mardi 31 janvier 2017

La Maison des Epreuves, Jason Hrivnak

Labyrinthe, monument, boîte de Pandore. Dont le plan figurerait en couverture. Illustration et titre, décalés et colorés, aux allures. D'anaglyphe. De vue stéréoscopique. D'hologramme. 3D en substance, qui (s')ouvre, à perte d'horizon. Sur une multiplicité d'autres dimensions, présentes et futures. Par une infinité d'influences, passées et à venir. Stupéfiant générateur de possibles, réels et littéraire, de rêves, de nouvelles et de scénarios, La Maison des Epreuves, le premier roman de Jason Hrivnak, traduit de l'anglais (Canada) par Claro et sorti le 5 janvier 2017 aux Editions de l'Ogre est, sous son apparence sombre et déprimée, une belle réponse à la pulsion de mort et une stimulante ode à l'existence.


« Le 7 mai 2006 au petit matin, mon amie d’enfance Fiona est entrée par effraction dans l’école élémentaire qu’elle et moi fréquentions il y a plus de vingt ans. (…) Une fois à l’intérieur de l’école, elle a déambulé dans les couloirs déserts, examiné les vieilles vitrines encombrées de trophées et de photos de classe à la recherche d’un nom ou d’un visage familier. (…) Elle s’est assise sur le petit banc capitonné (...) Là, après avoir fumé une dernière cigarette, elle a ôté son manteau, remonté ses manches, et s’est ouvert les veines avec une lame de rasoir. »

> Introduction. Polar, énigme, jeu. D'aventure graphique en point-and-click.
                        De réflexion.                             D'objets cachés.
|/_]De labyrinthe] |                     

La vie du livre, comme de son édition, commence par une perte. Par le suicide de l'amie d'enfance du narrateur, par une lettre perçue comme codée. Par un vieux document retrouvé. Par un état migraineux, névralgique, hypnagogique, hallucinatoire. Par une requête, par la disparition d'un manuscrit. Par la volonté de redonner sens à tout ceci. A l'intérieur comme à l'extérieur du livre. Ainsi, d'une situation initiale ''critique'' éprouvante à son impression, The Plight House est-elle devenue, au sens éditorial et littéral, La Maison des Epreuves.

« Mon seul espoir était de créer une résonance, de reproduire à la fois en moi et dans le texte la fréquence particulière de désarroi qui la poussait au suicide. Je ne sais pas trop ce qu'aurait pu signifier pour elle le fait d'éprouver une telle résonance. Mais tant qu'elle comprenait qu'elle avait été vue, et par conséquent accompagnée, dans ce moment, le pire qui fut, j'aurais pu vivre avec sa décision. »

D'entrée, l'on est tenté, entraîné par le narrateur. De découvrir ce qui se cache derrière les éléments du décor/Les mobiles/La mort. Convié par lui à parcourir les territoires enfantins, à les explorer. A tester nos limites jusqu'au rite de passage. A l'âge adulte et au-delà. Invité à voir – par-delà les apparences, les faux-semblants, la mauvaise foi, les regrets, les remords, la culpabilité, l'enfermement, la fin et la séparation – les liens qui unissent toute chose. A comprendre, en somme, à travers une vingtaine de pages, les prémices qui présidèrent à la rédaction de La Maison des Epreuves. A garder à l'esprit, qu'elle s'adresse avant tout à Fiona et à toutes les personnes susceptibles de mettre fin à leurs jours. Pour l'oublier à nouveau, sitôt à l'intérieur de La Maison.

  Mystery House - Apple II (Sierra Online 1980) Video here.

>Immersion. Fiction interactive, aventure (hyper) textuelle, jeu de rôles, livre dont vous êtes (think-and-believe) le héros. A travers. Soixante-quinze questions principales, multiples et graduelles séries de mises en situation, réparties en trois sections qui constituent le corps de l'ouvrage jusqu'au dén(o)uement. A travers. La forme, la voix, la plus inhabitée possible, qui pour cela résonne. A travers. Les scénarios les plus divers, les ambiances les plus colorées. A travers. Les choix les plus lourds de conséquences. Dans une démarche expérimentale, sur un ton quasi médical, l'auteur/le narrateur tranche dans le vif/la douleur du sujet avec un seul et même instrument, rasoir d'Ockham dont il étudie, déplie, déploie, toutes les facettes et angles, démontre tous les usages. Reductio ad aburdum, ad finitum, qui détourne de la via qui conduit ad nihilo pour surgir. A travers.

