Dernier ouvrage de l'été, et non des moindres, prémices à une
excellente rentrée littéraire, j'ai le plaisir de vous présenter
aujourd'hui Quoi faire, du brillant et Argentin Pablo Katchadjian,
joliment traduit par Mikaël Gómez Guthart et Aurelio Diaz Ronda, des Editions Le Grand Os, qui m'a fait l'honneur et l'amitié de me l'envoyer suite à
ma découverte enthousiasmée de Merci qui vient de sortir chez Vies parallèles et que j'aurai le
plaisir de vous présenter tout prochainement.
Quoi faire. Devant l'impossibilité de la question, privée du
point du même nom, Quoi faire impose l'évidence première de sa
réponse.
Ouvrir et feuilleter ce livre qui vous prend dans ses
mailles et vous entraîne à travers elles sans se défiler. Se
laisser instantanément emporter par cette joie fulgurante et
dévastatrice qui vous saisit à l'idée que l'on puisse – Encore ?
Déjà ? - écrire comme cela. A l'idée que la littérature ça
peut-être ça. A l'idée que le rêve – que ce que l'on voulait
écrire sans bien savoir quoi, c'est-à-dire lire – se réalise là,
devant soi. Vouloir communiquer tout ça. Lire des extraits à son
entourage. Passer pour fou sans en prendre ombrage. Parce que l'on
sait, que l'on conçoit, sans pour autant parvenir à le dire, ce que
l'on sait, ce que l'on voit, ce que l'on lit, là.
Lire. Méthodiquement. Mot après mot. Les découvrir, les voir et
les revoir sans cesse apparaître, disparaître et réapparaître
tous autant qu'ils sont. Alberto, l(es) étudiant(s), le(s) vieux,
les jeune(s), le(s) buveur(s), le(s) fasciste(s), le(s) simple(s)
d'esprit, les pigeon(s) et leur(s) condition(s). Apprendre à
connaître et à reconnaître, c'est selon, leur nudité, leurs
ailes, leurs os et la sensation du beurre froid dans les poches. Sans
compter cette « tête de vache clairement médiévale »,
ces autres qui grossissent à vue d'œil et ce goût de chiffon qui
imprègne tout. Isoler ce(s) bateau(x), forêt(s) et taverne(s),
lieux double(s) et trouble(s), différent(s) ou bien indifféremment
identique(s). Tenter de (se) repérer, de dénombrer, page après
page, les récurrences, les résonances, les concordances qui
pourraient exister entre tous ces éléments. Tenter de comprendre
Quoi faire à partir de tout cela, de ces clés soutirées à un
univers aux portes dérobées.
Relire. Passionnément. Interrompre sa lecture à un tiers de
l'ouvrage parce que l'on part en voyage. Revenir, reprendre à la
première page. Se reposer les mêmes questions et davantage. Lire la
fin qui éclaire en se demandant si c'était bien la chose à faire.
Si on ne l'eut pas mieux lu sans lumière, si l'on n'eût pas été
plus surpris, comme on le fut par Glose de Juan Jose Saer,
compatriote de Pablo Katchadjian. Se rappeler qu'on le fit et le fut
cependant. Se souvenir aussi que le préfacier de Glose disait de
celui-ci qu'il lui en avait « davantage appris sur ce que nous
sommes que vingt volumes de philosophie ». Réaliser que Quoi
faire mérite lui aussi cette réputation malgré l'absence de propos
liminaires. Non moins sommaire qu'un Que-sais-je ? avec son
titre lapidaire et sa centaine de pages, mais ô combien plus riche,
plus poétique, plus littéraire, Quoi faire pose tout à la fois la
question du savoir, du ressenti, de la conscience et de l'action.
« Qu'allez-vous faire de vos mains une fois que vous n'aurez
plus de tête ? » Entraînés d'une scène à l'autre et
d'une question ibidem, si nos deux acolytes, malgré toute leur bonne
volonté, ne peuvent faire face aux situations qu'ils rencontrent,
c'est que souvent ils ne les comprennent pas. Et, lorsque par bonheur
ils y voient clair dans le jeu qui se présente à eux, ils trouvent
encore le moyen de se contredire pour mieux y échapper. La faute à
ce fichu Alberto, sans doute, qui l'envoie promener, fait du zèle et
s'agite, qui tout le temps provoque, tout le temps capote, tout en
capuche et tout en chiffon ! Heureusement, le narrateur est là
pour lui sauver la mise, qui le saisit et l'entraîne à sa suite
avant de débouler de nouveau dans cette indépassable « université
anglaise ». Là où tout a commencé, où tout a dérapé.
Eternel retour aux sources d'un péché originel qu'il s'agirait de
conjurer, au risque de le perpétuer, enfer ou purgatoire, jeu vidéo
dont les personnages, joueurs et jouets à la fois, ne parviendraient
pas à passer de niveau, qui sait ?
