jeudi 26 avril 2018

Malgré les collines, Véronique Béland, par Eric Darsan

Tracer la route et son horizon. Se rendre [disponible], s'échapper [pour mieux se (re)trouver], plonger, (par)courir, s'enfouir – s'ensabler sans s'enterrer – [refaire surface], reprendre son(,) souffle, gagner en profondeur/clarté/clairvoyance, s(')e( )mouvoir librement. Envisager chaque déplacement comme une rencontre [vis-/pays-/-age]. Suivre le mode d'emploi, le sens des aiguilles de boussole bicolores, l'ordre alphabétique en deux parties inversées — le fil rouge de la page centrale comme marque et commencement. In media res y perdre son latin, reprendre à la préface puis voir rouge de nouveau avant d'entrer dans le bleu des pages. Penser pouvoir classer. Chasser l'aléatoire. Choisir son chemin [dans l'] — encadré. Tourner en rond, décarrer, prendre la tangente et le large vers des pays(ages) toujours renouvelés. Rêver, dériver, (di)vaguer.

Sous-titré égarements topographiques dont vous êtes le héros – en référence aux principes des livres du même nom – ce joli petit fascicule graphique et poétique intitulé Malgré les collines, élaboré par Véronique Béland, paru chez sun/sun le 21 novembre 2017, nous propose de voyager au gré plus de quatre-vingts entrées et de toutes leurs combinaisons à travers autant de lieux existants, mais dont la traduction française des noms libère le pouvoir d'évocation.


« Le chemin le plus court entre deux points est la ligne sémantique. »

Au creux d'un œil, découvrir. Un texte plus linéaire qu'énoncé, né de l'installation Terra Incognita de Pauline Delwaulle, mappemonde interactive grâce à laquelle, nous indique Fanny Curtat dans sa préface Matière première, « toucher un toponyme nous amène automatiquement à un autre toponyme partageant le même champ lexical ». Une carte blanche, où ne figurent que ces noms et les lignes de séparation entre terres et eaux, laissée à destination de ceux et celles naviguant au cœur de l'installation, de l'application, de cet ouvrage. Un multivers où mille et un parcours se créent, se croisent à la travée des mondes. Un récit ouvert aux quatre vents et directions – labyrinthes, rêves, réalité (la naissance d'une quatrième dimension comprenant les précédentes) – porté par la poésie des lointains, des étendues infinies, des cordes tendues, d'une cosmo-gonie/-graphie qui s'imprime in extenso au fond de la rétine.


« On dit parfois que certaines portes ne s'ouvriront pas deux fois. Pire, que certaines portes que l'on tente d'ouvrir referment aussitôt d'autres accès à notre insu. C'est à cet endroit précis que réside la difficulté à faire des choix, comme si tous les possibles méritaient d'être vécus. » (L'Archipel des Sept Iles).

Voir – défilés (Canyon bien amer, Rassembler les creux, Ravin d'espace vide), lacs et rivières (de feu, sans bout), par monts et par vaux (Val sans retour, Vallée des météorites) – s'esquisser une Pampa lunaire, une Savane entourée, une Zone paysage. Se dessiner une voie, sans issue baliser et laisser (ap-/disp)paraître une géographie. Au fur et à mesure des pages que l'on tourne, des flèches que l'on suit. Des points que l'on re-lie/-joint à travers autant de portes des étoiles, astres et galaxies pour débouler entre Désert à l'envers (Ce qui est des oasis, si l'on désire s'y fondre, ou Réservoir de l'aube, s'y perdre en croyant y voir clair) et L'Archipel des sept îles et son système solaire. Ajourner ou avancer son départ. Prolonger ou interrompre son séjour. Explorer de toutes les manières (im)possibles les lieux les plus (in)imaginables.


« On traverse fréquemment les mêmes lieux, sans pour autant avoir tracé des trajets équivalents » (Montagne arrêter le silence)

Errer (en terre, inconnu(e)), ne plus savoir (où donner de la tête) accorder son attention au sens, au nom, au rythme des pas, à la direction (à prendre/à laisser). O(p)ter (pour) l(')a (in-)tranquillité, l(')a (in-)quiétude. Là, un déterminant nous trompe. Ici, un lieu ne se trouve pas où il devrait. Soudain, une image nous surprend. En arrière-fond, le cerveau prépare la suite, l'imaginaire l'interrompt, intercale un souvenir, une vision que l'on re-/dé-couvre, imprimée en nous/révélée sur la page. Choisir une méthode, en deviner d'autres, sous-jacentes à l'élaboration, sans parvenir à distinguer la part de hasard et de suggestion (en un mot : de détermination) qui entre en fin/ligne de compte (« Sous le désordre apparent du chaos se cache probablement un ordre très strict. » (Embouchure de la rivière perdue)), rappelle les expérimentations surréalistes et situationnistes, jusqu'aux effets de La maison des épreuves, de Jason Hrivnak, autre livre dont vous êtes le héros, paru aux éditions de L'Ogre.


« Entre points de fuite et lignes de mire, la raison première des univers parallèles consiste peut-être justement en la capacité qu'ils offrent de se retrouver soudainement face à soi-même. » (L'Archipel des Sept Iles).

Au flux de conscience qui naît, au contact de la contrainte, préférer soudain rejoindre la liste des Coordonnées géographiques des lieux rencontrés. Comme si l'ordre alpha-bétique/-numérique de ces toponymes (Val sans retour 48.0000 – 2. 2833) pouvait (r)amener à la réalité les contours d'une cartographie par trop intime déjà. Sans le vouloir, se retrouver au cœur du triangle des Bermudes (Rivière de feu -31.8095 -66.4014). En et à la nage, re-venir/-tomber sur ses pa(ge)s. A force d'aller et venues perdre patience, aller en force vers l'inconnu. Perdre le voyage pour le but. En désespoir de cause s'en remettre à et interroger le livre, ses lieux comme autant de théories (la Montagne petit mystère, le Monticule des limites, le Never Ever Ever Tip Point ont particulièrement leur mot à dire, celui de la fin comme du commencement), d'hypothèses.


