vendredi 19 février 2016

Ainsi fut fondée Carnaby Street, Leopoldo Maria Panero

Critique et mélancolique, riche et déjanté, maudit et iconique : tel est, à l'image de Leopoldo María Panero, Ainsi fut fondé Carnaby Street. Recueil poétique et geste politique sous ses airs publicitaires et fragmentés, provocateur et polémique sous ses dehors légers, britannique et hispanique de cœur et d'âme, ancré et déraciné, marqué par son époque et ses origines, manifeste d'une jeunesse perméable et réfractaire asphyxiée par le régime et attirée par l'appel d'air de l'étranger, fatiguée du franquisme et éreintée par le divertissement. Un ouvrage dont l'essentiel est paru en 1970, traduit pour la première fois en français par Aurelio Diaz Ronda et Victor Martinez et très joliment édité par Le Grand Os le 21 septembre.


« Imparfait
Il se pencha sur le cadavre. Sur le lac : mondes engloutis. »


1970 Carnaby Street. Soho. Quartier chaud. Rue piétonne dédiée aux Rolling Stones. Chaussée commerçante au cœur de la Swinging London, capitale de la pop culture et de la mode toutes catégories confondues. Vieilles lunes et jeunes loups se croisent aux pieds de la City. Mondes séparés. Marchandisation. Société du spectacle et de consommation. Mondes engloutis.


« Sa propre image se reflétait. »

1970 A mille lieues, Leopoldo María Panero, la vingtaine, cigarette aux lèvres, se mire en abyme dans son propre reflet. Dorian Gay éclipsé, Petit Prince érudit. Qui voyage, en rêve et en reality. Qui transgresse, agresse, régresse avec allégresse. Qui proteste, provoque, blasphème, hait et se révolte. Qui cherche. Qui étudie, découpe, recoupe, assemble le monde dans lequel il vit. Qui a tout lu, tout vu, tout pris et veut mesurer et restituer le tout à tout prix, y compris celui de cette vie. Cut-up, pop-up, correspondances, analogies, intra, infra, inter et hypertexte.


« Il y avait quelque chose au fond : une ombre, elle bougeait, elle semblait nous regarder. Mondes engloutis. »

Cela commence Ainsi. Comme un polar, un film noir, d'espionnage, d'épouvante ou d'art et essai. Comme dans un tube. Par un tunnel au bout duquel la lumière n'est pas, qui se projette sur les parois. Cinétique ou cénotaphe où le corps disparaît et qui débouche et rebondit au bout du compte sur un mur blanc comme une balle de coton ou le capiton d'une cellule, asile pour une pensée réduite, prisonnière de sa camisole de chair.


« Mon père me tenait par la main. Son rire ressemblait à la mort. Ou était-ce lui qui ressemblait à la mort ? Les cendres de la marihuana sont blanches. Bien entendu, on n'apprend pas ça à l'école. »

Ainsi, cela commence comme cela finit. Avec un jeune homme épris de poésie, Malaparte malappris qui refuse d'être pris à parti. Mallarmé plutôt. Désarmé, Ainsi. Qui nie le jeu du je de son père le poète officiel, le tyran domestique, de la figure patriarcale en général, mais revendique l'engagement républicain à la suite d'une mère qu'il déclarera haïr. Et avec lui, et avec elle, toute la société qui prétend l'avoir vu n'être et n'agir pas, tout en le punissant que ce ne soit pas le cas.    


« L'Homme Jaune était en liberté. C'est tout ce que l'on pouvait dire de lui. »

Pour échapper à tout cela, il y a le multivers, l'univers parallèle et multiple, atopique et uchronique, synthétique en somme. Cinquième colonne que l'enfant s'est créée, composée de l'Homme Jaune, le Nain Rouge, Superman, Mandrake, Batman, Flash Gordon, Captain Marvel et bien d'autres. Mythes de l'Amérique ramenés au logis (« Far West », « L'enlèvement de Lindberg » « l'attaque de la diligence »), mythes et légendes inachevées (Dionysos, Icare, Orphée), littérature (Roland, Le magicien d'Oz), métaphores et comparaisons (idoines ou non), héros de contes aux dessins animés. Blanche-Neige, Dumbo, Alice au pays des merveilles, Peter Pan et La Belle au bois dormant : Walt Disney est mort depuis quelques années déjà, et ses grands classiques tous sortis au cinéma. Son parc, lui, en construction depuis quelques années aussi, ouvrira en 1971. En attendant bienvenu au Carnaby Street World Resort, parc humain aux attractions multiples.