Pour le savoir, ils convoquent tous les auteurs qui leur passent
par la tête de tous les livres qu'ils ont eu entre les mains :
Bloy, Lawrence, Thucidyde, Debord, tous les saints et les rapports
qu'ils entretiennent. En vain. Bien que tous fassent sans doute
partie de la solution, aucun ne résout leur problème. Alors on
glisse avec eux le long de cette corde raide, frôlant la
concupiscence et la censure, la peur de se tromper et ses
conséquences, la paralysie, la chute et la décrépitude, la peine
et la nausée, la nervosité et la guerre, le sentiment que « les
choses se compliquent », se « tendent » et « dégénèrent ». Toutes
choses ressenties par nos compagnons, et donc bien réelles. Au fond
ce qui les chiffonnent vraiment, c'est de ne jamais parvenir à
établir quoi que ce soit ni, par conséquent, à se rétablir
réellement. Avec eux, souvent, la réalité se prend les pieds dans
le tapis, s'étale de tout son long dans l'imaginaire et continue
d'avancer comme si de rien était, comme en terrain conquis, quand
c'est tout le contraire qui se produit. Peu à peu cependant, les
liens se font d'eux-mêmes, ou plutôt ce sont nos héros qui les
établissent, comme s'ils reprenaient leurs esprits.
« Où suis-je ? » Question piège et
question titre posée ici par Katchadjian et ailleurs par
Cassou-Noguès qui, pour y répondre, interrogent la rationalité
d'un « système des contenus » indépendamment de celle
des individus qui les énoncent. Comme si les uns et les autres
existaient et agissaient en des lieux distincts, s'éclairant et
s'évanouissant successivement, insaisissables au demeurant, ouvrant
la voie à une métaphysique du labyrinthe digne de Borgès, autre compatriote dont
Katchadjian se revendique. Une physique kantique, pour ainsi dire,
celle d'un « philosophe sans mains » selon les mots de
Sartre, dont toutefois deux des trois questions que j'évoquais la dernière fois (Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ?)
président à la pensée aussi bien qu'aux mœurs, c'est-à-dire à
l'action. Derrière cette « construction poétique » qui
s'annonce et se bâtit comme un rêve bardé d'énigmes et de pièges,
à la tierce question, celle de la religion, se substitue ici
l'insoluble et sibylline « énigme de la situation précédente »
sans laquelle on ne peut rien faire.
« Chacun a peur de soi. Que pourrions-nous faire ? Nous
n'en savons rien, voilà le problème. De quoi serions-nous
capables ? » La question demeure posée et avec elle, ô
lecteurs avisés, celles de la liberté, de la libre pensée, du
libre arbitre, autrement dit de la conscience, de la connaissance et
du choix, que vous ne manquerez pas de faire vôtres avec ce
livre-là. Vif et intelligent, hilarant et touchant, philosophique et
poétique - en un mot : incontournable - Quoi faire est aussi un
formidable livre politique et libertaire qui sonde la tentation du
sabotage et du terrorisme, évoquant l'expérience du Che et
rappelant les propos du Weather Underground. Un récit impressionnant
qui, sous ses dehors légers, marque durablement. Bien entendu il y a
des réponses, qui se dessinent progressivement, qui ne sont pas là
où on les attend. Mais qui sont, qui ont le mérite d'être, et que
l'on rencontre par hasard ou réflexion au gré des chemins parcourus
au cœur de ce petit mais exaltant laboratoire.
Voilà Quoi faire. Voilà ce que j'en dis. Et pourtant vous ne
savez toujours pas Quoi faire tant que vous ne l'avez pas lu. Rien de
ce qui vous attend chez votre libraire. Rien de ce qui est prêt à
surgir en vous à la lecture de ce petit bijou d'imagination, de
style et d'érudition. Paru en avril 2014 aux belles et qualitatives
éditions Le Grand Os dans la collection poc !
(fictions nocturnes & proses hypnagogiques) et parfaitement illustré par Valeria Pasina, Quoi faire, premier
volet d'une fenêtre lysergique ouverte au vent du surréalisme le
plus fervent, nous entraîne sans ménagement vers le second. « Nous
sommes sur un bateau d'où l'on aperçoit, au loin, une île,
qu'Alberto voudrait rejoindre. Il me dit : Sur cette île, il y
a tout ». C'est pourquoi, sans plus attendre, je vous invite à
découvrir Quoi faire, avant d'embarquer à bord de cette belle
galère, à la Merci de Pablo Katchadjian auquel je souhaite un
joyeux anniversaire et que je vous invite à soutenir là.
Crédit photo © Eric Darsan, Pablo Katchadjian et Le Grand Os
Crédit photo © Eric Darsan, Pablo Katchadjian et Le Grand Os
en partie la suite de ce que j'ai posté sur le site de Charybde27 (désolé)
RépondreSupprimerIl reste heureusement encore des ouvrages non traduits de Pablo Katchadjian dont un « El Aleph engordado » (Imprenta Argentina de Poesia AIP 2009, tiré à 200 exemplaires). A quelques 4000 mots de l’original « Aleph », PK a ajouté 5600 autres. un peu dans le genre de ce qui s'était fait dans l'émision sur France Culture "Les papous dans la tête".
Ce qui, évidemment n’a pas plu aux héritiers de JLB, d’où procès intenté par Maria Kodama (et soutien de nombreux auteurs hispanisants). On trouve le texte en pdf sous http://tallerdeexpresion1.sociales.uba.ar/teoricos/ et l’index Katchadjian, Pablo, El Aleph engordado
Plus intéressant est l’exercice inverse qui consiste à enlever des parties de texte. Le bouquin de référence est celui, remarquable, de Jonathan Safran Foer « Tree of Codes », tiré de la nouvelle de Bruno Schultz « the Street of Crocodiles ».
Livre admirable par son aspect (des trous dans le texte) 139 pages, Visual Editions, London dont il existe des vidéos illustrant le travail de l’imprimeur (http://www.visual-editions.com/our-books/tree-of-codes).
Il est évident que la traduction de l’un ou l’autre ouvrage ne donne pas grand chose.