine. Et, pour tout refuge, le word porn et la pop culture. Retour à Carnaby. Clin d'œil à la Beat generation — QUI (Wö).

Ecriture libre et automatique, à répétition. En rafale. Le vent et la page, de nouveau. La nécessité de donner du sens. Commentaires de dessins, comme autant de tests de Rorschach — Un homme dit à la vie je sais seulement dessiner des bonhommes. Interprétation des signes, divination et numérologie. Dialogue, dualité qui induit. Le mouvement perpétuel des mots - Schizophréniques -  du maudit. Des mots de l'anglais, des mots du levant. Bribes de sagesse comme d'orient, de celles importées, mystère chrétien, mystères antiques - Steiner Dixit - Eleusis et gnothi sauton. Blake, Stindberg, Mallarmé, ponctuation obsédante, le début et la fin, la rédemption et la consolation — « Mallarmé, mon seul ange. » Et Ezra Pound, sorry. Ezra Pound, really? Ezra Pound, comme une litanie. Ezra Pound comme une aporie. 
  
« Comme dernière volonté je veux un poème Qui sauve le monde 
Qui sauve le monde du désir de détruire le monde. »

Nouvelles élégies, égéries, Eliot sans cesse et Bérénice, de nouveau. Et encore, et aussi : Yemaha, Odin, Satan et Jésus-Christ. L'éléphant, le rossignol et le cerf atroce de la folie. La pluie, les fleurs et le fumier. Le rite et la rose. La prière et les pleurs de Leopoldo María Panero. Qui se cite, signe et se signe. Qui prophétise, stigmatise, maudit. Moulin à prières, à vent. Le front comme la tête, l'épée au-dessus et, en dedans, le mystère de la dent. La majesté de la page — « seule la page ne sanglote pas » — son courage, sa folie, l'audace de se mettre au monde via l'écrit. La blancheur de la page, du sperme et de la folie, de la conception à partir de l'immaculée. En corollaire : « Le terrible moment de n'avoir plus rien à penser » (Tris repetita, Omnes vulnerant, ultima necat).

Citations à tire larigot. Comme des notes, des mots. Comme l'on joue, interprète, détourne le sens et l'attention. Les mots pour dire la douleur et le suicide — seppuku. Avec cette vision terrible de la vie, désespérée et solitaire — « Je m'observe moi-même dans le visage de la bise et je vois seulement le vent, partout le vent. » Bûcher des vanités d'un poète piégé, tiraillé entre une écriture et une vie dont les conditions se nient l'une et l'autre, s'offrent et se refusent. A lui, désormais perdu - langue pendue, un peu haut un peu court, jeune homme - pour le monde et la société. Suicidé - trop tôt ou trop tard, trop taré en somme pour dormir ou demeurer, éveillé, ivre de mot et de manque, roulé dans la fange, le fumier : comme l'on apprend sur le tard, sans fard, à vivre en mourant - comme le Van Gogh d'Artaud.


« La seule révolution qui existe est la folie ». Et soudain, sans prévenir, Ma langue tue. L'impuissance du poète à ne rien dire, sinon l'impuissance. Ecrire comme cracher. Avec en exergue la conclusion du Tractatus philosophicus, histoire de tauto et rire du dément, du Golem, ou tout comme. D'un homme qui. Adresse, après quelques Rituels sioux, une Lettre au père qui. Approximations, citations de tête, d'un homme privé de livres — « Une génération ivre et stupide se rit de nous et des livres des bibliothèques ». Incantation, décantation, declamatio, disputatio et figures de style - métaphore, métonymie, synecdote, allitération - maladies en rien panériennes. En guise de remède, quelques Pages d'excréments puis ces Conjurations contre la vie, qui sont comme le Tombeau de Leopoldo María Panero par et pour lui-même. Tant l'on est jamais si bien servi.

Leopoldo María Panero. Qui, touchant et tragique, se conçoit comme Golem. Qui s'explique, renonce, renie. Qui se raconte, début et feint, Abel et Caïn à la fois. Qui décrit, décrie, et dit encore cela : « L'homme est un animal à qui seul le mythe donne le nom d'homme ». Qui revient aux et sur ses Asiles de fou. Qui clame haut et fort — « le fou qui entre ici en parlant de la vierge finit par ne plus rien dire du tout. » Qui prédit avec Blake que : par-delà le mal dit et le mal-être que serait la folie, se trouve une sagesse inédite. Qui évite le fantôme d'Althusser. Qui pointe la responsabilité de l'asile comme Fabrique de la folie. Comme Mesrine, les quartiers de haute-sécurité. Comme la charité, l'hôpital. A raison et en connaissance de cause. En pleine dépossession de ses moyens et possession de son esprit.


« A nouveau mes dents tomberont dans une détonation La détonation de l'électrochoc dans l'ombre ». Violence du réalisme échappé du symbole. Besoin, nécessité de revenir à la fonction apotropaïque, prophylactique de l'allégorie. Au bestiaire panérien. Antéchrist : réalité intérieure, chronique, d'un futur révolu. Poète : réalité du rêve, prescience de la mémoire. Panero : tel qu'il fut pour l'autrui spécialiste, psychiatre ou journaliste — « Je rêve aussi que je suis psychiatre, médecin bizarre, et les larmes répondent à mon effort. » Leopoldo María Panero, qui tombe le masque qu'il n'a jamais eu — Ecce homo, Adamo me fecit. Qui dit encore, simplement, humblement : « je vis dans un asile de fou, si j'en sors les hommes me mordent ; je peux dire de moi que j'aime Beckett, et une page de Borges, auteur dont j'ignore s'il est ressuscité ou interné. »

« Qui ai-je été ? J'interroge le garçon de café. Qui est cette ombre qui feint d'écrire ? » Il y a quelque chose de la prémédic/tation et de la prémonition, de la détermination chez Panero. Dans ses thèmes, ses assertions, son expression. Qui se dessinent et s'affirment toujours plus résolument. Dans lesquels il cherche. Au mieux la vérité, s'il en est. Du moins une consolation, besoin irrassasiable. L'écrit comme une drogue, un vice, une maladie. Comme le cerf de la folie qui traverse la page. Face à lui, à nous, à moi. Souvenir d'avant l'âge du faire et de la geste. D'un médecin fou : les artistes sont des malades. D'un ouvrage de psychiatrie lu à la laverie : nettoyage à sec des génies. Des roulements de tambour, des bruits de bottes : la marche des porcs, talon après talon — « Je me souviens qu'une fois j'ai eu des yeux et que je regardais avec dégout le mouvement. » Détournement. Des yeux, des citations  —  « le langage est un système de citations » Borges l'a dit, sans savoir à qui.  

 
« Le mot mot ne veut rien dire » - Le mômo. 

Il y a encore ce beau texte sur Noël, boule à neige que l'on secoue en scandant — « Noël, Noël, doux Noël. Noël, blanc Noël ». Noël panérien, beau et cru et cruel qui heurte et brise le plafond de verre et les parois, traque et révèle la vraie nature du père. Noël panérien, en somme. En somme encore, une et dernière, cette Sphère. « L'important est de savoir conclure », les plaisanteries les plus courtes, disait ma grand-mère. La sphère dans la sphère — « J'invente des histoires drôles pour me faire rire moi-même. » Dernier aveu, dernier inventaire. Et puis se taire. Se terrer de terreur, atterré déjà d'avoir épuisé, éclusé, le chant de l'impossible clameur. De s'être joué de soi plus qu'à son tour sans être dupe. A rêver au retour. Des dieux. A porter aux nuées la salve, le festin nu. A charrier Charon. A tenter encore une in-flexion. Une Réflexion. 