« Le Nouveau Monde (le monde des magazines) »
« L'Autre Monde (celui de la télévision, je veux dire) » 
« Le Tiers Monde (celui de l'amour, je veux dire) »

Cosmogonie. Psychanalyse des contes défaits. Instantanés. Polaroïd. Tables de la Loi et tabloïds. Fables déphasées. Mythologie enfantine. Enumération. Accumulations. Strates. Poétique des ruines. Pulp fiction. Comics. Strips. Bandes dessinées, découpées, flip-book dont le fil de la reliure serait rompu, les cartes mélangées. Miroirs en bris lancés à l'inconscient du lecteur. Qui retombent en pluie et fracas aux pieds de celui-ci, emportant avec eux un visage qu'il croit être le sien. Portrait d'une époque à laquelle il n'eut peut-être cru ni vrai ni même bon d'appartenir, et dans laquelle cependant il se reconnaît bel et bien. Et quand ce lecteur, surpris et inquiet, se baisse pour le récupérer, il lui renvoie par ricochet, en plein entre les deux yeux, les apparats d'un temps qu'il revêt malgré lui.



« L'homme ira sur la lune. »

Prophéties. D'un Monde (révolu). De Mondes engloutis (depuis). Le Monde des adultes, consenti, résigné, évident, de l'esprit de sérieux. Monde mimé. Simagrées. Monde de « petits singes disséqués ». Capsule temporelle. Regrets éternels. Name dropping, nommagite aigüe, lâcher de noms qui résonnent plus ou moins, c'est selon. « King kong assasssiné. Comme Zapata. Pourquoi pas Maïakovski. Ou même Pavese. » Marina Tsvetaïeva. Martyres et révoltés, tous sacrifiés pour avoir joué le jeu d'une façon ou d'une autre. Icônes qui déconnent. Déconnectées. Figées à tout jamais. Echos de Jim (« Aujourd’hui les portes de toutes les salles de projection sont faites d’acier. Le cinéma exclut-il la lumière ou inclut-il l’obscurité ? » Arden lointain). Le poème de Sacco et Vanzettti. Le poème d'Hercule Poirot. Hommage à Dashiell Hammett. Hommage à Caryl Chessman (et mode d'emploi des chambres à gaz américaines). Hommage à Bonnie and Clyde. Hommage à Leopoldo María Panero, mort il y a deux ans à peine. 


Morceaux. 
                   Monceaux.
                                       Fragments.
                                                           Echos.
                                                                    « Ils assassinent les porteurs de flambeau » (Bis)   
                                                                    « JAMAIS » (Quinte)
                                                                    (Flush) « Fin » (This is the end).    

The Doors, The End (1967)

1967 Quelques années (-lumière) auparavant. Premiers jets. Premiers sbires. Tarzan trahi. Epigraphes en langue étrangère. Tous les chemins mènent à l'homme. « Son morto ch'ero bambino ». Ecce homo. Jane s'obstine, Wendy aussi. Mais Peter le fou effacé (Pan !), les enfants perdus demeurés, voici le mari marri en passe d'être rassuré : « tout est rentré dans l'ordre, calmez-vous monsieur Darling ». Et cependant rien n'est joué, bien au contraire. Le Jim de Carnaby, c'est déjà lui : Leopoldo María Panero, célébré par Ana Maria Moix, parue et morte la même année que lui et qui compte avec son frère d'âme parmi la génération des « Novísimos », « génération de la langue » fourchue et avide qui construit ses propres référents entre culture érudite et populaire.

«But he can't be a man 'cause he doesn't smoke
The same cigarettes as me.»   Satisfaction (I can't get no), Rolling Stones (1965)

Adieu à l'enfance, hymne à l'adolescence, dénonciation de l'establishment et de l'aliénation, de la frustration engendrée par la société, consommation et contre-culture de la marihuana : telle est dans le texte la chanson des Rolling Stones qui cartonne cette année-là dans les charts britannique, tel est dans le contexte l'ouvrage de Panero. Telle est l'ambiguïté qui consiste à vivre de ce qui nous détruit, à nourrir « les singes bleus » de l'héroïne, à se repaître du Festin nu, à dire l'hypocrisie de la dictature comme de la démocratie au sein de sociétés qui s'accommodent de tout, avant et par-dessus tout du substrat de révolte qu'elles portent. Qui expliquent ce mélange d'intolérance et de permissivité à l'encontre de l'enfant comme du fou à qui elles offrent le gîte, le couvert et l'asile, au mieux la liberté de s'exprimer, mais jamais celle d'agir autrement que dans des espaces cloisonnés où la langue est aliénée. Pochettes-surprises, Pierres qui roulent et Scarabés. Mot de passe et Alphabet. Enfance d(u pop)e l'art. Posters du Che en Guerrillero Heroico par  Jim Fitzpatrick. Et, en place de Gramsci, le gramophone.

Rolling Stones, Paint it black (1966)

« Ah, le gramophone ! Quelle bénédiction divine dans ce lieu solitaire et maudit ! »

Depuis quelques années déjà, l'Espagne est entrée dans le ''tardofranquismo'', qui voit l'ouverture vers l'étranger et une relative libéralisation économique destinées à contrer la menace d'un effondrement et d'un revirement de la population. Sur le plan politique, en revanche et qui plus est depuis le rapprochement avec les Etats-Unis dans le cadre de la guerre froide, aucune libéralité n'est tolérée, la naissance de l'ETA conduisant même à une féroce répression. Sur le plan culturel, enfin, la censure "volontaire", non moins rigoureuse, règne tandis que des formes nouvelles apparaissent. C'est dans ce contexte que Panero écrit et publie Ainsi fut fondée Carnaby Street. Comme le Dracula de Stocker auquel Anne-Victoire a rendu l'âme pour Un dernier livre avant la fin du monde, il faut se doter d'un nécessaire "kit de survie" pour saisir à quel point le Carnaby de Panero voit le dramatique se doubler du publicitaire pour accentuer sa charge désespérée, absurde et épique, en un mot : post-apocalyptique.