La mort – (Les secrets de la foire)/Le droit de faire partie de la troupe – Un garçon – La mort de tous les adultes dans un rayon de trois kilomètres – (Le dieu de la guerre)/Je ne m'en souviens plus – Des rêves de chute (accidentelle) – De désastre.

Résister ou céder à la tentation de répondre. De cocher (x), d'entourer ⥁, les réponses au crayon. Renoncer aux réponses les plus évidentes pour celles permettant de meilleurs développements. Opter pour certaines (en apparence) en fonction d'une identité (feinte) à la manière du Contorsionniste (faux). Se fendre d'un faux-self pour explorer. A travers/derrière le masque, sa personnalité véritable. Se (re)trouver pris au jeu, de vitesse, de corde d'argent en aiguille d'Al chercher l'adresse, les liens, la sortie. Dans un Labyrinthe de miroirs, un Palais des glaces mental et sensationnel, un Peep-show grotesque et signifiant où se succèdent sans répit de ces saynètes en trois dimensions réalistes semblables à celles qui peuplent Les machines à désir infernales du Dr Hoffman d'Angela Carter –  « les signes parlent. Les images montrent. »

Truffée de problèmes et de solutions, d'images et de réfle(x)ctions, de remèdes et de poisons impossibles à détecter et à distinguer les uns des autres, La Maison des Epreuves est un merveilleux magasin d'écriture qui, à la manière d'un Battle Royale, nous enjoint à choisir pour toute arme un paquetage à l'arrach(é)e – quand il ne nous l'impose pas - sans savoir ce qu'il contient. Avec l'injonction, par tous les moyens possibles et simultanées :
A. De survivre. 
B. D'errer sans fin ni but.
C. De demeurer sur place.
D. De créer, de poursuivre.


La question du choix – kafkaïen, kantien, katchadjien (Quoi faire ?) – impossible à trancher, et celles qui lui succèdent, infinies, indénombrables (Ai-je fait le bon choix ? Ou non ? Est-il irrémédiable ? Puis, dois-je, en faire un nouveau ? Cela changera-t-il quelque chose ? Combien de fois la question initiale et les suivantes se poseront-elles ? Puis-je apprendre de cette expérience ? Si oui, quoi ? Sinon, pourquoi ? Et comment ? La réponse est-elle toujours la même à la même question ? A une question différente ? Chaque question doit-elle toujours trouver une réponse ? Chaque réponse nécessite-t-elle toujours une question ? A quoi bon ? Mais sinon, quoi ? Tout ceci peut-il, doit-il, finir ? Et, si oui, quand ? Pourquoi ? Comment ?) sont le foyer de La Maison, ardent, éternel. Qui fait appel aux divinités chtoniennes et ouraniennes, jungiennes et stenériennes, de l'inconscient, des archétypes, du mythe et de la mystique. 

Sauter dans l'eau et nager pour rejoindre votre ami, dans le but de s'exiler avec lui – Une lumière blanche aveuglante – Pour vous protéger – Des livres de conte – Elles vous rendront incapable de nager – (Vous avez parlé une langue imaginaire)/C'est une malédiction, par définition malfaisante.

Myst-like mystérieux, onirique, énigmatique, monde ouvert, libre en apparence, persistant, virtuel et augmenté, le livre se transforme peu à peu en film interactif où la marge de manœuvre se réduit à vue d'œil tandis que la pensée se trouve comme en sommeil et l'imagination tout à fait absorbée. De même que la plupart des problèmes informatiques se trouvent entre le clavier et la chaise, si la résolution de l'intrigue revient/impute/imput au lecteur, elle provient tout autant de son rapport à l'écran/livre/output qui se modifie. Où est-on quand on joue ? Quand on lit ? Quand on écrit ? C'est encore le type de question que porte en germe La contagieuse Maison des Epreuves. Qui trouve quelques réponses dans cet état intermédiaire régulièrement et parfaitement cerné par Lou, que ce soit dans sa chronique de La Maison ou dans nos Manifestes dans l'antre de L'Ogre, ou encore par Mathieu Triclot dans son ouvrage Philosophie des jeux vidéo (Editions Zones, 2011, Tapez Ctrl+f "espace intermédiaire" dans le lyber).


