Après l'incontournable Quoi faire, de Pablo Katchadjian, nous entrons de plain-pied dans la rentrée littéraire avec son saisissant Merci, finement traduit par l'érudit Guillaume Contré et sorti le 24 août chez Vies Parallèles, une bien belle maison initiée l'an passé par les excellentes éditions Zones Sensibles et librairie Ptyx et qui a su depuis, en quelques titres seulement, s'imposer à son tour par la grande qualité de ses publications.
Sur une île inconnue, au milieu de nulle part, débarque une cargaison d'esclaves venus d'on ne sait où. Parmi eux, le narrateur, instruit et naïf à la fois, est acheté par Hannibal.
Sur une île inconnue, au milieu de nulle part, débarque une cargaison d'esclaves venus d'on ne sait où. Parmi eux, le narrateur, instruit et naïf à la fois, est acheté par Hannibal.
Maître à la cruauté fantasque et pour ainsi dire fou à lier, celui-ci le traite - toutes proportions gardées - comme un égal, du moins un employé, à ceci près qu'il il lui confie une tâche - « une petite chose sans importance » - aussi évidente qu'innommable dont le nouveau venu ressort éprouvé, les mains noires et les yeux irrités « par la chaleur et les gaz ». En marge de la franchise déconcertante qui régit leurs relations et donne lieu, au gré d'épisodes fameux et d'inventions fumeuses, à des dialogues plus jubilatoires les uns que les autres, se met dès lors en place une mécanique implacable qui, soutenue et huilée par les autres domestiques, va conduire notre héros de l'objection de principe et de conscience à la révolte.
Tandis que chaque matin voit se produire la succession des mêmes images - le petit déjeuner sur la table de nuit, la bouilloire chaude, le temps qu'il fait - la répétition des mêmes mots et la récurrence des mêmes gestes couvrent progressivement le quotidien et le familier d'une patine d'angoisse appelée à s'étendre. Car, au cours de ce jour sans fin qui se fait passer pour la vie, les choses évoluent toutefois, le plus souvent imperceptiblement, par cycles et par cercles, jusqu'à ce qu'elles s'emmêlent et que le voile du réel se déchire et révèle une contagieuse et irrépressible béance. Et c'est peu dire qu'il y a de quoi devenir fou sous le joug de ces enchaînements successifs, de ces phrases inachevées, de ces scènes qui reviennent, échoïques et obstinées, tour à tour prégnantes comme « l'odeur de l'humiliation et de l'esclavage » ou succulentes comme « un poulet énorme et des patates au four ».
Tandis que chaque matin voit se produire la succession des mêmes images - le petit déjeuner sur la table de nuit, la bouilloire chaude, le temps qu'il fait - la répétition des mêmes mots et la récurrence des mêmes gestes couvrent progressivement le quotidien et le familier d'une patine d'angoisse appelée à s'étendre. Car, au cours de ce jour sans fin qui se fait passer pour la vie, les choses évoluent toutefois, le plus souvent imperceptiblement, par cycles et par cercles, jusqu'à ce qu'elles s'emmêlent et que le voile du réel se déchire et révèle une contagieuse et irrépressible béance. Et c'est peu dire qu'il y a de quoi devenir fou sous le joug de ces enchaînements successifs, de ces phrases inachevées, de ces scènes qui reviennent, échoïques et obstinées, tour à tour prégnantes comme « l'odeur de l'humiliation et de l'esclavage » ou succulentes comme « un poulet énorme et des patates au four ».
De fait, parce qu'il semble reposer sur l'effet plutôt que sur les faits proprement dits qui pourtant ne manquent pas, Merci - Gracias dans le texte - fait partie de ces livres rares qui ne nous accordent la grâce de les comprendre qu'à condition que l'on ait éprouvé dans son corps l'expérience de lecture à laquelle ils nous convient. Une perte de repères qui induit que, lorsque ceux-ci se précisent enfin, se font plus proche de nous et plus contemporains, c'est au tour du réel tout entier de se dédire. Cet indicible nous entraîne inéluctablement dans une série de situations qui toutes charrient leur flot de questions insolubles. Où placer la limite entre la servitude volontaire et la libération contrainte, entre le vice et la vertu, entre la nature et la culture, le vrai et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal ? Et, partant, que faire de cette liberté fraîchement acquise, de l'influence de ce livre étrange, de ce corps étranger, de ces racines inconnues ? Quoi faire : question qui se pose encore dans Merci, qui répond à son précédent à la manière d'un conte moral et philosophique, c'est-à-dire éminemment politique et, pour cela même, terriblement actuel dans ses thèmes comme dans ses développements.