« Et comme la mer j'avance, sans armes, sans bouclier. »

Incarcéré très jeune pour agitation politique, trafic et consommation de drogue ; alcoolique (Alcools) et héroïnomane (Heroin and Other poems) ; interné longtemps pour ces mêmes raisons et pour son homosexualité découverte en prison - « Expériences-limites » qui ont nourri aussi précocement qu'abondamment sa verve poétique - incarnation du poète maudit et cependant très vite reconnu puis célébré ; Leopoldo María Panero, pour avoir connu comme Artaud les électrochocs et la folie psychiatrique, ne cessera de dénoncer ces "asiles de fous" qui ont jalonné sa vie, tout en s'installant de lui-même à l'hôpital de Mondragon d'où il invitera les psychiatres à en finir à sa suite. Suicidé de la société passé à travers les mots comme à travers les actes, vieilli et désenexé d'un père tout-puissant aux pieds d'un Caudillo, il pose ainsi bien malgré lui la question des rapports entre aliénation et création.

Leopoldo María Panero en Niño

« Tant de fois tes pas, William Wilson,
Tant de fois j'ai cru entendre tes pas
Ces pas qui sont l'écho de mes pas,
Cette Ombre qui est l'ombre de mon ombre. »

Ainsi fut fondé Leopoldo María Panero. Rejeton renié d'une famille d'artistes, frères, mère et père, prisonnier de cette figure paternelle enterré quelques années auparavant dont il porte les mêmes noms et prénom (« Il se pencha sur le cadavre. Sur le lac : mondes engloutis. Sa propre image se reflétait. ») et, comme lui, poète espagnol de renom. Ainsi fut fondé Carnaby Street, Tarzan trahi, et d'Autres poèmes, enfin, qui composent ce recueil. Une vie et une oeuvre où l'on retrouve enfin comme des vapeurs d'Apollinaire, de Rimbaud et de Baudelaire. De bateliers et d'Arlequins. D'une guerre qui n'en finit pas de finir de passer. D'une génération perdue entre apaches, scientistes et sioux. Et des échos de Jim, encore (« La vraie poésie ne veut rien dire, elle ne fait que révéler les possibles », Wilderness). De Panero, fou et sourd comme un Poe, double comme un assassinat dans la rue Morgue.


« Désir d'être peau-Rouge.
Sitting-Bull est mort : aucun tambour. »

Hippie-logue. Visages pâles et langue fourchue. Tout est consommé, consumé, et la rupture d'abord, entre la société et ses projets. Contre la tentation autoritaire, totalitaire, celle de reprendre où l'on s'est arrêté. Au cœur d'une rentrée qui ne veut pas mourir. De l'édition idem. De l'époque, ibidem. De l'ombre, armée. Des années 70 à nos jours. Action Directe et indirecte. Réaction contre réaction. Imitation, dit Deleuze. Révolution, dirait-on. La dialectique peut-elle casser des briques? Faire le tour de la question ou non, de Woodstock à Altamont, où l'expérience psychédélique, stone, vire au cauchemar, terrassée, enterrée, sous l'oeil terrifiée des Stones. Remettre ça sur le tapis où l'on a été mis. Où rien n'est joué ni possible. Où tout est perdu et donc permis.

Lou Reed, Perfect Day (1972)

En attendant et depuis lors, l'œuvre de Leopoldo María Panero est aussi prolifique que peu traduite en français (cinq livres traduits ces vingt dernières années pour une soixantaine produits par l'auteur au long de sa carrière). Une traduction remarquable donc, réalisée par l'éditeur et grand ouvrier du Grand Os, Aurelio Diaz Ronda en personne et Victor Martinez à qui l'on doit également une post-face passionnante et nécessaire qui fait de Carnaby Street le « code génétique du monde contemporain ». Un recueil publié dans la collection Qoi Quand Quoi faire est dans la collection Poc (et Tchoôl ! Dont je viens de découvrir l'improbable existence, dans la collection Lgo, mais c'est une autre histoire que je vous raconterai peut-être un autre jour).


Enfin, au lecteur qui souhaiterait s'aventurer plus avant, trouver ou perdre ses repères, dans le monde de Panero, je recommande vivement l'interview de celui-ci par Jordi Jové, auteur de l'article dont on peut retrouver l'extrait en quatrième de couverture et dont vous pouvez retrouver l'intégralité en version originale ici ainsi que « La lucide folie » de Leopoldo María Panero : Une esthétique de la provocation, une poétique de la manipulation de Marjolaine Piccone et le livre lui-même sur le site du Grand Os.

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