Bonneteau, tric trac, backgaming, trip à trappes, la Maison dans La Maison peut encore apparaître comme une extension et une déclinaison du Terrain d'essai, lieu du livre dans le livre. Dont on ne sort jamais tout à fait. Où les mises en abîme sont aussi nombreuses que possibles leurs interprétations. Où l'on croise. Les motifs traditionnels et initiatiques des contes et de l'alchimie — le chevalier, la jeune fille, la forêt, la bague, une clé, des malédictions. Les lieux communs propres à La Maison des Epreuves qui développe peu à peu sa propre mythologie — l'enfance, le manège, l'ami imaginaire, le verger, les mains-rêves, l'examinateur. Tout un univers hautement symbolique dont on ne saurait dire si la cohérence, renforcée par la récurrence, la prégnance, la résonance de ces éléments, induit ou suit nos réponses. Et si l'on passe de l'autre côté du miroir, du rideau, de l'écran, ce n'est jamais – comme il se doit – que pour rencontrer – dans un premier temps en tous cas – d'autres reflets et rideaux, s'y confondre et se prendre les pieds dedans.

(Simple indifférence) / Vous recherchez cette catégorie particulière de connaissance de soi que seule une telle situation peut accorder. – Les rêves et les cauchemars à la dérive de ceux qui sont morts avant vous.

La Maison des Epreuves est un livre saisissant. De ceux qui nous envoient dans les cordes — dans nos cordes. Nous renvoient à ce (à quoi) que nous sommes capables de faire (face). En un mot : de concevoir. Maintenant ou plus tard. Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie ou pas du tout. Ici pas question de reculer pour mieux sauter, de s'assurer, de s'encorder, de descendre en rappel ou marche. Il s'agit de jouer le jeu, de trouver la faille, de s'y engouffrer et, pour cela, d'user de tous les appuis nécessaires. Pour nous guider dans cette ascension du Haut Moi, Jason Hrivnak possède un sens du déroulé et de la suite dans les idées. Qui sonde le lecteur au plus profond de lui-même pour lui permettre d'établir un état des lieux, de nerfs, d'esprit – check-up/ — point, de sauvegarde, de survie. Nous accompagne dans une plongée au cœur notre architecture intérieure – de nos rêves, de nos cauchemars, de nos expériences limites que l'on s'étonne de retrouver ici – et constructions mentales.

Un transport militaire qui s'est retourné sur la route, son chargement de munitions gisant à présent un peu partout. — Oui. Même si, à vrai dire, je ne me souviens presque rien de mon enfance et des expériences que nous avons pu partager. Donnez-moi des détails. 

Avec La Maison des Epreuves, de la cave au grenier, du ça au surmoi en passant par le moi pour devenir Soi, décidément « le moi n'est pas maître dans sa propre maison » (Freud). A formuler nos réponses, l'on s'étonne. A lire les questions, l'on se transforme. L'on passe. De la troisième à la seconde, à la première personne. L'on est. Pas un, mais plusieurs, personne — No One. L'on devient. Homme, femme, enfant. Le narrateur et son amie, en somme (vous n'« êtes » plus, « vous vous prenez »). Comme pour toute véritable expérience de lecture l'on a beau avoir été prévenu (Glose, de Juan José Saer en est l'exemple le plus flagrant), l'on est toujours confus de s'être laissé confondre et surprendre. Car si, plus que pour tout autre livre, chacun s'embarque dans la lecture, l'aventure, la chronique avec ses références cultu(r)elles et morales, sa sensibilité, propre (Lou encore, Hugues ici, Héloïse ), l'on ne parvient pas à bon port sans anicroche ni accroc. Arrangements, dérangements, dérobements qui révèlent ce que nous sommes, renforcent notre perception de nous-mêmes et du monde qui nous entoure, de ce que nous croy(i)ons (être et avoir) savoir (voir et percevoir).


Je souffre d'amnésie/Le guérisseur va graver une note de musique en référence à l'ouïe, car seules les histoires peuvent me permettre de recouvrer la mémoire – Je ne lui réponds rien, je feins de l'ignorer et poursuis mon chemin – La porte en métal mène à une grotte/le gardien n'a commis aucun méfait : c'est un gardien (faux méfaits, il fait semblant) – Un monde/Le Livre des Epreuves.    

Retour à La Maison. Intersection. Passage de niveau. De la lettre au numéro. Du QCM à l'interro. Où tout demande davantage de réflexion. Où l'on se déprend pourtant progressivement, se surprend à laisser les questions sans réponse. A considérer les questions non plus comme s'adressant à nous, mais comme celles du narrateur à lui-même. Expier, extirper, expurger du cœur et de l'esprit de Fiona, après y être entré, ce qui l'a poussé. Se retrouver à une nouvelle (inter) section où lettres et numérotation se rejoignent. Où les motifs s'interpellent. Où le narrateur ne propose plus, mais pose les choses puis les développe. Nous pousse. Dans certaines directions, en nous demandant de les justifier. A répondre en fonction : De ce que nous avons appris, comme à une interrogation/De ce que nous avons répondu, selon lui.