  Mon cerveau est une rose & autres essais (1975-1997)

Fils et droguet, frange et semence, biais et résilience : le vocabulaire du tapissier siérait à souhait à qui voudrait caractériser Panero et ses poèmes — lames dans le métier de basse lice. Jusqu'ici l'on n'apercevait que les fils au revers, l'écheveau. Avec Mon cerveau est une rose & autres essais apparaît l'âme et l'armure qui, de boucle en boucle ont tissé ce brocart de pensée dans le droit fil des publications précédentes, parfois contemporaines. Où l'on retrouve les thèmes dévidés ici tramés comme la Tapisserie de l'Apocalypse. « Compilation d'articles, essais et conférences publiés par Leopoldo María Panero des années 70 aux années 90 », traduit et postfacé par Victor Martinez seul, qui avait déjà co-œuvré aux Conjurations et à Carnaby, Mon cerveau est une rose & autres essais, comprend Avertissement aux civilisés (1980 — 1986), Mon cerveau est une rose (1987-1997) et un Appendice, Prologue de Mathématique démente (1975) qui, seul, est écrit hors l'asile.

« Ce n'est pas de la rhétorique, 
c'est à prendre au pied de la lettre 
— littéralement et dans tous les sens. »

Avertissement aux civilisés, de l'isolé aux isolants, sur ce que sont. Le désir de révolution : un carnaval des fous. La psychiatrie :  un sacrifice rituel. La paranoïa, la psychanalyse et l'art : donner du sens à ce qui n'en a pas. L'homo normalis : un objet. La succession des thèmes et leur valence qui révèle. Un instantané de l'homme, sa lucidité entière, la pénétration de sa pensée, la clarté de ses propos qui contraste. Complète, la figure, le portrait du jeune homme en artiste, homme total - « surhomme oui, mais pas extra-homme » - alter ego et idéal de Bonne nouvelle du désastre. Ici plus question de saouleries, de vision, de légende épique autrement que pour éclairer leurs rouages. Et découvrir, derrière le rideau, un Panero - vie et œuvre, et pensée surtout - vif et précis et, à son corps défendant, philosophique - dans un exercice de vérité troublant.


Mon cerveau est une rose, recueil dans le recueil, divisé en quatre hémisphères : Identité, Drogue, terreur, LSD. Drogue contre drogue, livre contre live, le combat, voyage initiatique, entreprit par Panero nécessite un guide, une discipline : Il faut pratiquer la poésie. Faire corps avec elle. Abolir toutes les frontières. En finir avec la séparation. Ennemi implacable de la psychocratie et de sa guerre contre le noir, le juif, le fou, Panero nous offre dans ces « articles, essais et conférences » une leçon magistrale, subversive et passionnante, qui bouscule - sans les habituels ménagements et aménagements de l'exposé, ni prendre de ces raccourcis qui nuiraient à sa démonstration - la normalité et l'institution qu'il entend confondre. Le langage, ici, est celui de l'autorité, ses références, les siennes. Lorsque, soudain, surgit la poésie, la poétique, la — POIESIS.
 
« Brisez donc tous les livres, ou lisez-les enfin. 
Placez le sens en son lieu, dans le présent 
ou dans ce que nous nommons, étant donné sa misère, la vie : 
il n'y a pas d'autre révolution. »

Découvrir la chose en soi. Détruire la réalité. Faire parler les pierres, l'événement pur. Distinguer le singulier de l'attendu, l'inattendu de la causalité. Par le détournement et la répétition, l'alchimie, la télépathie, la Kabbale. Par une vision magique qui, contre toute attente, renforce la cohérence des propos et offre dans le même temps une nouvelle taxinomie des rapports sociaux. En sciences sociales, comme en littérature, la culture de Panero est aussi large que varié, sa capacité à lier ces connaissances redoutable, et ses références désormais explicites - d'Artaud à Nietzsche en passant par Lacan. Ainsi paré, aguerri par son expérience, avec la même force démonstrative qu'Alain dans Les dieux, il mène une lutte sans merci.


Contre la pseudo-morale, artificielle et opportuniste. Qui sert d'assise à la bourgeoisie. Qui exerce un « contrôle social de la perception aussi monolithique et nazi ». Qui ne tient pas debout, s'appuie sur ses bras armés que sont la police et la psychiatrie, seule véritable maladie cause de tous les troubles. Contre la vie déjà, le poète crie, écrit, prescrit. « Je ne bois pas (la vérité est que je ne bois pas) » dit Panero dans Le vin et le haschich. Alors, quoi ? Toute la pharmacopée disponible sur ordonnance. Tout sauf ce qu'il désirerait. Drogué malgré lui, Leopoldo María Panero, qui ne peut s'anéantir - ni pour se détruire tout à fait ni pour se libérer totalement - se livre à travers tous les recueils de cet ouvrage à une démonstration de force qui contredit le diagnostic médical de la folie, mais conforte la puissance créatrice de celle-ci.

« Et le fou erre, mais ne ment pas et mon cerveau est une rose.» Qui dialogue avec ses compagnons de misère : Artaud, Nietzsche et Hölderlin, mais aussi Wittgenstein, Reich, Deleuze, Bataille, Debord et Blanchot. Qui explore la géométrie non-euclidienne, les univers parallèles et l'anti-matière. Qui interroge l'existence de Dieu et « la voie du premier Marx ». Qui élabore la sainte trinité panérienne du rapport au corps, à l'obscène, à l'enfance sous l'angle du bouc émissaire, du maudit et de l'excrément. Toute une cosmogonie en somme qui tourne autour d'« une révolution de la perception » et se dresse. Contre la critique comme rite — funéraire et industriel, donc mortifère. Contre la traduction servile. Et pour la création — version et per-version.
 

Toutes choses mises en théorie et pratique, déjà, dans cette troisième partie en forme d'Appendice intitulée Prologue de Mathématique démente, datant de 1975, mais fort justement placée à la fin de cette édition, étude de cas qui gravite autour de l'œuvre de Lewis Carroll à grand renfort de démonstrations, de détours et détournements d'affluents – « les verba ficti que sont alors tous les mots ». Toutes choses qui forment, refusent, introduisent et appellent à la fois — à la suite de Victor Martinez dans sa Notice du traducteur qui conclue ce volume — une herméneutique de l'œuvre hérétique et hermétique de Leopoldo María Panero.


Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Conjurations contre la vie et de Mon cerveau est une rose © Leopoldo María Panero,  fissile 2016. Videos : Quelque chose qui va et qui va © Christophe Tarkos, Compagnie du Si et Trio d'en bas et Un Día con Leopoldo María Panero, de Jacobo Beut, avec Carlos Ann et Enrique Bunbury, 2005.

Remerciements à Cédric Demangeot, à Aurelio Diaz Ronda, à Victor Martinez, à Rafael Garido, à Andy Sénégas, aux éditions fissile, aux éditions Le Grand Os, à tous ceux qui s'associent et se consacrent à ce remarquable travail de traduction, d'édition, de diffusion - et à qui je dois et dédie la découverte et cette immersion dans - de et autour de l'oeuvre vaste et dense de Leopoldo María Panero.

mercredi 16 novembre 2016

Bonne nouvelle du désastre et Alcools, Leopoldo María Panero

Un petit livre rouge ouvert sur l'inconscient, épais et conséquent. Une plaquette, comme jaunie, légère et fatale comme un coma éthylique. Qui accrochent la lumière, le lecteur qui y pénètre. Qui rejettent, visqueux, celui qui seulement les feuillettent.


Bonne nouvelle du désastre et Alcools : telle est la vie rêvée et avérée de Leopoldo María Panero, aperçue avec Ainsi fut fondé Carnaby Street, écrit et paru dès 1970, mais traduit et publié pour la première fois en français en 2015 au Grand Os. Tels sont également les titres des deux ouvrages traduits et parus à leur tour respectivement aux printemps 2013 et 2014 aux Editions fissile, qui inaugurent et poursuivent à la fois l'édition des œuvres complètes du poète. Une œuvre et une maison remarquables par la qualité de ces publications.

Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004)

Traduit de l'espagnol par Victor Martinez — qui avait déjà cotraduit Ainsi fut fondé Carnaby Street avec Aurelio Diaz Ronda — et Cédric Demangeot, Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004) comprend, comme le dévoile plus amplement les Notes de ce dernier sur la présente édition, une première et précieuse anthologie en neuf séquences intitulées Tout ce qui est léger doit tomber (1980-1998) suivie de « quatre livres importants Leopoldo María Panero publiés au début des années 2000, et tous donnés ici dans leur version intégrale » : Aigle contre l'homme, Poèmes pour un suicidement, Bonne nouvelle du désastre, Danse de la mort et Schizophréniques.

