mardi 25 août 2020

Nota Bene – Sablonchka, Franck Doyen

Issu(e) d’un monde où la langue et les espaces de liberté sont systématiquement menacés d’être réduits à peau de chagrin – et dont nous nous rapprochons chaque jour d’un pas plus résigné ou résolu que le précédent (à petits pas pour l’homme, à grands pas pour l’humanité) – Sablonchka, de Franck Doyen, sorti le 15 novembre 2019 chez Le Nouvel Attila dans l’incomparable collection Othello, est un magnifique et émouvant chant du signe, un cri ultime et édifiant, une geste poignante et puissante écrite «à l’orée du gouffre même appelé poésie dernière bande de terre encore sauvage accueillant les derniers rescapés des espèces végétales et animales des roches et des pierres».

«Les bêtes vous emmerdent comme elles emmerdent l’espèce toute entière (...) Les bêtes vous emmerdent. Littéralement.»

Au commencement, le malentendu est naturel, venant d’un membre de l’espèce humaine dont le portrait tout en pied, livré avec son AK-47 03 et son humeur «massacrante», laisserait présager du pire pour les prétendues bêtes. Mais très vite l’on apprend, comprend. Que les temps ont changé, et avec eux la nature – sa faune (gloomkovs, petsogavas bleutés, calquois) sa flore, sa géographie et sa toponymie – ainsi que les langues (chol, tojolabal, mam, tetzil) dont le vocabulaire, la syntaxe, la ponctuation témoignent. On bute : sur l’absence de virgule, que l’on s’attend à trouver ici et là, plutôt que sur les noms hallucinés d’animaux fantastiques que l’on ne peut qu’imaginer, à l’affût dans les arbres : plus question de les buter.

«Les bêtes vous laissent tranquille et vous les laissez en paix : il y a bien longtemps que vous ne mangez plus de viande et quelquefois vous venez à penser que c’est là la raison de votre survie.»

Isolé du monde dans l’attente d’une relève éventuelle (après le développement hors de contrôle de mutations humaines, la succession des cataclysmes plus ou moins naturels, les analyses des psycho-philo-socio-anthropologues, le «recours aux forêts ou à la guérilla», la réification des espèces et espaces libres, la guerre des trusts — une parenthèse), le narrateur, qui peut s’estimer heureux d’avoir la vie sauve après tout, s’affaire à une taxonomie à la manière des naturalistes du XVIIIème (la taxidermie en moins) qu’il poursuivra (par-delà l’histoire et la vision folles de Szanowski, le récit de sa première rencontre avec Sablonchka, la persistance charnelle de son souvenir, de son absence et de sa perte) à chaque tentative de campement.   

«Et si les nuits passent elles aussi elles ne sont peut-être pour vous que par erreur.»

Devenu présent à tout, mais i/Invisible à tous, et d’abord au tout et tous sécuritaires matriciels et surarmés, ce narrateur nous entraîne dans le temps et l’espace à travers les ruines d’un monde sédimentaire et bigarré, peuplé de quelques solitaires qui témoignent, attendent peut-être, la mort ou le réveil. Un biotope mutant et foisonnant, où l’on retrouve un peu du nôtre dans les portraits d’animaux et de l’humanité. Où se reconnaissent, se devinent encore, là un chat là un pigeon là un tyran — ou leur équivalent. Dont la conscience affleure «dans chaque tronc d’arbre feuille herbe fougère dans le cœur d’un bœuf dans le vol des oiseaux dans les yeux des renards» qui nous parlent encore, mais risquent de se taire et de disparaître pour toutes et tous demain.

«La perte de tout espace de liberté en ces lieux autrefois dédiés et en ces autres plus tenus qui courent sous la peau et font rivières cascades et torrents en vous.»