« Puis, on comprend un jour la nécessité de fracasser la boule de cristal qui nous servait jusqu'alors de boussole contre la rigidité incertaine des murs du hasard. » (Pic de l'étincelle).

Hypertextuel et analogique, Malgré les collines dépasse, à l'instar de son correspondant plastique Terra Incognita, les contingences physiques et politiques pour ne retenir que le sens et les liens (« réseau de jonctions symboliques rendant compte du potentiel parnassien et de l'impression forte du paysage ») invitant le lecteur à participer à l'aventure proposée. A entrer dans le jeu de plain-pied ou de reculer pour mieux sauter (You-Go-I-Go Point). A tracer son propre chemin (avec la liberté de le parcourir à contresens, courant et contre toute raison, à se laisser conter la légende dorée du Glacier poussiéreux, à border les côtes de ce littoral cosmique) au sein de cet univers élaboré par l'artiste et son installation//par l'auteure et son livre.


« Comment alors trouver un sens à l'existence eau cœur même de cette fiction ?  » (Ruisseau direction contraire)


Qui traite encore, de et selon. L'astronomie et l'alchimie, la géo-graphie/-métrie divine, l'hermétisme et l'éso-/exo-térisme, la philosophie et la fiction. Par induction et/ou déduction. De la dualité, de l'identité, de la perception. De la science et de l'expérience, de la croyance et du savoir, de l'illusion qu'ensemble ils forment — existences-/réalités-miroirs. De l'Un et du Tout, (in)conscient et (in)connu. De l'ignorance et de la peur. Du plein et du vide, du rayonnement fossile et de la transmutation — de ce qui est en haut/bas, de l'infiniment petit/grand. Aborde espace(s) – temps, éternité – vie et mort. Recoure à la gravité, au nombre Pi, d'or. Aux archives akashiques, aux oracles, au Yi-jing, à grands coups de devises parfois sibyllines, pour proposer un voyage introspectif, transcendant et initiatique.


« Pour le chercheur d'absolu, inventer un sens à l'immédiat semble plus salutaire que d'attendre infiniment que quelque chose se passe. » (Dans la rivière à sec).

Carte et territoire à la fois, jeu conversationnel et combinatoire, recueil d'aphorismes, casse-tête et biscuit chinois, ce fascicule philosophique et poétique aussi fin qu'ambitieux contraint autant qu'il libère la réflexion et l'imaginaire. Après Elles collectionnent des mondes (avec Catherine Tremblay) aux éditions du Renard et LE vide de la distance n'est nulle part ailleurs, déjà coédité par sun/sun et Bipolar dans la collection Les Immatériels, Véronique Béland poursuit avec Malgré les collines son travail de corrélation entre performance plastique et poétique. Un petit guide de voyage précieux qui, comme toutes les productions graphiques de la maison, a fait l'objet d'un soin méticuleux où formes et fonds se rejoignent, offrant une source inépuisable d'évocations et de raisonnements, de magie et d'émerveillement.


« sensible à l’hybridation des objets éditoriaux, sun/sun suit une ligne éditoriale « en étoile » ouverte, questionnant la notion de récit et de territoire - poétique ou géographique... »

Crédits photos © Eric Darsan, Extraits et photos de Malgré les collines © Véronique Béland, sun/sun, illustration Terra incognita © Pauline Delwaulle 2017


Mise à jour/Making-of/-real : Le cadre d'inspiration et d'illustration (de lecture de l'ouvrage et d'écriture) de cet article est aussi celui du lieu de villégiature du Général Instin dans l'épisode (1) de (G)rêve, Général(E) : Chant de guerre pour l’armée d’Instin. Une série insurrectionnelle en 4 temps publiée en collaboration et en simultanée ici par Lundi Matin et là par Remue.net tous les lundis jusqu'à ce que vie s'en suive. « Pour s’évader, passer au sud, de l’autre côté. Là où la politique, la mer et le soleil rougissent ; où le ciel et l’horizon s’élargissent, où la faune, la flore et l’espoir se repaissent après des cycles de destruction et de manipulation du réel orchestrés par la dictature ; des œillères aux œillets, entre deux bouffées de lyrisme, Instin renaît et apprend à cueillir, accueillir, la vie au grand air… » (La suite ici  et ).

A découvrir également, dans le même ordre d'idées  d'une réalité augmentée [rêve conscient et éveillé], récemment paru ou à paraître, dans le catalogue sun/sun : Noces ou les confins sauvages, de Hélène David  « - récit photographique, traversée graphique - avec un texte de Donatien Garnier, les dessins de Gildas Secretin et Alexandre Rivault au graphisme (...) un récit contemporain aux frontières du réel et du merveilleux. » Et seuls les chiens répondent à ta voix, de Tarik Noui dans la collection Chaos qui accueille également Il paraît que nous sommes en guerre, de Pierre Terzian  (dont Le dernier cri a été précieusement recueilli dans la collection Echo). « Dans un monde où les hommes ont cessé de communiquer à force de trop parler, au milieu du bruit, Tarik Noui épure le discours et propose un retour essentiel sur les traces de la voix humaine. Sa genèse dans le silence premier des cavernes. Son adresse aux dieux anciens. Sa domination sur les peuples. Son anéantissement dans le vacarme des sociétés de grandes solitudes.... »

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