(« Et après je vais pleurer, sur la fenêtre,
devant les inconnus, et
je vais faire beaucoup de bruit. »)

Tout ce qui est léger doit tomber, à commencer par. Autour du poème, le seul en français dans le texte, qui introduit cet autre composé de tous les autres, comme autant d'hommages et d'adieux à l'enfance, d'anamnèses et de désespérances. Drôle de vie et mort de Leopoldo María Panero, mises en scène par lui-même ou. Par l'un de ses doubles, imposteur, hétéronyme égaré, doppelgänger, meurtrier. Suivent les Crapauds, avec cette bonhomie que l'on retrouve dans Le Voyage d'Ana Tot. Et après eux le déluge, la bave, l'excrément, avec le festin nu de l'Héroïne. Le cerf, la rose et le poème aussi. Le Peter Pan de Carnaby. En filigrane, Artaud, Luis Buñuel et Salvador Dalí. Sur le papier, Ezra Pound, Hölderlin et puis Scardanelli. Soit : Fous, camarades d'asile, doubles, imposteurs, hétéronymes, etc. Avec l'alcool, déjà, pour seule compagnie. Et encore la pluie. Il y a les Poèmes de la vieille, le pet, le cul, le dégoût et le refus, de la déliquescence de l'âme et de l'esprit lorsque vient la cinquantaine pour lui.

Aigle contre l'homme. Par formes anciennes, vents et vers, Raimbaut d'Orange, et cerf et bleu et rien. Ritournelle de la fin, désolations, monotonie des paysages dévastés de la vie. Mystères cependant, mais déjà : Poèmes pour un suicidement. Et de nouveau crapauds et vers et serpent, les saisons de la vie et la mort de l'auteur — « il y a un seul héros, c'est la page » — par évitement. En somme, enfin : Bonne nouvelle du désastre. Ellipses, reprises, répétitions. De celles que l'on retrouve chez Marie Cosnay, chez Paul Valéry — « La mer, la mer, toujours recommencée. » Us et abus de stupéfiants tropes. Mises en abyme, détournements. Fleur et mort et jaune et Christ. Mallarmé contre la vie. Déclinaisons : chaque mot comme un personnage. Qui son rôle qui sa place qui sa couleur qui sa fonction. Comme une allégorie. Et soudain, seul mot méritant une note de Panero dans l'intégralité du recueil : Muspilli.


« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » — tribut payé par Panero — sortilège bu — qui redéfinit les fonctions et attributs des symboles — dans le flot sans honneur de quelque noir mélange sur le Tombeau d'Edgar Allan Poe. Mots fous d'un fou de mots, démiurge, maudit ou. Plagiat de moi-même, presque pastiche, poème dans le poème, déridé, qui se malmène, et Neruda par la même occasion. Ou cet autre, A la manière de moi-même, ou imitation de Panero. Quand soudain « le tremblement des mots », comme un promontoire. Là où le mythe et le verbe se rejoignent et se créent — en secret. Chants de Mal[o]dor(or). Dénigrement ou mystique du saint excrément, de l'exécration. Pour en finir avec. Le jugement de Dieu (lien), avec. L'enclume et le marteau. Frapper fort avec. Non pour enfoncer au-delà, briser le corps, la croix et les clous d'un seul coup, d'un seul. Tenant.

Donner un sens. Autrement dit : Danse de la mort. Hymne, ode. A Tennyson, aux Sioux — pas aux apaches de Carnaby. A Arthur Llewelyn Jones, dit Arthur Machen, à Strindberg, à Leiris dans la geste et le mors — De la littérature considérée comme une tauromachie. Et les pages qui suivent, toute plus belles les unes que les autres, où apparaissent à l'encre sympathique l'obsédante douleur, la flèche dans le flanc de Panero, la vie contre la vie, et la mémoire, et le ressentiment -  « le cauchemar atroce de vivre, de vivre sans rêve, sans appui, à séduire tantôt Dieu, tantôt Cordélia ». Il y a une lumière chez Panero, dans les yeux de l'enfant divin, du puer. Ce pourquoi et cependant ce recueil, si ce n'est l'œuvre toute entière — est une longue plainte marquée de magnifiques coups de semonce. Un flingue chargé à blanc désespérément posé contre la tempe. Une terrible et entière Lettre au père — « Daddy, give me your hand. I am afraid. » La peur, la honte, l'impossible mort, l'improbable repos, et « l'horreur d'être toi ».


Dante et Kafka, Rimbaud et Verlaine, devenus frères d'a(r) mes, se mirent et s'éprouvent, s'épaulent et croisent le faire. L'être du Voyant — « Le désastre est une victoire de mon âme, écrire est ne pas être, face à l'épée cruelle du vent. » — Voyelles redéfinies aux couleurs de l'épouvante, de la haine, de la mort. De toutes les folies —Schizophréniques, ou La ballade de la lampe bleue. Incantations en hébreu, lyrics en anglais. Remake d'une vie où se côtoient, se tutoient, Lou Reed et Borgès. Et, si l'on se prend à fermer les yeux, d'autres poèmes s'impriment sur les paupières, que l'on cherchera en vain, errant entre les lignes comme dans les allées pendant qu'ici et là, des mots. Comme des notes, qui s'accordent en fonction des thèmes — Cerf-folie / rose-poème / bleu-terreur — reviennent, qui composent et continuent de jouer la mélodie du poème. Comme les teintes d'une même palette qui, mêlées, en composent, en appellent, de nouvelles et un tableau, amer et beau, toujours recommencé.

« Le poème est la seule hypothèse de mon existence la seule garantie de mon être : l'unique prière pour que le non-être ne soit pas identique à l'être. » Parfois, à lire une chronique, l'on croit avoir lu ce qu'elle aborde à peine ou approfondit par trop. A ce stade vous n'avez pas lu peut-être, ce pour quoi il faut lire, cette Bonne nouvelle du désastre. Où l'on comprend déjà pourquoi et comment Mon cerveau est une rose avant qu'il n'y revienne. Où l'on suit, où l'on voit. Ces points dans la typo, ronds et profonds. Comme les clous d'un ex-voto, d'une plaque funéraire. Comme une expiration, une inspiration. Comme ceux de Spoon River, que je n'ai remarqués que lorsqu'une strophe m'a rappelé un épitaphe de ce dernier. Que l'on retrouvera, et plus encore dans Conjurations contre la vie. La poésie de Panero est totale. Totale, elle doit être lue totalement. En boucle et à rebours, sans parvenir à distinguer le début de la fin.


Il y a le nom de Panero. Un nom qui domine les huit paragraphes de la préface de Cédric Demangeot — cotraducteur, éditeur de l'ouvrage et poète — dut-il pour cela procéder lui-même à une mise en page ET à une typo soulignant la liberté nécessaire, contagieuse & prophylactique, à l'approche de. Panero et de son œuvre. Une part de folie nécessaire à la création, et de création qui protège de la furie comme en témoigne la drôle et tragique quatrième de couverture qui donne la parole à. Roberto Bolaño. Il y a les mots de Panero. Et les mots de Demangeot sur les mots de Panero, justes, passionnés, poignants et beaux : « Son poème, le même sous toutes ses formes, avec un vocabulaire restreint à quelques centaines de mots peut-être, ceux des grandes obsessions increvables, avec un bestiaire d'Indien décimé et toute la bibliothèque de Babel sur le dos. »

Il y a les mots de Panero. Incarnés, dont la douceur de courbes n'existe que pour la douleur des angles, la mollesse plus que la fermeté des chairs, les muscles comme des os, secs et saillants, cassants et blessants comme du verre. Cassé, pilé, Panero ne plie pas. Jamais. En place de cela, de la posture et de l'imposture, il ressasse, clairement, à dessein. Scande, répète. Autant pour lui que pour nous. Leopoldo María Panero a trente-deux ans lorsqu'il rédige les premiers poèmes de ce recueil, cinquante-six lorsqu'il rédige les derniers, quasi le double, de sa vie. D'adulte, du moins. Dix de plus que lorsqu'il écrivit Así se fundó Carnaby Street. L'enfance est loin, qui demeure comme une blessure. Le lance, le tance, comme le membre fantôme d'une famille amputée. Il y a les maux de Panero. Leur marque sur le corps, la peau, sur les os. A l'instar d'Artaud.