« Jouissive réécriture de la métaphore hégélienne du Maître et de l'Esclave », Merci convoque également Machiavel, non sur la forme du gouvernement à venir - qui s'impose ici d'elle-même – mais principalement sur les chapitres consacrés à la prise du pouvoir et à sa conservation. Notre héros, contraint de réunir non seulement la disposition d'esprit mais aussi les ressources matérielles – hommes, armes, et argent – nécessaires à la révolte, va ainsi faire appel à des ressources insoupçonnées qui vont déterminer leur sort. Certains passages m'ont ainsi clairement rappelé Les chemins de la victoire, journal de campagne de Fidel Castro qui relate les premières conquêtes révolutionnaires et ses relations avec le Che – lui-même évoqué dans Quoi faire - tandis que se dessine peu à peu en filigrane le passage à un pouvoir autocratique et personnel. Mais surtout Merci convoque dans le détail, ce qui est sombrement génial, cette révolution perpétuelle, commune à toutes les sociétés humaines, en tout temps et en tous lieux, qui mène de la révolte à l'endoctrinement, de l'espoir aux exactions, de la libération à l'oppression. La dialectique létale de l'injustice subie et infligée qui ainsi se perpétue de cachot en château et dont l'ombre perdure tant que demeure le moindre mur.
« Lecteur, ta lecture est-elle libre ? » A la question posée par la quatrième de couverture, tout encombré de celles qui l'ont précédée, je répondrais, à l'instar du narrateur : « je ne sais pas ». Pas plus que je ne sais si elles ont influencé l'écriture de cet auteur qui mêle habilement l'univers de Borgès - au point de lui faire encourir en ce moment même la prison pour avoir réécrit L'Aleph sans autorisation – et l'efficience du Glose de Juan José Saer, compatriotes que j'évoquais déjà au sujet de Quoi faire. A ce jeu de miroir et de mise en abyme, l'on peut encore déceler l'indignation de la Boétie, la candeur de Candide, la verve picaresque et les réflexions des Aventures du général Francoquin au pays des Cyclopus et de Kaamelott, l'absurdité et la violence d'Ubu Roi, ou encore le psychédélisme barré de Las Vegas Parano, du Loup de Wall Street et d'Inherent Vice tout à la fois. Et c'est encore peu dire qu'il y a aussi du D.H. Lawrence, L'Homme qui aimait les îles, qui interroge et dessine les contours et conditions d'une utopie incréée car inconcevable et qui s'emmêle sitôt que s'en mêle la liberté, le libre arbitre et le dialogue. Du hasard ou de l'expérience, de la nécessité ou de la contingence, je ne sais, pas plus que vous ou que les personnages de cette histoire, ce qui m'a amené là.
Ce que je sais en revanche c'est que « sur cette île, il y a tout », comme le déclarait Alberto dans Quoi faire. Parce que Merci de Pablo Katchadjian est un livre nécessaire, remarquablement bien construit et formidablement bien écrit. Un livre piège beau et puissant, surprenant et saisissant. Un bestiaire fantastique d'où émane le familier comme l'étrangeté la plus totale. Un récit dément qui donne désespérément envie de rêver, d'agir, de rire et de hurler dans le même temps. Un roman ivre dans lequel la narration se répète à l'envi, s'emporte ou s'interrompt. Un ouvrage où la forme rejoint le fond, s'inscrivant dans une réalité qui ne tient qu'à un fil de couleur sombre et à la centaine de pages blanches imprimées de noir qu'il relie, menacée déjà par les cendres qui envahissent tant son atmosphère que sa couverture. Une couverture dont la découpe des rabats, selon le sens qu'on leur imprime, peut figurer les chaînes brisées mais invisibles du narrateur, une parenthèse, un cœur, ou encore les oreilles du lecteur qui ne s'y fie pas, livré à la merci de ce livre sans merci aucun(e) et qui cependant se le tient pour dit.
Ce que je sais en revanche c'est que « sur cette île, il y a tout », comme le déclarait Alberto dans Quoi faire. Parce que Merci de Pablo Katchadjian est un livre nécessaire, remarquablement bien construit et formidablement bien écrit. Un livre piège beau et puissant, surprenant et saisissant. Un bestiaire fantastique d'où émane le familier comme l'étrangeté la plus totale. Un récit dément qui donne désespérément envie de rêver, d'agir, de rire et de hurler dans le même temps. Un roman ivre dans lequel la narration se répète à l'envi, s'emporte ou s'interrompt. Un ouvrage où la forme rejoint le fond, s'inscrivant dans une réalité qui ne tient qu'à un fil de couleur sombre et à la centaine de pages blanches imprimées de noir qu'il relie, menacée déjà par les cendres qui envahissent tant son atmosphère que sa couverture. Une couverture dont la découpe des rabats, selon le sens qu'on leur imprime, peut figurer les chaînes brisées mais invisibles du narrateur, une parenthèse, un cœur, ou encore les oreilles du lecteur qui ne s'y fie pas, livré à la merci de ce livre sans merci aucun(e) et qui cependant se le tient pour dit.
A cet égard, je tiens à adresser à Pablo Katchadjian, Guillaume Contré et Vies parallèles un grand Merci pour cette excellente surprise reçue en avant-première, et qui figure dorénavant à côté de Glose, d'Enig Marcheur et de Quoi faire parmi les ouvrages les plus stimulants et les plus marquants qu'il m'ait été donné de lire, avant de prendre la direction des Etats-Unis et, du même coup, des Paris sur l'avenir de Nathaniel Rich en compagnie des Editions du sous-sol pour la suite de cette rentrée remarquablement littéraire.
Crédit photo © Eric Darsan & Vies Parallèles
Crédit photo © Eric Darsan & Vies Parallèles
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