lundi 1 octobre 2012

Chamame, Leonardo Oyola

Après La Vie et Appâts Vivants, toujours dans le cadre de cette rentrée littéraire, en avant première grâce à Libfly et au Furet du Nord que je tiens encore à remercier, l’opération On vous lit tout continue avec ce troisième ouvrage, intitulé Chamamé.  
Septième roman de Leonardo Oyola, c'est le second traduit et publié en France par Asphalte, jeune maison d’édition parisienne fondée par deux « deux passionnées de culture urbaine, de littérature contemporaine et de bourlingages en tout genre » qui vient de fêter ses deux ans d’existence. Il a reçu en 2008 le prix Dashiell Hammett de la Semana Negra, récompensant le meilleur roman noir écrit en langue espagnole.

« Chanson et danse » à la fois, le Chamamé, ce genre musical qui signifie en guarani « agir sans réfléchir » donne le ton à cette histoire de bandidos narrée par Ovejero, dit Perro, qui, rivé à son pistolet surnommé Itaqua, s’est lancé à la poursuite de Noé, son accolyte pas catholique armé d’un coutelas baptisé pasteur Jiménez. Et c'est peu dire que ces deux-là n’ont pas besoin de guarana, qui ne connaissent de réflexions que celle du soleil sur l’asphalte, et d’adrénaline que celle que procure la poursuite. 

Car Perro veut sa part mais surtout se venger de la trahison de Noé, parti bâtir une église ou quelque autre château en Espagne avec l’argent récolté au cours d’un kidnapping ayant mal tourné. L’occasion rêvée pour méditer sur un présent et un passé hantés par des rêves qui ne commencent jamais et des jours qui n’en finissent pas, où la consolation finit toujours par céder devant la fatalité et où l
es voies du saigneur comme les voix du juke-box, la foi comme les foies, donnent des ailes à ces pirates de la route dont les magouilles finissent toujours par déraper. Personnages singuliers et stéréotypés à la fois ils vont laisser dans leur sillage, comme une traînée de poudre, une ribambelle de demi-orphelins, de filles faciles et de macchabées qui n'ont en commun que leur trivialité.           

Sorte de Pulp fiction criblé de références à l’enfance et aux dessins animés, de Heidi, de Musclor, de Goldorak, de Schtroumpfs et de Cosmocats, Chamamé est un road movie au rythme endiablé et indéniable mais au goût contestable à l’instar des Rues de feu, film culte du personnage, ou de cette bande-son qui semble avoir fortement marqué l’ouvrage, de Bon Jovi à Springsteen en passant par Corona, Shakira, Def Leppard et autres groupes patentés dont les clips illustrent la cavale de héros ringards musclés et permanentés.   

     
Olivejos retrouvera-t-il le pasteur ? Existe-t-il un avenir pour l’un, pour l’autre, pour les deux ?
 « Tu connais la fin du film ou je te la raconte ? » nous interpelle le narrateur. Les deux répondra le lecteur averti. Mais, parce que le style et l’action se substituent ici à l’imagination, et parce que le chemin importe plus que la destination, il lui laissera le soin de se la raconter sans pour autant s’en laisser conter, comme il le ferait d’une série télévisée à mi-chemin entre Entre Dexter et Breaking Bad. A prendre ou à laisser ? C'est vous qui voyez, je vous laisse le choix, comme dirait Noé. 



Pour ma part l'opération On vous lit tout se termine ici avec ce troisième et dernier ouvrage, mais se poursuit sur Libfly avec les autres romans français de la rentrée littéraire et sur On vous lit tout, évidemment. Je tiens à remercier chaleureusement Libfly et la librairie Furet du Nord grâce auxquels j'ai pu lire en avant première les titres de cette rentrée littéraire pour la seconde année consécutive, pour le sérieux, la passion et le plaisir qu'ils ont su une nouvelle fois communiquer à cette occasion et que j'ai pu à l'instar des autres participants de cette opération, partager à mon tour. 

samedi 7 juillet 2012

Nota Bene – Le Retour du Prince, Roberto Scarpinato, Saverio Lodato

Roberto Scarpinato est Le dernier des juges toujours en vie du pool anti-mafia. Dans un ouvrage éponyme paru en France l’an passé, il a accordé à Anna Rizzello un entretien qui fait écho à Cosa Nostra, celui de Giovanni Falcone que nous avons vu précédemment, et avec lequel il a travaillé.