Il y a le corps de Panero. Vécu comme celui d'Antonin dans la souffrance insensée. Corps im-pensé ni pensable, ressenti plus que de raison. Comme une trahison. llUne prisonll. Dont il s'agirait d'écarter les os qui lui servent de barreaux. D'écarteler. De cribler de flèches. De frapper la chair(e) — flesh. De faire sortir le péché — sin. De faire sans — sin. Insanité qu'il s'agit de. Répéter / Purger. Cul, excréments, pets. Aux hommes que l'on laisse. Comme morts, sans force, ni volonté, ni dignité. Hygiène de l'hashishin, statut de selles. De l'exilé, de l'interné, rendu à lui-même. Ecriture sans censure, viscérale, au sale sens du terme. A trop voir la figure du poète maudit, l'on en oublierait le corps encore vivant du poète — mort depuis, en 2014, et né à la postérité — s'il n'y avait ce corpus pour lui rendre hommage. Il y a la langue de Panero. L'espagnol, l'anglais, le français, le lycée italien. Il y a l'image et le regard de Panero, inoubliables.

Il y a El Desencantado, de ce film — pellicùla. Qui existe — ex-sistere. Dans lequel Panero, à 28 ans, en homme – monde et hors monde - chair et os et corps et voix - jeté hors, donc, de lui-même sur la pellicule, jetée elle-même dans le monde à l'instar de ces poèmes — se pose là. Dans la Fabrication de l'Apocalypse, dossier qui conclut ce riche recueil, Victor Martinez propose encore quelques passages transversaux et, surtout, retrace l'histoire familiale de Leopoldo María sur la base de ce film de Jaime Chávarri qui lui est consacré et dont il retranscrit les extraits les plus cathartiques. Ce film, qui constitue un poème – bave, crachat – en soi. Confession sans concession. Qui aborde sa tentative de suicide, son internement, son emprisonnement. Qui saborde son enfance son rapport à l'échec, aux institutions (scolaires, psychiatriques, toutes pénales), à l'umour comme arme, à l'alcoolisme comme drame, à la solitude. Qui tente de renouer les fils - Mon père, dit le frère. Notre père, reprend Leopoldo - de se faire à l'image du père reconstituée. Témoignage de la folie, du génie, de la démesure réunis, de la statue de l'écrivain, de sa mort, de son mystère rongé par les mythes.

Il y a une bonne nouvelle — au sens christique — dans le désastre. Qui est celle du désastre. Qui s'exprime par et dans. Son nom, son corps, sa langue, son image. Qui est celle de cette traduction remarquable, de cette édition, belle, rare, précieuse, teintée dans la masse d'un rouge — le seul dont celle-ci peut se parer sans rougir davantage. Un fissile fait missile au cœur du désastre plus général du monde, de l'existence humaine faite telle et donc fatale. Premier opus, premier obus, d'une œuvre, celle de Leopoldo María Panero. Née d'une guerre mondiale et d'une autre plus totale encore, « la guerre la plus inutile et la plus sanglante, la guerre pour être moi et pour laquelle il faudrait que l'autre n'existe pas. »  Une œuvre qui se fera plus réfléchie avec les années, comme un miroir qui, à force des bris se verrait enfin (re) constituée.

Alcools

Volume encore, fin comme du papier à cigarette - à peine une douzaine de pages -  moins rouge, mais non moins inflammable, voici Alcools, recueil monolithique et vaporeux à la fois traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot et paru en mars 2014.
« Alcool que, par ailleurs, je ne bois pas
C'est le Coca-cola qui le remplace,
et la morsure de l'eau, son baiser sur mes lèvres. »

Tragos, titre original. Littéralement, volume, verre. De jaja, de cerveza, de vino. De tous types de boissons alcoolisées. Alcools, donc. Mais aussi Hirondelles — oiseaux vaporeux au large gosier, envolés d'un trait. L'on pense à Apollinaire, évidemment, Alcools déjà, et calligramme dans le sang — La colombe poignardée et le jet d'eau. Extrait distillé de La tempesta di Mare, tempête dans un verre d'eau lorsque les murs capitonnés, la camisole, l'isole. Traduction de traduction. Décryptage des sens et symboles, du signifié et du signifiant. De l'étiquette. Translittération du litron, avidité et vacuité. De l'écrivain réduit à sa plus simple expression, qui tourne à vide. De l'aruspice à moitié plein qui jauge le verre et parvient, à travers lui et malgré tout. A poser la question de l'identité, à interroger le sens de la vie. A convoquer les poètes défunts, à les renommer. A répéter sans fin, en déclinant, en détournant, le fantôme de Marx et de Jésus Christ, de Sartre et de Béatrice. A rappeler à ce nouveau panthéon qu'Así se fundó Carnaby Street.

« Le seul homme qui existe est un être misérable qui cache dans la syllabe du vent. »

Lowry et Bukowski, Bataille et Poe, Baudelaire et Dali, sont ici sur le même bateau, ivres de vin et de poésie. Laudanum et delirium, nommagite aigüe d'un homme hanté par les figures d'autorités qu'il refuse, mais dont il sait l'utilité en ces terres perdues — pour lui comme pour les autres, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'asile d'où il écrit. Réminiscence, oubli de — Mondes engloutis. Quand soudain, apparaissant en arrière-plan, en toile de fond, comme dans un tableau de Gustave Moreau : Mondragon. Mondragon, nom parmi les noms, asile déployant ses ailes dans l'esprit voulu dément du poète. Qui règne sur la vie et l'imagination. Qui incarne la bête, adorée et haïe, crainte et révérée, qui menace et qui protège. Mondragon, que Panero chevauche à tout crin, mais ne cite ici qu'une fois pour toutes. Là, pas de sol-meuble, pas de décorum auquel se rattacher. Et pourtant rien de sibyllin, jamais. Ni pour distinguer le bon vin de l'ivresse. L'alcool, seul, écrit, directement — dans la veine de Panero. Mais l'alcool lui-même parle de l'asile, et des raisons de l'asile.

« Ils ne veulent pas que je parle de la Mort.
Ils veulent seulement que je parle de l'alcool et d'amantes que je n'ai pas eues
(…) 
ils ne veulent pas que je parle de l'immondice, 
et c'est de la seule chose dont il faut parler. » 

Du traitement infligé à l'enfant puis à l'homme. Meurtri. Par le pater, alcoolique aussi, et la mère patrie, alcoolisée ou prostituée sous ses dehors pudibonds, comment expliquer sinon. La folie d'un monde régit par « la science infecte du garçon de café », magicien-dose, gardien du temple de la perdition. Panero qui noie le poisson, ne joue pas le jeu, ne répond pas, à la question — au sens espagnol du terme, de la Reconquista. Panero qu'il faut toujours s'attendre à attendre là où l'on ne s'attend pas à l'attendre. Qui montre du doigt Mondragon où le regard du lecteur s'abîme, quand c'est le doigt peut-être qu'il faudrait regarder, la main qui tremble, ou bien l'ensemble, tout un, au fond. Transferts, calques, transpositions, juxtaposition de mythologies parallèles ou perpendiculaires, ou contraires, dont le centre demeure — Panero. Qui se dessine, se destine au fil des volumes et que nous retrouverons prochainement avec Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose & autres essais.

Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Bonne nouvelle du désastre et d'Alcools © Leopoldo María Panero,  fissile 2013 et 2014. 

mercredi 26 octobre 2016

Spoon River, Edgar Lee Masters

Roman choral gothique au romantisme noir, chronique d'une Amérique qui soubresaute entre deux siècles, recueil poétique en vers libres, rongé par le chagrin du quotidien et secoué par le rire du tall tales, les larmes et l'écrit, ci-gît et surgit le précieux et foisonnant Spoon River d'Edgar Lee Masters, catalogue des chansons de la rivière traduit et poursuivi par le Général Instin - édition de Patrick Chatelier sur une idée de Benoît Vincent - paru aux éditions Le nouvel Attila en partenariat avec Remue.net.