Entre espoir et nostalgie, bien qu’échappant à toute connaissance soi-disant certaine, se dessine l’origine de Sablonchka, destinée à être (re)connue, (re)tenue, par le biais du mythe cultivé, à distance d'une nature qui l’appelle et la voue à disparaître avec elle. En vain : «Sablonchka disparaît et se glisse avec avidité et volupté entre chaque page chaque mot chaque signe», comme absorbée, mise en abîme entre les lignes, victime d’une H/h-istoire plus proche de nous qu’il n’est dit («les barricades tombent les massacres s’amplifient les dictatures se mettent en place en plein jour») où nomadisme et zones d’autonomies recueillaient les dernières marges de manœuvre d’une humanité domestiquée qui n'a pas cessé, encore au XXIIIème siécle, de collaborer à son asservissement à travers celui de la planète.

«Pas de doute vous êtes bien encore en vie et vous habitez cette honte même qu’est devenue vivre.»

Tendu et aux aguets comme il vous enjoint de l’être, écrit à la seconde, et plus si commune, personne du pluriel, Sablonchka est un saisissant et sensitif hymne à la sur-vie. Un jeu de piste et de rôle en trois mouvements (Algues, Ecorces, Plis – Plaine, Plis – Glaise, Roches, Plis) balisé(s) par six signes de piste (tentative de campement, débordement possible, sentinelle, bribe inattendue, dune, champ de lutte). Où chaque mot/sens(ation) est un animal vivant qui se bat pour la persistance de toute son espèce, vous émeut, vous révolte contre la condition qui vous est faite à toutes et à tous, (r)allume en vous, pour peu que quelque chose (se) batte ou brûle encore, un amour inconditionnel pour tout ce qui vous entoure. Vous imprègne, vous vivifie, vous rend à vous-même, vous redonne corps et prise, vous ancre et vous suspend à la possibilité tenace, et donc à la résolution, que tout ne soit pas perdu, jamais.

«Au lever du jour tous les animaux se taisent et se taisent d’un coup (…) Il n’est pas besoin de se demander ce qui se passe alors ni même pourquoi encore une fois le silence des bêtes.»

Au-delà des échos fourmillants qu’il éveille, Sablonchka place son narrateur et auteur en éclaireurs d’un mouvement pré-exotique qui ne demande qu’à surgir. A lestes coups d’une machette-lyre, Franck Doyen se fraie un chemin à travers le feu de forêt qui cache l'arbre criminel du post-historisme programmatique et ses rejet(on)s collapsologiques au déterminisme complice pour nous donner à voir et à sentir avec lucidité et fantaisie l’imagier et la langue d’un monde nouveau aux possibilités poétiques infinies. Un très beau roman d’anticipation, relation de voyage post-apocalyptique d’une beauté à fleur de peau et sans concession qui, jusqu'à cette fin incroyablement belle, désespérée, mais pas désespérante, bien au contraire, nous invite, la larme à l'oeil et le sourire au coin des lèvres, à nous ensauvager joyeusement.


Avec sa jaquette irisée rouge et noire, carapace mue contenant la liste complète de la faune et de la flore et qui, rabattue, recouvre en partie seulement le vert de la couverture, cette édition a fait l’objet d’une attention et d’une cohérence toujours plus remarquable dans l’édition indépendante dont Le Nouvel Attila constitue un des fers de lance. Une création de Matthieu Becker, qui s’était notamment illustré dans la maison avec les couvertures de Tu ouvres les yeux tu vois le titre, du Numéro Or de la Mer gelée ou encore du Contre les bêtes de Jacques Rebotier.

Tout cela fait de Sablonchka un livre qu'il fait bon avoir avec soi, lire et relâcher pour voir de quoi il est capable, le voir évoluer au milieu du silence et des cris du pic épeiche, de l'engoulevent, de l'écureuil, des insectes aux corps et noms encore inconnus, des autres invisibles. Lorsque l'on est nomade, réfugié·e au coeur d'un rebois à la faveur d'une piste au pied de la montagne. Et/Ou lorsque notre besoin de consolation est impossible à rassasier et que l'on cherche, équipé plus que du nécessaire, à renouer avec l'essentiel loin des hurlements épuisants et délétères du contingent. 

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