Dans « Le Retour du Prince », également publié par La Contre allée, conjointement à Cosa Nostra, il étend son analyse aux coulisses du pouvoir italien qui participe au déclin du pays et du même coup à la normalisation et à l’extension de la criminalité. 
 

Après avoir évoqué la mort du juge, trop dangereux et trop isolé pour être épargné, et ainsi affirmé la nécessité de penser le passé comme le présent dans un pays où la fonction du journaliste est de couvrir c'est-à-dire de recouvrir l’évènement et dont l’avenir n’appartient qu’au Prince, Roberto Scarpinato et Saverio Lodato se livrent tous deux à un exercice dialectique pour déterminer la nature de celui-ci.    
 
Le juge commence ainsi par exposer combien le pouvoir du Prince repose sur un mensonge d’Etat, celui d’une oligarchie cooptée, soutenue par la propagande des médias et intellectuels, justifiée par l’absence d’alternatives, maintenue par l’aveuglement national au nom d’un « réalisme politique » qui obligerait à composer avec une corruption prétendument indissociable du pouvoir. Proposant de revenir à la « virginité culturelle de la mafia », il rappelle combien ses principes restent inchangés depuis Mazarin, de Maistre, ou Machiavel dont Le Prince, « considéré de tout temps par les hommes de pouvoir italien comme une sorte de Bible » témoigne de la normalité du recours à la ruse et à la force en Italie mais aussi du caractère obscène c'est-à-dire «  hors scène » d’un pouvoir représentatif qui est, par définition, toujours en représentation.

Ainsi la criminalité ne serait-elle pas « une compilation de dérives individuelle » mais un révélateur « du comportement réel de l’Etat en démocratie ». L’exemple est frappant en Italie, où la féodalité, la confusion entre intérêt privé et public, la culture de la masse, de l’obéissance et du résultat apparaissent non comme la marge mais comme la norme. Et, si comme Falcone il constate et déplore l’extension des méthodes mafieuses à toute la société civile au détriment de la responsabilité et de la liberté individuelle, il lui faut reconnaître que ces dernières ne furent jamais que le fait d'une élite depuis toujours minoritaire : « Le Prince a repris les rênes de l’histoire et il tient une forme éblouissante ».

L’influence primordiale de celui-ci sur l’Etat, la société et l’économie, lui permet ainsi d'élucider le rapport entre la démocratisation, la mondialisation, et l'extension des méthodes et de la culture mafieuses mis en lumière par Falcone, en établissant la compromission et la corruption comme la condition même d'appartenance à un système où l'honnêteté d’un seul membre peut compromettre la malhonnêteté de tous. Il établit également trois indices de corruption : la tolérance à l’égard de celle-ci, la promotion des corrompus et le discrédit de ceux qui s’y opposent. Et démontre comment l’argent gaspillé dans le tribut payé à ce gouvernement de tribus empêche également d’investir dans des politiques systémiques d’innovation seules à même de proposer de nouveaux modèles et substitue la culture de l’obéissance à celle du mérite. 