A quelques jours d'Halloween et de la Toussaint, Spoon River est un bel ouvrage qui ne laisse pas de marbre, athanor et athanée qui invite à l'écriture et grave au fond de l'œil et de la mémoire les dernières images de morts et mortes. Ames en peine, esprits en devenir, persistance rétinienne. Ellipse. Typographie. Point.

« Après cela, ténèbres. » 


1 Que sera SRA

“When I was just a child in school I asked my teacher what should I try, Should I paint pictures, Should I sing songs, This was her wise reply: Que sera sera, What ever will be, will be.” (Jay Livingston [1915–2001] et Ray Evans [1915–2007] RIP).

Spoon
    River

Rivière de l'Illinois, USA, devenu village imaginaire dont témoigne le cimetière. Rivière cuillère. Où l'on pêche, où l'on mord. A l'appât, au hanneton. RAS quoi.  

Spoon
    River
        Anthology

Bûcher des vanités, caveau, mausolée. Tombeau pour 243 âmes et autant de poèmes dressés comme des stèles. Publiés en revue puis en recueil dès 1915. Epigrammes devenus épitaphes, éloges funèbres, apologétiques, dithyrambiques, panégyriques, devenus mots d'esprits assassins qui font le jeu de l'écrivain. Avertissement aux badauds, visiteurs, visiteuse, lecteur, lectrice, diseur et diseuse. « Toi qui entre ici abandonne tout espoir » d'y voir clair dans ces enfers intérieurs, souterrains.

Spoon
    River
        Anthology Autopsy
                    & Earth

Spoon River : catalogue des chansons de la rivière. « Tableau des passions et caractères » selon l'excellente préface de la présente édition parue le 17 juin 2016, soit un siècle plus tard, qui nous dévoile l'histoire - imaginée sans doute, mais dont la réalité n'en fait aucun - du livre, de sa traduction et de son édition. De sa découverte par un libraire parisien à l'iris noir, au goût certain, à l'instinct affûté, de la traduction réalisée par un général du même nom, GI, soldat français, poilu contemporain de la première publication. Instin de mort qui remue net dans cette danse macabre d'hommes et de femmes plus ou moins respectables qui se livrent à nous. 243 âmes et plus puisque affinités. 


« Remember me. » Ici la mort constitue un début et non une fin. La Colline a des yeux, qui veille sur les siens. Cimetière pour qui y repose, labyrinthe pour qui s'y aventure. Antre de la tyrannie des passions et pulsions. Des désirs, appétits qui tiraillent les entrailles. Plaintes, lamentations. Litanies, invocations. Esprits libérés ou chagrins, vengeurs, frappeurs ou frappés d'anathème. Jugements moraux, rancœurs, res-sentiment, haine de soi, des autres. Mé-/em-/pris(es), crimes passionnels. Eros et thanatos sont sur un bateau. Eros tombe à l'eau. La rivière comme une barrière. Qui sépare, qui réunit, travailleurs et profiteurs, penseurs et bons vivants.

« C'est la manière dont les gens voient le vol d'une pomme qui fait du gamin ce qu'il devient. » D'un côté le mal né, miséreux, inquiet, maudit par tous, malheureux au jeu comme en amour, malheureux toujours. Bouc émissaire, agneau voué au sacrifice, à la Géhenne — se tuer à la tâche, perdre sa vie à la gagner, la faillite et la peine. De l'autre, le nanti, hypocrite, faux dévot — morale puritaine qui fait passer le labeur des autres et l'âpreté leur, l'honneur du village avant le bonheur celui de ses habitants. Qui moquent la poésie, l'amour et la flânerie, honorent la science, la finance et l'industrie, favorisent l'injustice, la collusion, la corruption, le trafic de votes et d'indulgences. Tous, contraste aidant, faisant malgré eux la part belle aux femmes, aux poètes, aux esprits libérés.


Cela commence comme cela finit : tout un chacun meurt à la fin. On se le dit, on le devine parfois, mais on n'en est jamais certain. Avant d'y faire face, que la vie passe, trépasse, plus vite que notre ombre, dans notre dos. Encore peut-on parfois, comme ici, parler de ça, de soi. Etre et demeurer un peu pour tirer les leçons de son existence/sa révérence/les choses (sabre) au clair (Grant style) au regard de sa propre existence, de sa propre fonction. Qui avec humilité. Qui avec regret qui avec un orgueil inaltéré qui avec une vanité plus vivace que les plantes qu'ils nourrissent, saprophytes et adventices du septième jour. La plupart faisant amende honorable, se repentant après avoir été pendu, n'ayant plus rien à perdre ni à prouver. A défaut d'avoir pu. Dégainer le premier, devenir le franc-tireur le plus rapide, savoir se retourner pour ne pas se retrouver. Six pieds sous terre. A manger les pissenlits par la racine grecque ou latine.

Ici, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Mystères delphiques. Moires. Magie opératoire. Et les paroles des morts restent - in peace - comme les écrits des siècles passés, de l'étonnante culture des villageois, parfois naïfs, mais pour la plupart lettrés. Morts comme ils ont vécu, passés au crible de toutes les affres de la vie, violence, blessure, viol, accident, maladie, au cœur d'une époque et d'un pays toumentés. Emprein/unts de culture christique, mais aussi, plus étonnamment, classique, antique, orientale. Chrétiens, calvinistes pour la plupart, athées, hérétiques, mystiques. Croyant(s) au rachat, au déterminisme, à la prédestination, à l'enfer, au paradis, au Nirvana. Toutes confessions confondues, lues, entendues. Tous logés à la même enseigne, jamais sortis, pas même les pieds devant, de l'auberge, du village de Spoon River. Ici pas de vie après la mort, juste la mort après la vie.


Vous êtes ici. A Spoon River, le savoir est important. Le comprendre aussi. Au plus profond de soi. Suivre la rivière, son cours. Sentir la terre, son caractère. Qui donne son nom. Qui se transmet aux habitants. Ainsi Edgar Lee Master est-il demeuré attaché. A ses origines — fils d’avocat du Kansas et homme de loi de l'Illinois. A ses convictions — Lincoln qu'il dénonce comme pilleur, va-t-en-guerre et outil des banquiers (« les puissants venaient de Nouvelle-Angleterre, républicains, marchands banquiers » […]  « les pasteurs et les juges ! » […] « Un drapeau ! Un drapeau ! ») A ses inspirations — Whitman dont il est également biographe ; Shelley, Homère, Ovide, Shakespeare (la collection Othello !), mais aussi la Bhagavad-Gita. Héritier du nature writing et d'un panthéisme très contemporain. Toutes choses qui participent à cette fresque grandissante qui retrace et interroge l'histoire des Etats-Unis.

Œuvre dantesque, faustienne et mythologique inspirée par La Divine comédie. Qui expose l'extrême petitesse et l'infinie grandeur des hommes et des femmes. Livre de vie qui se tient comme l'on tient des comptes. Tableau à double entrée qui en dissimule de multiples. Biographie orale où les morts, se répondent, se répandent, en échos funèbres (par-)de(là) la tombe, suivent et se ressemblent parfois, qui peuvent en cacher d'autres encore. Vies croisées, trames qui se forment - « selon l'auteur lui-même, dix-neuf histoires sont distillées » - que lient, c'est selon, leurs conditions d'existence, un train, un rien.

 « Visiteur, le péché au-delà de tout péché
est la cécité des âmes envers les autres âmes. » (236 Jeremy Carlisle)

 2 Le fantôme dans la matrice

« J'ai insufflé certaines atmosphères à Spoon River 
qui sont ma véritable épitaphe, plus durable que la pierre. »

Procession de personnages. Héritiers et damnés de la terre. Procédé. Qui. Libère la créativité. Permet d'explorer. Toute la palette des pensées, émotions, sensations humaines. « souvenirs, désirs, rancœurs ». Toute la gamme des péchés. Il faut s'attacher à connaître chaque mort d'abord pour ce qu'il est, se garder d'être trop familier, d'errer d'une tombe à l'autre. A moins de vouloir s'y perdre tout à fait, ne plus parvenir à revenir sur nos pas, auprès de celui ou celle que l'on croyait connaître. Et cependant s'y risquer pour saisir de quoi il retourne. Suivre la « Spoon River Autopsy, Carte (incomplète) des lieux cités » et la « Spoon River Earth, Carte (incomplète) de la société du village Spoon River », drôles et merveilleux outils dressés par le Général Instin et imprimée en sus dos à dos. Aimer, jouer à. Se faire peur, rire parfois. Sombres humeurs, rumeurs et humour noir, comme un cri retentit dans la nuit « — Umour » !

