mercredi 16 novembre 2016

Bonne nouvelle du désastre et Alcools, Leopoldo María Panero

Un petit livre rouge ouvert sur l'inconscient, épais et conséquent. Une plaquette, comme jaunie, légère et fatale comme un coma éthylique. Qui accrochent la lumière, le lecteur qui y pénètre. Qui rejettent, visqueux, celui qui seulement les feuillettent.


Bonne nouvelle du désastre et Alcools : telle est la vie rêvée et avérée de Leopoldo María Panero, aperçue avec Ainsi fut fondé Carnaby Street, écrit et paru dès 1970, mais traduit et publié pour la première fois en français en 2015 au Grand Os. Tels sont également les titres des deux ouvrages traduits et parus à leur tour respectivement aux printemps 2013 et 2014 aux Editions fissile, qui inaugurent et poursuivent à la fois l'édition des œuvres complètes du poète. Une œuvre et une maison remarquables par la qualité de ces publications.

Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004)

Traduit de l'espagnol par Victor Martinez — qui avait déjà cotraduit Ainsi fut fondé Carnaby Street avec Aurelio Diaz Ronda — et Cédric Demangeot, Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004) comprend, comme le dévoile plus amplement les Notes de ce dernier sur la présente édition, une première et précieuse anthologie en neuf séquences intitulées Tout ce qui est léger doit tomber (1980-1998) suivie de « quatre livres importants Leopoldo María Panero publiés au début des années 2000, et tous donnés ici dans leur version intégrale » : Aigle contre l'homme, Poèmes pour un suicidement, Bonne nouvelle du désastre, Danse de la mort et Schizophréniques.

(« Et après je vais pleurer, sur la fenêtre,
devant les inconnus, et
je vais faire beaucoup de bruit. »)

Tout ce qui est léger doit tomber, à commencer par. Autour du poème, le seul en français dans le texte, qui introduit cet autre composé de tous les autres, comme autant d'hommages et d'adieux à l'enfance, d'anamnèses et de désespérances. Drôle de vie et mort de Leopoldo María Panero, mises en scène par lui-même ou. Par l'un de ses doubles, imposteur, hétéronyme égaré, doppelgänger, meurtrier. Suivent les Crapauds, avec cette bonhomie que l'on retrouve dans Le Voyage d'Ana Tot. Et après eux le déluge, la bave, l'excrément, avec le festin nu de l'Héroïne. Le cerf, la rose et le poème aussi. Le Peter Pan de Carnaby. En filigrane, Artaud, Luis Buñuel et Salvador Dalí. Sur le papier, Ezra Pound, Hölderlin et puis Scardanelli. Soit : Fous, camarades d'asile, doubles, imposteurs, hétéronymes, etc. Avec l'alcool, déjà, pour seule compagnie. Et encore la pluie. Il y a les Poèmes de la vieille, le pet, le cul, le dégoût et le refus, de la déliquescence de l'âme et de l'esprit lorsque vient la cinquantaine pour lui.

Aigle contre l'homme. Par formes anciennes, vents et vers, Raimbaut d'Orange, et cerf et bleu et rien. Ritournelle de la fin, désolations, monotonie des paysages dévastés de la vie. Mystères cependant, mais déjà : Poèmes pour un suicidement. Et de nouveau crapauds et vers et serpent, les saisons de la vie et la mort de l'auteur — « il y a un seul héros, c'est la page » — par évitement. En somme, enfin : Bonne nouvelle du désastre. Ellipses, reprises, répétitions. De celles que l'on retrouve chez Marie Cosnay, chez Paul Valéry — « La mer, la mer, toujours recommencée. » Us et abus de stupéfiants tropes. Mises en abyme, détournements. Fleur et mort et jaune et Christ. Mallarmé contre la vie. Déclinaisons : chaque mot comme un personnage. Qui son rôle qui sa place qui sa couleur qui sa fonction. Comme une allégorie. Et soudain, seul mot méritant une note de Panero dans l'intégralité du recueil : Muspilli.


« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » — tribut payé par Panero — sortilège bu — qui redéfinit les fonctions et attributs des symboles — dans le flot sans honneur de quelque noir mélange sur le Tombeau d'Edgar Allan Poe. Mots fous d'un fou de mots, démiurge, maudit ou. Plagiat de moi-même, presque pastiche, poème dans le poème, déridé, qui se malmène, et Neruda par la même occasion. Ou cet autre, A la manière de moi-même, ou imitation de Panero. Quand soudain « le tremblement des mots », comme un promontoire. Là où le mythe et le verbe se rejoignent et se créent — en secret. Chants de Mal[o]dor(or). Dénigrement ou mystique du saint excrément, de l'exécration. Pour en finir avec. Le jugement de Dieu (lien), avec. L'enclume et le marteau. Frapper fort avec. Non pour enfoncer au-delà, briser le corps, la croix et les clous d'un seul coup, d'un seul. Tenant.

Donner un sens. Autrement dit : Danse de la mort. Hymne, ode. A Tennyson, aux Sioux — pas aux apaches de Carnaby. A Arthur Llewelyn Jones, dit Arthur Machen, à Strindberg, à Leiris dans la geste et le mors — De la littérature considérée comme une tauromachie. Et les pages qui suivent, toute plus belles les unes que les autres, où apparaissent à l'encre sympathique l'obsédante douleur, la flèche dans le flanc de Panero, la vie contre la vie, et la mémoire, et le ressentiment -  « le cauchemar atroce de vivre, de vivre sans rêve, sans appui, à séduire tantôt Dieu, tantôt Cordélia ». Il y a une lumière chez Panero, dans les yeux de l'enfant divin, du puer. Ce pourquoi et cependant ce recueil, si ce n'est l'œuvre toute entière — est une longue plainte marquée de magnifiques coups de semonce. Un flingue chargé à blanc désespérément posé contre la tempe. Une terrible et entière Lettre au père — « Daddy, give me your hand. I am afraid. » La peur, la honte, l'impossible mort, l'improbable repos, et « l'horreur d'être toi ».


Dante et Kafka, Rimbaud et Verlaine, devenus frères d'a(r) mes, se mirent et s'éprouvent, s'épaulent et croisent le faire. L'être du Voyant — « Le désastre est une victoire de mon âme, écrire est ne pas être, face à l'épée cruelle du vent. » — Voyelles redéfinies aux couleurs de l'épouvante, de la haine, de la mort. De toutes les folies —Schizophréniques, ou La ballade de la lampe bleue. Incantations en hébreu, lyrics en anglais. Remake d'une vie où se côtoient, se tutoient, Lou Reed et Borgès. Et, si l'on se prend à fermer les yeux, d'autres poèmes s'impriment sur les paupières, que l'on cherchera en vain, errant entre les lignes comme dans les allées pendant qu'ici et là, des mots. Comme des notes, qui s'accordent en fonction des thèmes — Cerf-folie / rose-poème / bleu-terreur — reviennent, qui composent et continuent de jouer la mélodie du poème. Comme les teintes d'une même palette qui, mêlées, en composent, en appellent, de nouvelles et un tableau, amer et beau, toujours recommencé.

« Le poème est la seule hypothèse de mon existence la seule garantie de mon être : l'unique prière pour que le non-être ne soit pas identique à l'être. » Parfois, à lire une chronique, l'on croit avoir lu ce qu'elle aborde à peine ou approfondit par trop. A ce stade vous n'avez pas lu peut-être, ce pour quoi il faut lire, cette Bonne nouvelle du désastre. Où l'on comprend déjà pourquoi et comment Mon cerveau est une rose avant qu'il n'y revienne. Où l'on suit, où l'on voit. Ces points dans la typo, ronds et profonds. Comme les clous d'un ex-voto, d'une plaque funéraire. Comme une expiration, une inspiration. Comme ceux de Spoon River, que je n'ai remarqués que lorsqu'une strophe m'a rappelé un épitaphe de ce dernier. Que l'on retrouvera, et plus encore dans Conjurations contre la vie. La poésie de Panero est totale. Totale, elle doit être lue totalement. En boucle et à rebours, sans parvenir à distinguer le début de la fin.