Voici comment se dessine l’évolution des rapports entre « le prince et l’éternelle mafia » dont l’affrontement prétendu n’est là encore qu’une mise en scène dont le hors-scène n’est apparu qu’après les massacres des juges anti-mafia que la désinformation n’avait pas suffit à mettre hors jeu. Le vrai pouvoir demeure, « affaire de famille de la classe dirigeante », changeant dans la forme mais jamais dans le fond, quelque soit le régime en place, au gré des coups d’Etat qu’il subit en son sein et tente d’imposer à celui-ci. Si bien que, face à ce Prince polymorphe et tout puissant, convenant plus encore que le premier du besoin de mafia, le dernier des juges en vient à nier un quelconque effet à la répression tandis que Saverio Lodato se contente de conclure « Bonne chance Italie » quand Machiavel en son temps exhortait encore son pays au réveil.  
                                             
En guise d’entretien c’est donc en réalité une analyse totale, profonde et originale, auxquels se livrent progressivement le juge et le journaliste dans ce Retour du Prince qui prolonge et complète les analyses de Falcone dans Cosa Nostra en approfondissant certains aspects, comme la distinction entre une frange populaire et militaire qui paie généralement les frais de la bourgeoisie mafieuse, ou le rapprochement non seulement symbolique mais réel entre la mafia et la franc-maçonnerie définie ici comme secrète et déviée, mais aussi les services du même nom, en tant que bras armé du prince.

Un essai courageux et lucide, désabusé mais stimulant, étayé par des démonstrations et exemples nombreux et précis et pour lequel je tiens à remercier une nouvelle fois Lucie Eple et Libfly ainsi que La Contre allée, et que je ne peux que vous encourager vivement à vous procurer, tant les arguments énoncés ici ne sont que la partie émergée de ce monument d'intelligence et de clarté non seulement sur la mafia mais sur le pouvoir et la société que forment à eux deux Cosa Nostra et Le Retour du Prince.


Je vous invite à prolonger cet article sur Libfly par l'interview exclusive d'Anna Rizzello, et sur le site de la Contre Allée par le débat "Pouvoir et corruption" avec notamment le juge Scarpinato au Salon du livre d'expression populaire d'Arras.

dimanche 1 juillet 2012

Nota Bene – Cosa Nostra, Giovanni Falcone, Marcelle Padovani

Cosa Nostra est la retranscription des entretiens accordés par le juge Giovanni Falcone, héros de la lutte anti-mafia, quelques mois avant son assassinat, à Marcelle Padovani, licenciée en philosophie, docteur en sciences politiques et journaliste italienne. Best-seller partout ailleurs, y compris en Italie, ce document majeur n’était plus édité en France depuis vingt ans. C’est désormais chose faite grâce à l’initiative des éditions de La Contre allée qui viennent de le publier, en mai 2012, conjointement au Retour du Prince dont je vous parlerai prochainement.
           
 
Dans une note puis un prologue rappelant les faits et leurs effets, Anna Rizzello, directrice d’ouvrage, et Marcelle Padovani évoquent le souvenir de Falcone, « ennemi numéro un de la mafia » et « serviteur de l’Etat en terre infidèle » tel qu’il se définit lui-même. Sicilien, imprégné de culture mafieuse, il sait combien l’exercice de la loi passe dans son pays pour une gageure et ses représentants pour de dangereux marginaux condamnés à vivre « comme des forçats » en place des criminels qu’ils traquent. Acteur principal des maxi-procès qui ont abouti à la reconnaissance de la Cosa Nostra et à la condamnation de 360 accusés puis écarté des affaires, il sera bientôt exécuté lors de la vendetta qui suivra la « pax mafiosa ».
 
Cet ouvrage, « testament spirituel de ce héros discret de l’Italie contemporaine », est le résultat de plus de vingt entretiens, regroupés en six chapitres thématiques consacrés successivement aux moyens, au langage, aux liens, aux affaires, au pouvoir, enfin, assortis d’annexes comprenant un organigramme simplifié de la Commission Régionale et une carte des provinces. Il permet d'entrevoir la mafia comme système de pouvoir politique, économique, mais aussi idéologique avec son système de valeur qui la fait apparaître à la fois comme une « alternative » et un « danger » au regard du déclin démocratique.  