Jeu. De société. De l'oie. De petits et grands chevaux. De plateau. Tout de go. La carte comme support, guide de survie en territoire zombie. Où l'on confond et se confond avec les morts et les vivants - Sans connaître rien sinon les mots du défunt, de la défunte – l'on sait comment on vit, jamais comment l'on meurt. Où l'on ne peut feindre ni se fondre. Où l'on est convié à se fendre — d'un mot : témoigner. Et rencontrer. Au gré du lancer de dés, l'une des treize catégories qui comprennent Les géants (les puissants), L’Église, Les politiques, Les juges et autres figures d'autorités, Les marginaux et les artistes. Nommément. Bibliquement. Avec tout ce que cela implique. Allez en prison. A la case départ. Ne touchez pas. Rendez-vous au juge de paix. Erreur de la banque en votre défaveur.

« J'ai remarqué que les gens s'en vont toujours par deux. » (154 Jeduthan Hawley)

Cela finit comme cela commence. A Spoon River. Avec ces Autres chants de la rivière dont le recueil glisse, s'échappe du SRA de W.F. pour mieux prolonger son existence et sa lecture. Petit théâtre des cruautés et vanités, petit laboratoire des poisons dans cette « boîte de Pétri plus grande nommée Terre » où l'on retrouve une trentaine de personnages secondaires et archétypes, Nig le chien et la fille Rhodes, la mère qui trahit, qui quitte le père, qui quitte la vie. La vie, parlons-en. Ici, à Spoon River, et ailleurs, et ici à nouveau. Ci-gît le corps, mais pas l'esprit et moins encore celui de Spoon River que l'on ne quitte jamais que pour, bon gré/an mal gré/an y revenir. Regrets éternels de celui qui fut et fuit (ttt), fut parti avant d'avoir compris — « va te faire écraser sur Broadway, on te réexpédiera à Spoon River » (130 Ralph Rhodes). Que celui qui a des ouïes écoute le chant de la rivière de la vie. Ici règne l'inachevé, le devenir, le dasein, l'étant-là, dans le même fleuve, dans son lit, pas sorti, dans de beaux draps.

« Combien de fois rivière, franchie puis à rebours, dans un sens, puis l'autre. Combien de fois barque chargée de mots ».

Soudain la Guerre, la Grande, depuis laquelle Hinstin a perdu son H. Chants du départ et du retour, « poèmes que le soldat traducteur a eu le temps d'écrire pour son projet (inabouti) sur les victimes de la guerre (1914-1918) ». Témoignages qui rendent compte, à travers la diversité des thèmes, styles, origines sociales et culturelles, de l'ampleur internationale du désastre, de l'effritement des racines, du déracinement. Rend justice et hommage aux laissés pour compte cités seulement par le manuscrit principal d'E.L.M. Ici les imprécations se font plus fortes, qui virent à l'insulte, tournent au pugilat, contre tout et tous, contre soi et tout contre la colline. Les passions plus troubles. Les regrets plus amers. Les remords plus mortels. Les mots plus abrupts. « L'enfer est pavé de désolation, d'interruptions... », de bonnes intentions, et de mauvaises aussi. Quant au paradis. Voix d'outre tome/monde. Où le mystère s'éclaircit des renvois – petit a petit b. Abattement, maladie, solitude, secrets emportés dans la tombe, piété filiale, pitié, mercy. Mais aussi résistance, courage, solidarité, révolte et espérance.

« Quel est le poids d'un corps face à un livre de voix mêlées. »

Epilogue. Où le corps mort de l'auteur, retrouvé en vie, se livre au nouvel Attila. Réincarnés pour la énième fois en ce qu'ils sont et font de mieux, c'est-à-dire en eux-mêmes. Entre la vieille Europe et le Nouveau Monde, entre surréalisme et surnaturel, héritier de Mesmer et contemporain de Cayce, Webster Ford, hétéronyme fantôme de l'auteur repris par Instin. Soldat inconnu, canal, channel, médium, spirite, intercesseur. Achérion, passeur de sens, de flow. Entité protéiforme et polymorphe, le Général Instin - projet interdisciplinaire et collectif apparu il y a vingt ans, que j'ai découvert il y a dix - est désormais légion, qui s'agrandit sans cesse, daemon formé ici par douze apôtres fondus en un (mais si) : François Athané, Sereine Berlottier, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Antoine Dufeu, Dominique Dussidour, Mômô Basta, Pierre Ouellet, Eric Pessan, Cécile Portier, Lucie Taïeb, Benoit Vincent.

« Ils n'ont pas demandé : “ Quelle rivière ? ” Ils sont venus, les morts, un à un. » Et les vivants aussi. Hommage soit rendu à tous ceux-là pour ce merveilleux, passionnant et inspirant travail de création et d'édition.

Fabrizio de André, Non al denaro non all’amore né al cielo (1971)
Adaptation de Spoon River d'Edgar Lee Masters

3 Antonio Sapienza (contribution non numérotée, filée et apocryphe aux Autres chants de la rivière, traduction Eric Darsan)

« Rappelle-toi, ô mémoire de l'air,
je ne suis plus rien qu'un petit tas de poussière.
»

On dit - je les entends chuchoter au-dessus de ma tombe, et parfois le vent colporte leurs rumeurs - que je me serais égaré, ²retrouvé, réfugié là par erreur, que mon fantôme, sûrement, continue d'errer, de migrer. Qu'il vaut mieux (rayez les mentions inutiles) : m'ignorer, faire sang blanc, ne pas s'éterniser, déguerpir avant de donner corps à ma présence, de la sentir, de m'inhaler peut-être malencontreusement, tout vaporeux que je suis (présumé être). ²Retrouvé pourtant, vous noterez. Mais non. Pas ma patrie, ma terre, qu'ils disent qu'ils prétendent. Mais la terre n'a pas besoin des hommes pour déplacer les corps.

Corps céleste. Corps humain, chimique, mystique, céleste, de métier, d’État, d'armée, de logis (maréchal et tout ça). Corps qui définit et détermine la vie et la mort, dont on désigne le vivant et le mort. Corps social, cadavres ambulants, corps miséreux décatis aux yeux caves, corps gras des nantis bien portants leur carcasse pourrie de l'intérieur. « Corps comme le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes. » (Michel Bernard, Le Corps, 1974, p. 141). Le fantasme, autrement dit le fantôme. Pléon — /ecto —/plasme. Enveloppe. Enveloppe charnelle et de papier. Suaire marqué par la sueur. Semblable à celle qui contient le corps du texte, corpus consti-tué, et resti-tué, ressus-cité, de Spoon River.

Longtemps, et de bonne heure, j'ai parcouru le corpus de l'auteur — Edgar Lee Master, ou Instin (?). Jusqu'à m'y perdre, revenant, l'esprit errant d'un témoignage (testimony, testament) à l'autre. Jusqu'à me retrouver moi-même, comme les autres, sur la Colline. [Notez bien : sur et non pas sous — pas ²saoul comme ce satané 9 Chase Henry - les gens du coin ont raison de le dire, muets dans le fond comme les tombes auxquelles et d'après lesquels on — encore lui — les identifie. (²L'on m'opposera peut-être un erreur de traduction, une confusion due à l'homonymie, mais qui est on pour me le dire)].

Parfois les images s'imposent à moi, comme si je possédais la vue - don de double vue, berlue plutôt - ou bien plutôt qu'elle me possédait. Pauvre de moi, résidu d'une conscience collective, forme de cénesthésie, esprit dans un esprit, lémure qui se lamente, fantôme de fantôme fantoche qui perd le sens commun et la raison pratique, tire la couverture à lui, se retourne et s'en va. Quand soudain le bout du tunnel, à moins que ce ne soit celui du rouleau...

