lundi 24 août 2015

Les chemins de retour, Alfons Cervera


Nous quittons momentanément les Etats-Unis - ceux du Cerveau à sornettes, des Gaspilleurs et de Papa, tu es fou avant d'y revenir avec Mentir à perdre haleine - pour une petite étape dans les contrées européennes et imaginaires d'Alfons Cervera qui nous entraîne sur Les chemins de retour grâce à la Contre Allée à qui j'adresse un merci ensoleillé. 

« Les histoires de fiction surgissent toujours d'un lieu donné », d'un « territoire moral ». Avec pour point de départ un travail de commande pour une revue, Alfons Cervera revient, parfois plus de cinquante ans après, sur les lieux et gens « réels » qui ont inspiré ses récits et, ce faisant, sur « le dedans et le dehors d'un roman ». 

Une problématique, un travail, une attention et un rapport aux lieux qui me rappellent ceux de Jorge Luis Borgès mais aussi ceux de François Bon. Auteur d'une trentaine d'ouvrages dont quelques-uns seulement ont fait l'objet d'une traduction et d'une édition françaises grâce à Georges Tyras qui « affronte sans relâche l'impossible traduction » de ses « fictions » et du joli travail réalisé « en bonne entente » par la Contre Allée et par la Fosse aux ours, Alfons Cervera nous offre avec Les chemins de retour une porte d'entrée à l'ensemble de son œuvre. Une œuvre abondante, passionnante et engagée marquée par un lyrisme, une poésie, une prose, des images et un ancrage qui rappellent ceux de Jacques Abeille. Toutes choses sur lesquelles nous reviendrons lors de la rétrospective de la rencontre entre l'auteur du cycle des Contrées et de Bernard Noël autour du thème Poésie et fiction.


La couleur du crépuscule, Tant de larmes ont coulé depuis, La nuit immobile, Maquis, L'ombre du ciel, Cet hiver-là, Ces vies-là, Bien loin : autant de titres, autant d'étapes qui marquent des tournants dans l'œuvre de l'auteur. Le bar, le village, la grotte, le cimetière civil ou encore la maison, « tant de maisons » : autant de lieux qui les ont inspirés et leurs font désormais écho. Autant de gens enfin, que recouvre la réalité des « personnages » : « Les personnages de mes romans je ne les invente pas, ils existent. Ce sont mes amis. Et quelques ennemis, aussi. ». Tous « fantômes » d'un passé irrésolu, d'un futur révolu, d'une œuvre et d'un auteur qui, à partir des mêmes fondations, des mêmes thèmes et de la même construction, parviennent résolument à découvrir d'autres chemins au lecteur comme en lui-même. Demeure aussi, le berceau du franquisme qui les tous ensemble, semblable à ce Fil Rouge évoqué par Sarah Rosenberg, également publié à la Contre Allée, tyrannie aveugle et sourde qui s'insinue et sourde des vies et lieux évoqués ici et là par leurs noms, leurs spécificités, leurs différences ou ressemblances et parfois même leur disparition.



D'ailleurs ces lieux autres et autres personnages, dont Alfons Cervera ne nous propose que des descriptions relativement factuelles et des clichés en noir et blanc, ont-ils jamais existé ? N'auraient-ils pas disparu quand d'autres, bien plus vivants, extirpés du néant et amenés à la vie par leur créateur, gagnaient en couleurs et en réalité ? Et s'ils avaient perdu leur âme au profit de ceux-ci, par cette captation photographique que redoutaient tant autrefois, les peuplades animistes ? Et s'ils étaient eux-mêmes, par leur évocation ou par leur nature même, inventés de toute pièce, dans un unique élan où se mêlent inextricablement les processus imaginaire et mémoriel ? « Est-ce que je sais moi, d'où sortent les romans. Du néant. » De ce néant seuls s'extirpent de façon sûre l'auteur et la maison qu'il habite encore, qui fut celle de ses aïeux et demeure « le cœur qui bat » dans ses romans. De la même façon, les éléments de décoration qui meublent son intérieur, Alfons Cervera, dont le père était acteur, les trouve moins dans ses lectures – la littérature anglaise du XIXème, Les Hauts de Hurlevent ou encore Flaubert – que dans le cinéma. L'homme des vallées perdues, Malvaloca, Le docteur Jivago : « Bien des films naissent des romans qui leur ont donné vie, une vie distincte et parallèle ». 