Il y a le nom de Panero. Un nom qui domine les huit paragraphes de la préface de Cédric Demangeot — cotraducteur, éditeur de l'ouvrage et poète — dut-il pour cela procéder lui-même à une mise en page ET à une typo soulignant la liberté nécessaire, contagieuse & prophylactique, à l'approche de. Panero et de son œuvre. Une part de folie nécessaire à la création, et de création qui protège de la furie comme en témoigne la drôle et tragique quatrième de couverture qui donne la parole à. Roberto Bolaño. Il y a les mots de Panero. Et les mots de Demangeot sur les mots de Panero, justes, passionnés, poignants et beaux : « Son poème, le même sous toutes ses formes, avec un vocabulaire restreint à quelques centaines de mots peut-être, ceux des grandes obsessions increvables, avec un bestiaire d'Indien décimé et toute la bibliothèque de Babel sur le dos. »

Il y a les mots de Panero. Incarnés, dont la douceur de courbes n'existe que pour la douleur des angles, la mollesse plus que la fermeté des chairs, les muscles comme des os, secs et saillants, cassants et blessants comme du verre. Cassé, pilé, Panero ne plie pas. Jamais. En place de cela, de la posture et de l'imposture, il ressasse, clairement, à dessein. Scande, répète. Autant pour lui que pour nous. Leopoldo María Panero a trente-deux ans lorsqu'il rédige les premiers poèmes de ce recueil, cinquante-six lorsqu'il rédige les derniers, quasi le double, de sa vie. D'adulte, du moins. Dix de plus que lorsqu'il écrivit Así se fundó Carnaby Street. L'enfance est loin, qui demeure comme une blessure. Le lance, le tance, comme le membre fantôme d'une famille amputée. Il y a les maux de Panero. Leur marque sur le corps, la peau, sur les os. A l'instar d'Artaud.


Il y a le corps de Panero. Vécu comme celui d'Antonin dans la souffrance insensée. Corps im-pensé ni pensable, ressenti plus que de raison. Comme une trahison. llUne prisonll. Dont il s'agirait d'écarter les os qui lui servent de barreaux. D'écarteler. De cribler de flèches. De frapper la chair(e) — flesh. De faire sortir le péché — sin. De faire sans — sin. Insanité qu'il s'agit de. Répéter / Purger. Cul, excréments, pets. Aux hommes que l'on laisse. Comme morts, sans force, ni volonté, ni dignité. Hygiène de l'hashishin, statut de selles. De l'exilé, de l'interné, rendu à lui-même. Ecriture sans censure, viscérale, au sale sens du terme. A trop voir la figure du poète maudit, l'on en oublierait le corps encore vivant du poète — mort depuis, en 2014, et né à la postérité — s'il n'y avait ce corpus pour lui rendre hommage. Il y a la langue de Panero. L'espagnol, l'anglais, le français, le lycée italien. Il y a l'image et le regard de Panero, inoubliables.

Il y a El Desencantado, de ce film — pellicùla. Qui existe — ex-sistere. Dans lequel Panero, à 28 ans, en homme – monde et hors monde - chair et os et corps et voix - jeté hors, donc, de lui-même sur la pellicule, jetée elle-même dans le monde à l'instar de ces poèmes — se pose là. Dans la Fabrication de l'Apocalypse, dossier qui conclut ce riche recueil, Victor Martinez propose encore quelques passages transversaux et, surtout, retrace l'histoire familiale de Leopoldo María sur la base de ce film de Jaime Chávarri qui lui est consacré et dont il retranscrit les extraits les plus cathartiques. Ce film, qui constitue un poème – bave, crachat – en soi. Confession sans concession. Qui aborde sa tentative de suicide, son internement, son emprisonnement. Qui saborde son enfance son rapport à l'échec, aux institutions (scolaires, psychiatriques, toutes pénales), à l'umour comme arme, à l'alcoolisme comme drame, à la solitude. Qui tente de renouer les fils - Mon père, dit le frère. Notre père, reprend Leopoldo - de se faire à l'image du père reconstituée. Témoignage de la folie, du génie, de la démesure réunis, de la statue de l'écrivain, de sa mort, de son mystère rongé par les mythes.

Il y a une bonne nouvelle — au sens christique — dans le désastre. Qui est celle du désastre. Qui s'exprime par et dans. Son nom, son corps, sa langue, son image. Qui est celle de cette traduction remarquable, de cette édition, belle, rare, précieuse, teintée dans la masse d'un rouge — le seul dont celle-ci peut se parer sans rougir davantage. Un fissile fait missile au cœur du désastre plus général du monde, de l'existence humaine faite telle et donc fatale. Premier opus, premier obus, d'une œuvre, celle de Leopoldo María Panero. Née d'une guerre mondiale et d'une autre plus totale encore, « la guerre la plus inutile et la plus sanglante, la guerre pour être moi et pour laquelle il faudrait que l'autre n'existe pas. »  Une œuvre qui se fera plus réfléchie avec les années, comme un miroir qui, à force des bris se verrait enfin (re) constituée.