Ouija ! En vérité je vous le dit : je suis celui qui est, je suis celui qui vient, je suis

Antonio Sapienza

Bertolt Brecht & Kurt Weill - Alabama Song
“I tell you, I tell you, I tell you we must die.”

Pour aller plus loin :
Instin,
Instin au nouvel Attila, Instin, le feuilleton, sur Remue.net, Instin Textopoly 6 — le Cimetière
 
Dans le même ordre d'idées :
-James Agge, Une saison de coton, Bourgois, chronique sur Lou et les feuilles volantes.
-La moitié du fourbi, numéro 4 : Lieux artificiels, chronique par Lou pour UDL
-En ce moment la Librairie Charybde consacre également sa vitrine à la psychogéographie

On se retrouve très prochainement : 
-Ici pour de nouvelles chroniques mais aussi rubriques

-A la Librairie Charybde le jeudi 3 novembre à 19h30 où Lou et moi aurons le plaisir et l'honneur d'être libraires d'un soir avec une sélection de huit titres tous plus beaux les uns que les autres. Venez nombreux ! L'enregistrement de la soirée est à écouter ici
Mise à jour :

-J'ai eu le plaisir et l'honneur, depuis et dans la foulée de cet article, de rejoindre les troupes instiniennes à l'occasion du
projet Spoon River [prolongations] sur remue.net. Vous pouvez retrouver mes premières contributions avec deux textes ici : Henry Tripp & Cully Green & Martin Vise par Edgar Lee Masters & Eric Darsan,

Texte et photos © Eric Darsan. Les extraits en italique ou gris, les photographies d'extraits  et de couverture, réalisée par Mario Giacomelli, sont tirés de Spoon River, Catalogue des chants de la rivière © Remue.net, Le nouvel Attila, Instin, 2016.

jeudi 6 octobre 2016

Sombre aux abords, Julien d'Abrigeon

Moteur, ça tourne. Bruit sur le vinyle, sur la photo. Grain. Grésil. Peur. Haro. Sur la ville, aux abords. Chevaux sous le capot, cheveux au vent. Lunettes noires pour une nuit blanche. La clé des Champs sur le contact, devant soi une avenue, un boulevard. Eblouissante découverte de cette rentrée, après Le Bal des Ardents et Cendres des hommes et des bulletins, voici Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon, sorti le 1er septembre chez Quidam.

Un recueil phare qui frappe le regard, met en joue, en joie et en musique deux fois cinq nouvelles, dix petits bijoux à l'obscure clarté dont les héros, aussi morts que fous, nous entraînent sur les chapeaux de roues dans une chevauchée fantastique entre polar déjanté et chicanes poétiques.

 Julien d'Abrigeon, Sombre aux abords, Quidam 2016.

« Cent soixante-dix chevaux, assoiffés. Toute une cavalerie au repos, sous ma fenêtre, sur le parking, sous le capot, à l’affût du premier coup de clairon. »

Aux abords, en exergue : Truffaut, Desnos. Back to the basic. B.a.-ba Face à/beside. Typo. Typo. Bruits de frappe. Typo. Typo. Petite frappe, bête humaine. Typo. Typo. Typo. Qui. Slash/Par touches. A la fin de l'envoi. Fin de l'envoi. L'envoie. Curseur. Chariot. Typo. Typo. Typex. Le type aux commandes c'est moi/lui. Pas à ma/sa place. Le je/tue/il du rôle qui. Misfits/Desaxés. Au dehors, la vil(l)e. Je/Il sors/t Alors ça casse, forcément, ça rompt. Le coup. Net. L'accident. Lumière cru(ell)e, aveugl(ant)e. Meursault, la nuit. Cas(sos) sensible, qui dérape, quitte. La chaussée. Quitte à trépasser. No trespassing lit-on sur les bandeaux croisés – aucune eff/infraction, juste : « c'est le Bronx dans le Massif central ». Misfits/Desaxés.

« Mon sang fait plus d'un tour dans son sang, frappe à contre-coups, monte à la tête, envoie du bois, batte qui frappe aux tripes, une bonne gauche au foie. »

« Il faut filer », quitter les lieux à la bourg, exode rural, partir pour toujours puis revenir un jour quand on n’appartiendra plus à rien, ne tiendra plus à un fil, quand on aura brisé/créé les liens, les lieux qu'il faut pour pouvoir s'en tirer à nouveau. De toute façon on n'était pas à sa place - « je ne comprends pas grand-chose à ce qu'il se passe autour de moi. Je n'ai jamais compris » - qui comprend. Qui. Qui s'extirpe, ex-tripes, chair à con, à canon à proton, bon à rien - « Tu es petit, tu es laid, tu es sourd, tu es un débile léger. » Tuer les voix tout autour, charognes et charøgnards, tour à tour. Y laisser des plumes ou se/les p/r/endre. Ecrire avec son, ses sens, retournés. Et puis retourner au charbon. Poussière redevenue poussière. Résignation, résilience, rêve devenu réalité.

« J'ai un projet, petite. Tu ferais bien d'écouter. »

Soudain l'horizon. Aride comme le Soudan. Comme le discours du laboureur à ses enfants. Vingt fois sur le métier, on vous l'a fait, non ? Le coup du mérite. Ou bien. Les insultes, encore, le mépris en premier. Ou bien après, si. Refusé, réfuté, remis à plus tard. Mais – il n'y a pas de mais. Il faut bien que quelqu'un fasse le boulot. De gré ou de force. S'y faire. Et si fer il y a : labourer. Avec l'espoir de s'en sortir, d'y arriver enfin. Avec son cœur, son âme, ses mains. Histoire sans fin, Sisyphe sur les genoux, sur les talons, talion boulet et pierre. Tout à prouver, sa culpabilité d'abord. Et pour ce faire. Rouler sa bosse, buter le gars de la station. Sale gosse à la dérive. Fureur de vivre. De ce côté-ci de la barrière, de l'Atlantique, de l'enfer. A bout de souffle. Misfits/Desaxés. 


« Je suis leur fils unique, donc leur seul héritier. »

Réécrire l'histoire. De ce roi fou de n'avoir pas. De ce môme qui veut tuer ses vieux. Porter le chapeau en guise de prologue. En gros. Titre dans les journaux, rubrique à branques, fait divers. « A part la sévérité du père, aucun incident particulier dans la vie de cet adolescent de 16 ans n'explique son geste. » Mythologies de barges, panthéon décousu : Tom Waits, Gottlieb, Led Zep et PMU (cherchez l'intrus). Psychosociologie brève de comptoir. Etre ou avoir. Une brêle. Ou une pétoire. Collection d'armes - de CRS, de SS - du père. Un « solide fond hitlérien (…) “Un silencieux, plutôt brave gars” ». Profil classique des anormaux, de ceux qui déraillent ou dérouillent, c'est selon, souvent les deux à la fois — « Il y a des façons d'être sévère que vous ne pouvez pas piger. ». Aplomb. Dans la tête ou dans l'aile de la R5. Sang chaud, sang froid. Réaction. Action.

 « Tu te crois dans une série américaine ? »

« Dimanche-gigot-haricots ». Faut filer, c'est pas faute de vous l'avoir dit. Cesser de creuser. Le pater et la terre. Fils de fils de fils de. Ad aeternam et ad patres. « Il fallait le faire ». Retour de l'éternel retour de l'éternel. De l'Age d'or et du paradis perdu. Sacrifier ses fils. Il faut bien que quelqu'un fasse le boulot. De gré ou de force. S'y faire. Et si fier avec ça. Mais, encore – pas de mais. « Tout a dégénéré ». Le fils en premier. Slash encore. S'lâche vraiment. Bouc émissaire. Le chemin à l'envers. Karma, rachat, pardon, rémission - « le retour se paye cash » - manivelle, bâton, talion, malédiction. Tous les visages de la colère, de la misère. En somme : de la commisération. Je n'ai rien fait commissaire. Rien que l'on ne m'ait fait faire. Mon boulot. Fallait bien. Que jeunesse se passe. Comme dans un nouvelle de Dynamo Bugatti : violente, incomprise et sommaire.


