samedi 26 mai 2018

Nota Bene : L’Homme qui croyait encore aux cigognes, Thomas Rosenlöcher

Hommes, femmes, enfants et autres animaux étranges et étrangers, cruels, mais à fables, réunis dans un joli recueil où, effleurant le papier, effeuillant les pages, l'on croît toucher du bois. Paru pour la première fois un an auparavant en Allemagne sous le titre littéralement original – et aussi long que ses récits sont brefs – Liebst Du mich ich liebe Dich : Geschichten zum Vorlesen – autrement dit : est-ce que tu m'aimes ? Je t'aime : Histoires à lire à haute voixL’Homme qui croyait encore aux cigognes de Thomas Rosenlöcher, traduit par Marie Hermann et Aurélie Maurin, est sorti le 16 février 2018 chez Le Nouvel Attila. Une poupée cigogne en quatre parties abritant onze contes pour les moins petits — « Autant d'histoires du soir pour les grands qui ont toujours peur du noir. »


« Chère femme, écrivit-il. Tu aurais pu me dire que je n'étais pas assez gentil, je serais mort tout de suite. »

D'où vous vient cet enfant – qui tire son titre du premier de ces textes, L'Homme qui croyait aux cigognes, qui lui-même donne son nom au recueil – met successivement en scène. Un homme solitaire et surnaturellement ingénu à qui, l'ignorant, les gens qu'il interroge répondent « des cigognes » avant de lui démontrer le contraire. Puis, comme en miroir, son alter ego femme de même condition, l'ignorant(e) aussi, qui interroge livre et congénère avant de conclure – (« ''on va faire ça plus souvent'', dit la femme ») – leurs recherches par un véritable travail (de) maïeutique.

Je perds toutes les femmes, objets parmi d'autres – lunettes, pantalon, pain – pour le narrateur, dont l'énumération à la Nino Ferrer (Oh ! Hé ! Hein ! Bon !) crée de jolis moments de confusion. Dans un monde aux valeurs inversées – où l'ordre est désordre et vice (ren)versé (en partie seulement, la faute à la femme, selon l'homme évidemment) – peuplé d'hommes dépassés, mal aimés, par eux-mêmes les premiers (le père poète quitté par sa femme, menacé par son arbre de Noël et sauvé par ses enfants et autres Pisse-Vinaigre) qui interrogent sans complaisance genres et rôles sexués quand ils sont pris pour argent comptant.

« ''Je vais devoir tirer '', annonça la sentinelle. Alors les pieds la renversèrent, elle et son poste-frontière. »

Qu'est-ce qui pousse encore par ici ? Les jambes de l'homme, drôlement, et bien malgré lui. Et l'hippopotame en gras, pour lequel le gros homme, ignorant les avertissements, se prend. Au(x) jeu(x) de main et de vilain, d'arroseur arrosé, d'hôpital qui se fout de la charité, de types lâches et peu fréquen-tables/-tés – avec, ce/s faisan-t/-s, une marge de progression très élevée (« Mais lorsqu'il lui offrit son bras, elle projeta l'homme par-dessus son épaule et lui envoya un coup de poing en plein front. – C'est du jiu-jitsu, expliqua-t-elle. ») – succèdent. Au même titre que les être sont réifiés, une série de choses anthropomorphisées pour être apprivoisées, clin d'œil poignant, terrible et borgne, au Petit Prince (voi-e/-x off : où la pâquerette – sinon la rose, sinon Saint-Ex – eût périt). 

Ainsi passèrent les années. A la recherche d'une femme qu'il croit avoir perdue, un homme la surprend à voir ailleurs s'il y est. Un couple à qui rien ne manque, sinon une liste de choses sérieuses, et surtout croissante(s) au milieu desquelles ils se perdent bientôt, et dont l'énuméraccumulation matérielle rappelle Georges Perec ou Boris Vian (La complainte du progrès). Des histoires qui vont par deux ou trois, un mal pour un bien, une pire vers une meilleure : finalement tout est bien qui finit bien. Mieux : comme un vin qu'il faudrait déboucher en amont, d'un récit anecdotique, un peu acide, un peu piquant, le texte et la lecture prennent peu à peu, après quelques mises en bouche, la profondeur qu'il faut pour atteindre et saisir le degré qu'il faut pour les apprécier à leur juste valeur.

« – Pourquoi vivons-nous, au juste ? Demanda la pâquerette.
– Ah non, tu ne vas pas remettre ça, bâilla le chat.

Pour le bol de lait du matin.
–Par sens du devoir, déclara la clôture en se tenant bien droite. »

Entre La magie dans les villes de Frédéric Fiolof (Quidam, août 2016) et Génial et Génital de Soth Polin (Le Grand Os, septembre 2017) en passant par Frictions de Pablo Martín Sánchez (La Contre Allée, février 2016), L’Homme qui croyait encore aux cigognes de Thomas Rosenlöcher est un recueil très nonsense, cruel et léger, dérangé et enfantin, dérangeant et facétieux qui, jouant sur les mots et le décalage, rappelle par certaines facettes et façons Le livre de lecture et Le monde est rond de Gertrude Stein (ré)édités chez Cambourakis. Un beau et cohérent travail d'édition pour ce petit livre tout en reliefs qui appelle lui aussi à la sensation de la lecture et du toucher.

« Spécialiste de la forme brève, du fragment, des vers courts, et des lectures et performances de textes brefs, ultra brefs… », venu du théâtre pour enfants de Dresde, Thomas Rosenlöcher est un auteur de langue allemande avec à son actif, à l'âge de soixante-dix ans, plus d'une vingtaine de parutions – poésie, essais, livres jeunesse – et quasiment autant de prix. Marie Hermann et Aurélie Maurin sont traductrices et respectivement co-fondatrices des éditions Hors d’atteinte (premières parutions 2019) et de la revue La mer gelée.
 
 
A la fin de l'ouvrage, comme de tous ceux de la maison parus cette année, un bilan-manifeste rédigé pour/intitulé Les Dix ans d'Attila. Un beau portrait qui passe en revue(s), livre(s) et numere le temps passé et l'énergie consacrée, de l'aventure humaine et littéraire au typographique, jusqu'à l'extension véritable des domaines de la lutte, du réel, de la vie, pour graver dans le marbre mou de l'époque une épopée héroïque et collective qui interroge et fait bouger les lignes pour de vrai et pour de bon — « Car d'autres livres sont possibles ».

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