mercredi 29 juillet 2020

Nota Bene – Monique Wittig, Le Corps lesbien

Publié en 1973 par Les Éditions de minuit, Le Corps lesbien de Monique Wittig apparaît comme un grand poème manifeste, épique et élégiaque, ponctué par onze doubles pages capitales d’imprimerie à la manière de placards ou de carrés magiques incantatoires (en illustration ici, sur la couverture originale). En célébrant son corps et celui de l’aimée par le déroulé sans fin de la longue liste des organes et de toutes les humeurs et particules qui les accompagnent à travers les sévices respectifs, fous et meurtriers, qu’ils subissent, l’autrice inscrit sa narratrice, par-delà bien et mal, dans une perspective littéraire qu’il s’agit de soustraire aux catégories sociales pour, en retour, permettre à celles-ci de se défaire du schéma hétéronormé (pour ne pas dire ortho, autrement dit straigth) viriliste et patriarcal réellement mortifère. Un projet poétique et politique ambitieux, ouvert, et plus que jamais nécessaire. 

« que tu perdes le sens du matin et du soir de la stupide dualité avec tout ce qui s’ensuit, que tu t’étendes telle que j/e te vois enfin sur le plus grand espace possible, que ta compréhension embrasse la complexité des jeux des astres et des agglomérations féminines »

Le Corps lesbien est un chant improbable, où l’amour joue avec la mort, la tendresse avec la cruauté, la peur avec la haine, la crainte de la perte et de la séparation l’indifférence, la folie la possession, le désir la dévoration. Où l’aimée, bien qu’innommable, polymorphe, insaisissable, de même que les sentiments et sensations qu’elle provoque, sont évoquées de toutes les manières possibles et i(ni)maginables. Où l’autopsie de l’écorchée alterne avec sa résurrection, entrecoupée de variations animales, végétales, minérales. Le thème et lieu de l’île, où se retrouvent d’autres femmes, les noms de dieux féminisés et de grandes déesses avec leurs attributs formant un panthéon où trône une Sappho souveraine très souvent invoquée, participent à cette mythologie intime, à la fois antique et très contemporaine.

« Tu es m/a gloire de cyprine m/a fauve m/on lilas m/a pourpre, tu m/e chasses le long de m/es tunnels ».

La maîtrise d'un vocabulaire anatomique et botanique, précis, précieux et poétique (les nymphes) est aussi l’occasion de se réapproprier en le nommant ce qui ne l’avait pas été jusqu’ici (la cyprine), et jamais comme cela : le corps et l’amour lesbien(s) porté(s) aux nues, un corps de gloire qui renaît de la chute par transsubstantiation. La question de l’identité (« qu’est-ce que le moi, quelqu’une qui se met à sa fenêtre peut-elle dire qu’elle me voit passer »), celle de la première personne et des pronoms personnels, posée par l’usage systématique du /, est déconstruite, interrogée sans être jamais résolue, sinon par la (con)fusion des deux protagonistes en une, dont les corps aux membres séparés, aux organes défaits, sont réunis par l’amour qui les relie, introduisant une nouvelle catégorie qui dépasse le genre et ses (en)jeux de pouvoir jusque dans la langue.    

« m//étreignant m/oi t’étreignant nous étreignant avec une force merveilleuse, le sable nous entoure la taille, à un moment donné ta peau se fend de ta gorge à ton pubis, la mienne à son tour éclate de bas en haut, j/e m/e répands dans toi, tu te mélange à m/oi »

Comme les précédents ouvrages de l’autrice, Le Corps lesbien introduit ainsi un univers qui exclut le masculin, hormis quelques locutions verbales (« il y a »), organes, éléments, animaux. Un monde clos aux possibilités infinies, où se développent des propriétés et motifs uniques (la musique des cheveux, la disparition des voyelles, la cérémonie des vulves perdues et retrouvées) et des règles connues, faites pour être transgressées (« j/e fais les gestes d’allégeance, tu les négliges »). Où la puissance du verbe est opératoire, son pouvoir instantané. Où les traits particuliers des amantes s’entrepénètrent sans jamais s’abolir. Où l’altérité survit à la réification, la subjectivité à l’objectivation. Où le corps de l’autre en morceau crée l’épouvante ou la passion selon que celle qui le découvre en est à l’origine, ou non, sans jamais susciter le dégoût, la répulsion, mais un amour total.    

« J//ai avalé ton bras c’est temps clair mer chaude. Le soleil me rentre dans les yeux. Tes doigts se mettent en éventail dans m/on œsophage, puis réunis s’enfoncent. J/e lutte contre l’éblouissement. »

Ecrit quelques années avant La pensée straight, mais peu après Les Guérrillères, alternant avec les apparitions successives de ces dernières au sein d’une île providentielle, Le Corps lesbien est une œuvre unique en son genre, qui part de ce qui existe à foison pour aller vers ce qui manque cruellement : du corps à une poétique à même de l’exprimer dans tous ses rapports. Ici pas de progression, pas de chemin de croix, mais des limbes, une géhenne peut-être, un continent noir omniprésent, qui ne s’efface qu’avec le surgissement épisodique de cette île promise qui s’inscrit dans une perspective transtemporelle et se décrit dans ses usages plutôt que dans un lieu géographique offert comme un présent. Une utopie où les amantes peuvent laisser cours à leur amour qui les transfigure sans y succomber, se consumer ou disparaître, pour apprendre et enseigner à vivre librement.            

« que ta vulve soit d’iridium ardent infusible véhémente, que ta vulve soit, lèvres cœur clitoris iris crocus d’osmium odorant réfractaire, sois forte m/a plus belle et la plus enfiévrée la plus criante m/es mains à te toucher se cassant m/a voix cherchant à redoubler ta voix. »         

Outrancier, passionnel, obsessionnel, poétique, onirique, orgiaque, extatique, sexuel et surréaliste, Le Corps lesbien frappe littéralement. Par la profusion de ses images, souvent cauchemardesques. Par leurs enchaînements et leur puissance d’évocation. Par l’imagination sans borne de Monique Wittig qui ouvre avec et à travers lui un accès à de multiples dimensions. Par une abolition du surmoi inédite, explorée depuis par Angela Carter, Arno Calleja, Jason Hrivnak, Anne Kawala ou encore Lucie Baratte, et qui ne demande qu’à être approfondie, pensée et retournée comme « une arme (une méthode) précise pour s’attaquer à l’idéologie » qui détient et revendique aujourd’hui son monopole à travers la violence symbolique et réelle qu’elle exerce davantage chaque jour entre mauvaise foi et mauvais esprit, disant encore à demi-mot, ce qu’elle exprime déjà en actes.  

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