« J'appuierai un peu plus, rétrograderai en vue d'un surrégime et
je me tirerai
d'un coup. »

Typo. On engloutit les kilomètres. Typo. Typo. Avale le goudron. Typo. Typo. Typo. Tape/fait le dur. Typex. Typo. Typo. Faux départ. Caler. Au point mort du jour. Silent night, Howly night. Beat générateur. Ginsberg, Kerouac, Burroughs. Connaître, bibliquement, cette nuit américaine. Prendre sa part et quitter le troupeau, Bonny Parker and Clyde Barrow. Ascenseur pour l'échafaud. Rendre la monnaie, donner le change, tenir le cap, la barre, station debout. Oublie la MilkyWay®  : nuages à l'horizon. Le je encore, le franc je qui s'épanche à la portière, et flanche. Faut y aller, j'te dis. Recommencer. Pour le meilleur toujours, le pire avenir. Même dans la mer, là Moïse jusqu'au cou - « Tu me, tu vas voir la mer, je t'y mène, tu me. » On n'a plus le. Les maux se meurent reflets dans l'eau l'arc-en-ciel dans le gasoil l'hydro carbure. Mais à quoi. Rien. Toux.

« Dans sa chambre, Candice punaise des hommes. »

Dragon, gargouilles, fil d'Ariane, labyrinthe, reine, Cerbères, Argos et Persée. Chanson de geste et gestes d'échanson. Icônes du cinéma, « Des Brando, des Mitchum, des Delon ». Qui détonnent, déconnent, qui. Tournoi. Rodéos urbains, taule contre tôle, file contre fille, rencontrée la veille, que l'on revoit, froissée au matin. Ne pas nier le rien, à perdre, à gagner, qui unit dans la nuit l'amour et la mort. Kilomètre départ arrêté, on dit : on sait comment cela finit. A chacun ses clichés. La même histoire, tragique, qui défile dans le rétro. Jusqu'aux douze coups de minuit où la fée carrosse faite carcasse, passée au crible, se change en six douilles aux frais de la princesse « cendrier, tri sélectif, + courses au Carrefour Leader Price Leclerc, vous avez la carte du magasin ? » Y perdre son latin, ses illusions. Ou partir à point. Retrouver l'argot de Godart, son univers : « allons-y Allonzo. »



« Dans la Grand'rue je passe, les chiens aboient hurlent gueulent tirent sur les laisses, prêts à mordre, puis kwaillekouaillent penauds, la queue rentrée, mais la gueule levée, hurlant à la lune qui est déjà là, trop tôt. » 

La nuit s'emmêle, beside. Le disque tourne, lunaire. Promesse d'une [autre] terre. (Se) Braquer. Rouler. (Se) Dé(b) rou (il) ler. La radio souvent, pour sentir. La peau, les os. Effets doppler. Echos. Voix de garage : chamois et cambouis. Epopée au polish, épique, chromée. Plus la force de subir, mais celle d'« exploser et souffler vent de face cette ville ordinaire. » De partir, mais pas seul. De voir d'un autre œil, d'une mémoire neuve. La nature reprendre ses droits sur la friche industrielle. La Défaite des maîtres et possesseurs, pour de vrai cette fois. La condition ouvrière, humaine, nubile. La reproduction sociale. Le café, la clope, fumée aussi, le froid que l'on exhale. L'exil, quotidien, matinal. Toute une vie perdue à prétendument la gagner

« Couché. Longtemps, je me suis levé bien trop tôt. Trimant sec, bossant dur, j'en ai abattu du boulot pour tenter de m'en sortir, sans dépasser, sans me salir, retour au clean. Réglo. Bon gars. Gentil. Assis. Couché. Pas bouger (…) Trop longtemps. Trop tôt. Couché. »

On a beau faire, dans le fond et pour la forme, abattre le boulot. Ce n'est jamais assez, jamais suffisant. « J'ai beau – ça finit mal. »  Dernier inventaire avant liquidation. Chronique de l'haleine ordinaire des braves gens, de leur abêtissement, du racisme infra/extra/ordinaire ordinaire, puant, du lotissement. Tous les lieux communs du vulgaire (« Voilà ton intérieur son reflet »). Contes à rendre, à vomir debout (« il m'est arrivé grande merveille »). Marre de tout ça. Alors quoi, sinon. Prendre de la distance, de la hauteur. Partir les mains en l'air ou les pieds devant. Contrer le désespoir, la désespérance. Et contempler la ville des abords avant qu'elle ne sombre (« D'autres terres existent et n'attendent que nous. »).

Bruce Springsteen, Darkness on the Edge of Town

« Nous sommes la forêt sans les arbres, ce que vos enfants doivent à tout prix contourner, car là sombrent les ténèbres, les loups noirs, les Arabes et les ogres. »

Ecrire sur Sombre aux abords comme d'Abrigeon écrit sur Darkness on the Edge of Town de Springsteen, c'est rouler en bonne compagnie sur les lignes blanches qui défilent. Sentir l'écriture, automatique, magnifique, qui kalache en rafale, tac-à-tac-à-tac-à-tac-à-tac-à-tac, attaque. Se surprendre à prendre de l'avance et, au moment où l'on s'y entend le moins, se faire doubler. Attendre au tournant, au feu rouge, au virage. Embrayer. Passer les vitesses. Chant I II III IV V Projections de microsillons. Variations sur un même thème. Odyssée pop, osée, à base d'épopopopée. Sonatine en uppercut majeur.

Sombres accords, aux abords, aux abois, qui proposent plus d'un 33, 45, 78 tours d'horizons dont les faces se répondent. Jusqu'ici Springsteen pour moi c'était Born in the USA au premier degré, la sale défaite des années quatre-vingt, le bahut qui craint, F1, formica et Chevignon. Tout ce que l'on peut faire et fuir ici et là dans le genre trivial, country et rural. Réuni ici dans un roman choral au style assuré et percutant par Julien d'Abrigeon, auteur-compositeur-interprète virtuose d'une série de liv(r)es écrits pour l'oral depuis plus de vingt ans (et dont on peut avoir un aperçu sur tapin²), l'ensemble prend une autre dimension, vivante, littéraire, poétique, archétypale. 


Au-delà de l'album du Boss qui confère son rythme et sa structure au roman, les aires d'influence ne manquent pas dans Sombre non plus que l'affluence aux abords. Qui participent à cette littérature de la route et des ronds-points dans la droite ligne et à l'intersection de l'esthétique du film noir, de la nouvelle vague, du polar, du polaroïd, de la country et du road movie américain.On retrouve avec bonheur Pierrot le fou qui patine et mouline dans les scènes d'accident et les dialogues. On s'étonne, dans une folle et brusque euphorie, de s'entendre dire J'ai toujours rêvé d'être un gangster à la lumière blafarde des stations-service la nuit. Et si Les convoyeurs attendent continue de nous faire fuir, c'est que son réalisme, comme celui du roman, dérange.

Alors on s'interroge, on regrette, on espère, que le cinéma français (on recule rien qu'à la mention, se sauve ou se souvient) déroge davantage, que la littérature, et l'art en général (tout ce qui fait, qui dit, la vie et le réel dans leur entièreté) se libèrent du bon goût, de la morale, et de l'ordre prétendument (r) établi. On y travaille, en joue. Sans freins ni fin. Les pieds sur terre. Le plafond de verre c'est notre plancher.

A la faveur de la nuit, là où paraît/disparaît le jour, on roule des mécaniques au comptoir, les mains dans les poches, galopins, formidables. Sitôt servis, on clame, on crie et on calte. Avec et à fond la caisse. Sombres aux abords, personnages anonymes, on évite l'autoroute. On emprunte les sentiers autrefois balisés devenus désert, repeuplés à nouveau. On a soif d'aventure, on s'abreuve à la source, on vit d'amour et d'eau fraîche, l'hyper et l'inter nous parlent de textualité, pas de marché. Et si on s'en tire — casse littéraire du siècle et carcasses de romans — ce ne sera pas par accident. 



Cover, texte et photos texte © Eric Darsan. Vidéo officielle et extraits issus de Sombre aux abords © Julien d'Abrigeon 2016. Feat. © L'époque, la ville, leurs abords et ceux qui les peuplent. Vidéo "J'ai toujours rêvé d'être un gangster". Réalisé par Samuel Benchetrit, 2008, à voir absolument.