Une vie qu'on ne peut percevoir qu'à travers les images que l'auteur, « maître absolu du roman », accepte de nous délivrer. Le reste, je ne peux que l'imaginer moi-même, en fonction de cette seule lecture, de ce qu'elle m'inspire, de ce qu'elle fait résonner dans mon propre intérieur, dans ma propre maison. Car, en dehors de ces Chemins de retour, je n'ai pas lu Alfons Cervera : ni dans le texte ni dans les quelques traductions déjà parues. Or c'est peu dire qu'il est difficile d'emprunter les chemins de retour d'un auteur avec lequel on n'est guère parti et que l'on n'a pas suivi encore, sinon à travers les argumentaires et extraits de ses éditeurs. Et si, de cette exégèse sans source, se dégage progressivement des anecdotes qui constituent un ouvrage et un univers qui se tiennent eux-mêmes, on ne peut que rester sur notre faim tant que l'on n'a pas été plus loin. Comment parler des livres [qui parlent de livres] que l'on n'a pas lus ? me direz-vous dès lors. Et bien de la même façon que l'on écrit ceux qui n'existent pas encore : avec - selon les cas, mais bien souvent avec tout cela à la fois - une bonne dose d'amour, de passion, d'humour, de ténacité, de savoir faire, de culture, de lectures, d'imagination, d'audace et d'aplomb. 



Ce sont ces mêmes qualités qui poussent aujourd'hui La Contre Allée à publier un ouvrage qui paraît à première vue s'adresser à un public de connaisseurs au sujet d'une œuvre et d'un auteur peu traduit et donc peu porté à la connaissance du grand public. Ces mêmes qualités qui font de la Contre Allée une maison proche de ses auteurs par l'attention et le travail d'édition et de diffusion qu'elle fournit, et proche de ses lecteurs qu'elle invite sans cesse à la réflexion par la parution d'ouvrages de fonds engagés dans des enjeux contemporains mêlant littérature et sciences humaines. Sorti le 18 juin dernier, Les chemins de retour s'inscrivent ainsi dans la collection Les Périphéries que la Contre Allée nous présente ainsi : « Les Périphéries nous déportent, nous décentrent, nous amènent à des confins, nous font prendre des parallèles, explorer les recoins, les Périphéries nous relient, aussi. ». Elles m'ont permis ici — et à vous aussi, peut-être — de croiser pour la première fois la trajectoire d'Alfons Cervera, journaliste, poète et romancier connu pour son cycle consacré à la « mémoire des vaincus » de la guerre civile espagnole.


Une mémoire qui pose la question du souvenir et de ses distorsions, de la vérité et de l'imagination confrontées à une « réalité » qui, dans ses retranchements les plus sombres, dépasse cette fiction qui demeure davantage cependant, plus vraie et plus réelle, à travers l'écrit des survivants. « Les romans sont devenus une autre manière d'inventer des exils » nous dit Cervera. C'est chose faite grâce à ce tout petit livre de quatre-vingts pages à peine - dont chacun des dix chapitres prend pour point de départ une photographie en noir et blanc accompagnée d'un court extrait traduit, parfois pour l'occasion, d'un de ses romans – qui parvient à créer en miniature un univers aussi fantomatique que cohérent. Un ouvrage qui, moins encombrant qu'un poche, trouve sa place dans toutes et, par-dessus tous, dans cette série de chroniques que je vous propose. Une série consacrée aux livres de l'été mais également, par un heureux hasard, à l'écriture et aux rapports qu'entretiennent en son sein fiction et réalité. « Tout n'était que mensonge. Tout continue de n'être que mensonge. Plus mensonge encore dans la réalité contemporaine espagnole que dans mes romans » car « Les romans construisent une autre réalité. Comme s'ils mentaient. Mais ils ne mentent pas ». 



Témoin, la couverture le dessin du sol à damier qui s'ouvre et figure sur la photo de la maison de Cervera en première page et qui nous laisse d'entrée sur le carreau avant de nous aider à nous relever et à reprendre le chemin des écoliers en direction de la rentrée. Quand le disque solaire du Papa, tu es fou chez Zulma reprenait le sommaire de ce petit conte lumineux, un petit carré qui fait écho au damier de la couverture des Chemins de retour revient sur les conditions très particulières de composition – « une saison hivernale particulièrement humide » - de ce petit fascicule. Après le roman de Saroyan qui évoquait sa propre vie à travers le regard supposé de son fils – dont nous aurions pu évoquer le souvenir véritable à l'éclairage de son œuvre propre comme des Dommages Collatéraux racontés par Dan Fante au sujet de son propre père – j'aurais en effet le plaisir de vous présenter Mentir à perdre haleine, Une enquête de David Samuels. Un ouvrage passionnant et emblématique du journalisme narratif publié par les Editions du Sous-Sol qui vous révélera « toute la vérité sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue, l'imposteur de l'Ivy League » et bien plus encore.

lundi 17 août 2015

Papa, tu es fou, William Saroyan

Après la Voie des Indés de Libfly qui m'a permis de vous présenter Le cerveau à sornettes de Roger Price sorti chez Wombat et Les Gaspilleurs de Mack Reynolds publié par Le passager clandestin, j'ai le plaisir de poursuivre avec vous mon odyssée littéraire de l'été avec Papa, tu es fou de William Saroyan pour lequel je tiens à adresser un chaleureux merci aux éditions Zulma. 