Nous pousse. Dans nos retranchements, en réaction/A bout, parfois/Vers la sortie, sûrement. Sans pour autant nous laisser de repos. Où l'on se retrouve/sent, amnésique, drogué, suicidaire. En proie à son apparente indifférence. Comme a pu l'être Fiona. Et cependant, si le monde de La Maison des Epreuves, pour être persistant, évolue à l'insu du lecteur, ce n'est jamais sans lui. D'ailleurs le plus étrange, enfin, est la confusion créée par le procédé. Qui amène. A libérer notre imagination. A développer plusieurs histoires en parallèle, an arrière-fond. A multiplier les liens avec notre propre quotidien. A trouver extraordinaire d'avoir vu ce film qui évoquait les mêmes sujets, convoquait les mêmes images. A voir de la sérendipité, de la synchronicité partout, du destin. A réaliser une nouvelle fois la richesse comme le potentiel que recèle le réel. A leur redonner toute leur dimension, à l'image de l'ouvrage que nous avons entre les mains.


Dormir/rêver. Je suis plus à même de passer les tests/Grâce à mon expérience/Je sais distinguer les pièges — Oui/Non/A rien — Affronter le mort et survivre. 

Le livre de Jason Hrivnak se referme comme il s'est ouvert. Sur la magnifique et imposante couverture réalisée, comme toujours, par Arthur Pumarelli. Qui oscille ici entre Tron et l'Art déco. Dont le labyrinthe n'a jamais paru aussi simple qu'au moment où, sortis, l'on cherche à le réintégrer. Au cœur duquel, sous le titre et le nom de l'auteur, apparaît, chose rare et précieuse, celui du traducteur : Claro.

Claro qui réalise ici encore un travail de traduction toujours plus subm/v\ersif, sou(s) ten(d)u par une (seule et même) question — Comment rester immobile quand on est en feu — que l'on retrouve littéralement :
    A. Dans son recueil sorti il y a tout juste un an chez L'Ogre.
    B. Dans sa préface à l'Ogre n° 1 Aventures dans l'irréalité immédiate de Max Blecker.
    C. Dans son dernier roman, Hors du charnier natal, sorti le 4 janvier 2017 chez Inculte.
    D. Dans Animal Machine, sorti chez Actes Sud, mais seulement en arrière-fond.


C'est parfois lorsque le fond, plus que la forme, entrant en résonance avec les cordes les plus sensibles, car les plus intimes, nous intimant de répondre, à poursuivre, à former, formaliser, rejoint ce qui nous anime, qu'il est le plus difficile de répondre à l'invitation qui nous est faite.

Avec La Maison des Epreuves, son seizième opus, L'Ogre fête ses deux ans d'existence avec un roman qui constitue littéralement la quintessence de sa ligne éditoriale, ce fluide insaisissable :
A. que l'on retrouve dans la quasi-totalité des ouvrages de la maison qu'il m'a été donné de lire
B. que l'analyse des structures ne suffit pas à elle seule de définir
C. qui réside dans ce rapport particulier au réel qui le lie à ses lect.eurs.rices
D. qui, elliptique, électrise, catalyse, génère lectures, écrits et réactions en chaîne.

Pour sa première visite à Paris à l'occasion du lancement, Jason Hrivnak s'est livré une nouvelle fois à L'Ogre à l'occasion d'un passionnant entretien que vous pouvez retrouver dans l'antre — « mon livre est une proposition ''Est-ce que tu ne voudrais pas retirer ce masque un court instant, et, au lieu d’essayer à tout prix d’éviter ces choses que tu portes en toi, cette rage, cette violence, jouer un petit peu avec ?''  »

Tandis que vous lisez ces lignes et méditez sur ces considérations, un homme s'avance vers vous. A contre-jour, le visage à demi dissimulé par une capuche, il se présente sous le nom d'Antonio Sapienza. Un nom qui vous semble familier. Lorsque vous lui demandez de se découvrir pour confirmer votre impression, il refuse et prétend être vous. Quelle conclusion en tirez-vous ? 


Texte, photos et photo holographique de couverture © Eric Darsan. Le texte en bleu correspond à mes propres réponses. Le texte en violet est d'Antonio Sapienza. Les photos officielles et extraits en orange sont issus de La Maison des Epreuves © Jason Hrivnak, Claro, les Editions de l'Ogre 2017. Le livre, lui, est, comme tous les ouvrages de L'Ogre, publié sous la licence Creative Commons.

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