samedi 29 septembre 2018

Nota Bene – Omar Et Greg, François Beaune

Aller à la rencontre de l’autre, géographiquement et humainement proche, quoiqu’encore étranger. Entendre, écouter, prendre note plutôt que la posture, la réplique, de l’extrême-droite sous le prétexte fallacieux de ne pas lui laisser l’exclusivité. C’est à cet exercice périlleux, à contre-courant des dérives qui gouvernent chaque jour notre pays et son actualité, que se livre François Beaune, qui prolonge ici le travail initié avec ses ambitieuses Histoires vraies de Méditerranée et quatre romans parus chez Verticales, pour entrer dans L'Entresort, sa Comédie humaine, avec Omar et Greg, sorti le 21 septembre 2018 chez Le Nouvel Attila. L'histoire de deux « idéalistes cabossés » passés par le Front National pour tenter de trouver leur place dans la société, et la changer.


« Peut-être qu’il serait bon, si on veut mieux comprendre les choses, d’un peu écouter ce que des gens comme toi ont à dire, plutôt que de te traiter de facho et faire comme si tu n’existais pas. Il me répond François, nous ne sommes plus des parias comme au début ; Les idées du FN, c’est la norme maintenant. »

Invité à rencontrer Greg puis Omar deux ex-partisans du FN par une petite amie éduc qui envisage de retaper des appartements pour les louer à des Comoriens, François entame, et restitue ici, plus d’un un an d’interviews éclairant l’évolution du parti et de la société à travers le chemin parcouru par ces deux « citoyens engagés et enragés ».

D’un côté, Greg : né d’une famille française d’origine italo-tunisienne dans un « bastion communiste » de la banlieue de Lyon progressivement gagnée par l’immigration, gravit les échelons puis quitte le Front National lorsque celui-ci se radicalise massivement, des quelques vieux nostalgiques d’Occident et de l’OAS au fief du GUD et autres Identitaires introduits par Marine et Marion Maréchal à côté desquels le vieux tortionnaire passe pour un enfant de chœur — « Le Pen disait, au Front National il n’y a pas que des fous, mais tous les fous y sont. Aujourd’hui je dis clairement, au FN il y a que des fous. »

De l’autre, Omar : « pur produit de la ZUP » d’origine algérienne, tour à tour chasseur de skins et de flics, insoumis puis conscrit dans « l’armée d’occupation » du Golfe, adhérent au PS et à SOS racisme, militant contre les bailleurs de fonds, engagé aux côtés du Sentier lumineux dans la guerre en Bosnie, puis des frères musulmans de l’UOIF, policier puis secrétaire général d’une grande mosquée avant de rejoindre le FN puis de le quitter pour devenir animateur avec le même souci patriote — « on t’inculque rien de français avec des idées de gauche »


« Quand tu es jeune tu te cherches. C’est l’auberge espagnole, le FN, beaucoup n’étaient ni des antisémites, ni des antisionistes ni rien, mais juste des types qui en avaient marre de leur vie, perdus dans l’apprentissage, en rébellion contre leurs parents. » (Greg)

Au gré de neuf chapitres thématiques (De la ZUP, de la Patrie, D'Origines, D'obédiences, De préférences, D'un nouveau port, D'un Projet et D'aujourd'hui), les deux comparses se répondent à la manière d’un dialogue, expliquent leur engagement, leur rencontre et projet commun, se rejoignent pour condamner, non pas l'étranger mais le véritable ennemi de l'intérieur. Le clientélisme de tous ces « politiques corrompus qui nous font la morale », tous partis confondus. La trahison du PCF abandonnant la lutte des classes et la lutte sociale pour le libéralisme, à celles du PS et du FN. Le « handicap identitaire » qui marque aussi bien l’Islam que l’extrême droite. Enfin, l’instrumentalisation et de l’endoctrinement économique et politique – religieux comme laïque – qui font du citoyen de la « chair à canon pour le capital, comme dirait Lénine ».  

A travers ces témoignages, humblement, mais sûrement, à l’instar de Pasolini (« jamais aucun d'entre nous n'a parlé avec eux, ou ne leur a parlé. Nous les avons tout de suite acceptés comme d'inévitables représentants du Mal ») ou de Milena Agus, citée en exergue (« je crois que si l’on veut qu’une personne nous reste antipathique, il nous faut absolument refuser de la reconnaître »), François Beaune prend, au terme d'un vaste travail de collecte et de captation, de compréhension et de retranscription, le contre-pied de l’instrumentalisation politique et médiatique de la peur et de la division induites par le FN qui – d’élection en élection, de lois d’exception en répressions, de bavures en ratonnades – ont permis depuis une quinzaine d’années la mise en place du système, du discours et du gouvernement actuels, et continuent de l'accompagner et de le servir dans ce qu'il a de plus trompeur et de plus violent, en un mot : de plus fascisant.


« Tout le long de mon parcours, j’ai grandi avec des gens qui m’ont fait hériter de leur haine, mais le pire c’est que j’ai vu un fou furieux comme Tareq Oubrou recevoir la légion d’honneur à la demande de Manuel Valls, et être reçu au ministère de l’Intérieur pour la recevoir des mains d’Alain Juppé. Comment tu fais confiance à ton Etat, après ? » (Omar)

Avec Omar et Greg, François Beaune et Le Nouvel Attila entrent dans le lard du politiquement correct pour mettre à vif les plaies politiques et médiatiques d'une France qui, parcourue à la rencontre de ses habitants, laisse entrevoir toute autre chose que ce que le pouvoir voudrait nous laisser croire et pourrait nous laisser dire, y compris chez les plus extrêmes d'entre-nous. Une non-fiction réaliste, qui forme un état des lieux lucide, éclaire tout à la fois la collusion des partis et la confusion des genres qui forme le front étroit d'une pensée de droite omniprésente chez un peuple majoritairement gauche en ce qu'il mêle, malgré la complexité et la multiplicité des situations vécues véritablement, avec autant de sincérité et de mauvaise foi, raison et sentiments.

Un livre nécessaire qui prouve combien l'appartenance est bien davantage une question de classe que de race (« Le chef des jeunes cathos tradi à Lyon s'appelait Tanguy. Avec la tête de Tanguy, les lunettes de Tanguy, les vestes de chasse vert foncé. De l'autre côté, ceux avec qui j'avais beaucoup plus de sympathie et d'affinité, c'était des jeunes de banlieue » ) et combien elle pourrait, chemin faisant, sans rien laisser présager, pour le meilleur qu'il reste à imaginer ou pour le pire déjà à venir, se retourner contre nos dirigeants. Un ouvrage édifiant enfin, fragment d'une épopée collective, terrible et humaine, banale et insolite, désespérée et stimulante, qui laisse espérer une suite littéraire. Et que la littérature puisse, à force de dialogue, de coeur et de raison, sans donner de leçon, en tirer suffisamment pour ouvrir sur une pratique toujours plus digne de ce nom.  

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