Alcools

Volume encore, fin comme du papier à cigarette - à peine une douzaine de pages -  moins rouge, mais non moins inflammable, voici Alcools, recueil monolithique et vaporeux à la fois traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot et paru en mars 2014.
« Alcool que, par ailleurs, je ne bois pas
C'est le Coca-cola qui le remplace,
et la morsure de l'eau, son baiser sur mes lèvres. »

Tragos, titre original. Littéralement, volume, verre. De jaja, de cerveza, de vino. De tous types de boissons alcoolisées. Alcools, donc. Mais aussi Hirondelles — oiseaux vaporeux au large gosier, envolés d'un trait. L'on pense à Apollinaire, évidemment, Alcools déjà, et calligramme dans le sang — La colombe poignardée et le jet d'eau. Extrait distillé de La tempesta di Mare, tempête dans un verre d'eau lorsque les murs capitonnés, la camisole, l'isole. Traduction de traduction. Décryptage des sens et symboles, du signifié et du signifiant. De l'étiquette. Translittération du litron, avidité et vacuité. De l'écrivain réduit à sa plus simple expression, qui tourne à vide. De l'aruspice à moitié plein qui jauge le verre et parvient, à travers lui et malgré tout. A poser la question de l'identité, à interroger le sens de la vie. A convoquer les poètes défunts, à les renommer. A répéter sans fin, en déclinant, en détournant, le fantôme de Marx et de Jésus Christ, de Sartre et de Béatrice. A rappeler à ce nouveau panthéon qu'Así se fundó Carnaby Street.

« Le seul homme qui existe est un être misérable qui cache dans la syllabe du vent. »

Lowry et Bukowski, Bataille et Poe, Baudelaire et Dali, sont ici sur le même bateau, ivres de vin et de poésie. Laudanum et delirium, nommagite aigüe d'un homme hanté par les figures d'autorités qu'il refuse, mais dont il sait l'utilité en ces terres perdues — pour lui comme pour les autres, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'asile d'où il écrit. Réminiscence, oubli de — Mondes engloutis. Quand soudain, apparaissant en arrière-plan, en toile de fond, comme dans un tableau de Gustave Moreau : Mondragon. Mondragon, nom parmi les noms, asile déployant ses ailes dans l'esprit voulu dément du poète. Qui règne sur la vie et l'imagination. Qui incarne la bête, adorée et haïe, crainte et révérée, qui menace et qui protège. Mondragon, que Panero chevauche à tout crin, mais ne cite ici qu'une fois pour toutes. Là, pas de sol-meuble, pas de décorum auquel se rattacher. Et pourtant rien de sibyllin, jamais. Ni pour distinguer le bon vin de l'ivresse. L'alcool, seul, écrit, directement — dans la veine de Panero. Mais l'alcool lui-même parle de l'asile, et des raisons de l'asile.

« Ils ne veulent pas que je parle de la Mort.
Ils veulent seulement que je parle de l'alcool et d'amantes que je n'ai pas eues
(…) 
ils ne veulent pas que je parle de l'immondice, 
et c'est de la seule chose dont il faut parler. » 

Du traitement infligé à l'enfant puis à l'homme. Meurtri. Par le pater, alcoolique aussi, et la mère patrie, alcoolisée ou prostituée sous ses dehors pudibonds, comment expliquer sinon. La folie d'un monde régit par « la science infecte du garçon de café », magicien-dose, gardien du temple de la perdition. Panero qui noie le poisson, ne joue pas le jeu, ne répond pas, à la question — au sens espagnol du terme, de la Reconquista. Panero qu'il faut toujours s'attendre à attendre là où l'on ne s'attend pas à l'attendre. Qui montre du doigt Mondragon où le regard du lecteur s'abîme, quand c'est le doigt peut-être qu'il faudrait regarder, la main qui tremble, ou bien l'ensemble, tout un, au fond. Transferts, calques, transpositions, juxtaposition de mythologies parallèles ou perpendiculaires, ou contraires, dont le centre demeure — Panero. Qui se dessine, se destine au fil des volumes et que nous retrouverons prochainement avec Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose & autres essais.

Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Bonne nouvelle du désastre et d'Alcools © Leopoldo María Panero,  fissile 2013 et 2014. 

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