Falcone passe ainsi en revue les méthodes et l’évolution de leur usage, insistant sur le fait que rien n’est jamais aussi simple qu’il n’y paraît, que, loin du cinéma et du romantisme, ce sont sa discrétion et son pragmatisme qui font de l'organisation elle-même une arme à l’efficacité redoutable dont le langage, la distinction, le souci du détail comme de la considération ne visent jamais que le résultat. Et si, à l'évocation de ses codes, de l'initiation des « impétrants » au cours d'un rituel mêlant le sang et le sacre, de sa hiérarchie et de ses échelons, l'on ne peut s'empêcher de rapprocher « l'organisation » des « hommes d'honneur », bourgeois discrets,  austères, conformistes et traditionalistes, de celle d'autres sociétés secrètes - des carbonari aux francs-maçons et à la loge P2 - ce n'est que pour mieux nous interroger sur l'origine historique des ces milieux, leurs rapports et leur évolution, concomitante ou non. 
 
Car le juge va et voit plus loin, cet aspect s'effaçant à son tour devant le principe de réalité qui régit la survie du "milieu" et lui impose d'adapter constamment son comportement à celui de la société et de l’Etat, jusqu’à se substituer à eux. A ce titre il dénonce non seulement l’aveuglement et l'inertie mais aussi la cruauté de l’arsenal judiciaire et pénal de l’Etat contre lesquels il lui faut protéger les repentis : « qu’on essaie de se mettre à leur place : c’étaient des hommes d’honneur respectés, salariés d’une organisation plus sérieuse et plus solide qu’un Etat » et favorisée par le déclin de celui-ci. Ainsi, concernant les pertes et profits, Falcone s’attache à distinguer les différents secteurs d’activité illégale mais aussi légale au sein d’une société dite libérale où l’intelligence et le travail ne garantissent pas la réussite en raison du clientélisme et où le criminel se substitue progressivement à l’homme d’affaire et non plus à l’Etat tout en conservant les méthodes mafieuses.

C'est finalement le lien entre Pouvoir et pouvoirs qui ressort de ces entretiens édifiants, où l’engagement fluctuant et irrationnel d’un Etat sensible à l’opinion résulte autant qu'il participe de l’influence persistante du fascisme, de l’Eglise, et plus généralement de l’idéologie. Cet ancrage local associé au caractère « unitaire » et au modèle universel de la mafia qui, à juste titre, fait déjà craindre au juge Falcone « l’éventuelle évolution du crime organisé vers un pacte fédératif de vaste dimension »  à laquelle il oppose la nécessité d'une surveillance et d'une répression sans faille qui laisse peu d'espoir à ceux qui, comme lui, s'en feront l'instrument : « la tension, la souffrance si j’ose dire, est telle dans Cosa Nostra qu’un grand attentat spectaculaire contre un représentant de l’Etat pourrait avoir, en quelque sorte, une fonction pacificatrice »
 

Cet ouvrage, document exceptionnel autant qu'indispensable pour comprendre le fonctionnement de Cosa Nostra, est aussi une formidable plongée dans le quotidien de la mafia et des anti-mafia qui, à contre-courant des idées reçues et véhiculées par la littérature et le cinéma, n'en est que plus passionnante.
Marcelle Padovani, dont les questions n'apparaissent pas, est ainsi parvenue à initier non un dialogue mais un récit qui, laissant le champs libre à Falcone, à ses récits, exposés et réflexions, permet à celui-ci de devenir en quelque sorte l'auteur de cet essai. Un ouvrage unique et testamentaire, captivant et précis, foisonnant d'exemples,d'anecdotes, de détails et de références, notamment à Machiavel,  rendant hommage à ceux qui ont osé braver l'omerta, parmi lesquels Buscetta qui, déjà, déclarait « je ne crois pas que l’Etat italien ait réellement l’intention de combattre la mafia ».


Nous verrons tout prochainement combien tous deux avaient raison avec Le Retour du Prince de Roberto Scarpatino et Saverio Lodato, auquel La Contre allée a eu l'intelligence et le mérite d'associer la publication.