« Eh bien, nous voilà le premier du mois et de nouveau je suis sans le sou ». Saisissant l'occasion, William Saroyan, le Papa du roman, écrivain désargenté de quarante-cinq ans, décide de rédiger un livre de cuisine.

Et, dans le même élan, d'emmener le narrateur, son fils de dix ans dont c'est l'anniversaire, dans sa maison située sur la plage de Malibu. Seule condition posée par la mère qui, libérée de son entretien, se soucie du devenir du bambin : que son père le nourrisse, et le conduise à l'école. Commence alors un bel apprentissage au rythme des pages du grand livre d'images que constitue la vie que ce Papa partage désormais avec lui, lui apprenant comment faire un feu et contempler les coquillages, lui transmettant des recettes bien à lui comme le « Riz de l'Ecrivain » ou les « œufs Malibu » mais aussi et surtout sa vision et son amour de l'existence, des gens ( « mais je suis " les gens ", si je ne les aimais pas ça ne m'intéresserait pas de vivre »), de l'art et du métier d'écrivain.

« Celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. » affirme Epicure dans sa Lettre à Ménécée. Saroyan père et fils le savent qui n'ont cesse d'être heureux et de philosopher. Usant de métaphores comme d'ingrédients, interrogeant son fils sur la façon dont il perçoit les choses et sur les leçons à en tirer, il offre à celui-ci de nombreuses occasions d'exercer son esprit avec pour seule règle de dire la vérité et non ce que l'autre veut entendre. Toujours à l'écoute, attentif et respectueux, soucieux de la liberté et du libre arbitre de son enfant, ce Papa pas si fou, n'hésite pas à lui chercher des poux, mettant à l'épreuve la pugnacité physique et mentale, les idées déjà reçues, parfois bien arrêtées, et la langue bien pendue de celui-ci, sans pour autant cesser de l'encourager, d'éveiller et de réveiller sa conscience et sa confiance à travers une relation aussi belle que sincère avec le verbe et la verve pour commencement. 


« - Raconte-moi, Papa, quand tu avais dit ans comme moi. - Je ne comprenais rien, a répondu mon père. Je ne savais pas à qui demander. Ni comment. Alors j'attendais, comme si j'étais en train de dormir, et je rêvais un drôle de rêve, mais très beau. Je me disais souvent : Mon vieux, je parie que tout ça va s'arranger très bien. » A travers le regard et l'expression touchants de l'enfant (« c'est quelque chose de très bien à voir », « je posais à mon père tout un tas de questions – j'ai toujours fait ça, depuis que je suis tout petit », « ça ne me plaisait pas, l'idée que mon père était obligé de réfléchir tout le temps à la manière d'essayer de gagner de l'argent – parce que ce n'est pas amusant de réfléchir comme ça. »), c'est aussi le regard aimant et attendri du père que l'on perçoit, un père qui se remémore avec un amour, une joie mais aussi une nostalgie ajourée par des blessures mal dissimulées, le chemin parcouru par chacun. A travers plus d'une centaine de pages et d'une soixantaine de courts chapitres aux thèmes et titres aussi élémentaires et colorés que mer, rocher, étoile, oiseau, arbre ou pluie, l'auteur égrène tous les éléments qui marquent leur vie quotidienne, nuage de mots que l'on retrouve réunis dans le sommaire sous la forme d'un disque solaire ou d'un ballon, à la manière d'un calligramme.

Loin d'Apollinaire qui ne savait que faire du « cadavre du père », ni se doubler pour lui ni s'en détacher tout à fait, William Saroyan se prête une vie à travers le regard du fils créé auquel il a donné le nom du personnage principal de My name is Aram, écrit quelques années avant la naissance de celui-ci. Non moins poétique mais à la fois plus léger et plus pragmatique que le poète combattant, l'écrivain pacifique nous convie à partager leur table et les ficelles d'un métier sur lequel il remet cent fois son ouvrage à plus tard, et seulement si nécessaire. Car la nécessité ici n'est pas d'écrire - l'on écrit parce qu'on sait le faire et le faire est toujours alimentaire - mais bien de manger, de se nourrir. Faute de quoi, comme en Inde nous dit l'auteur, et comme nous l'avons constaté nous-mêmes lors de notre séjour il y a tout juste un an - la faim et la survie imprègnent tous les domaines de « la vie réelle et imaginaire» de ceux qu'elles taraudent sans répit. Ainsi si entre une pièce de théâtre et le livre de cuisine annoncé au début de ce livre, son cœur oscille, c'est sans doute parce que chez lui faire l'âme (soul) et faire la soupe ne font qu'un. Et c'est ainsi que l'enfant grandit, entre cuisine et philosophie, au rythme du temps, des vagues.


Ce que je connaissais de ce Malibu des années cinquante, c'est Lou qui me l'a appris. Loin de l'imagerie contemporaine véhiculée par la télé, la célèbre plage était alors célèbre pour ses bas loyers et occupée par ces illustres alors inconnus écrivains que sont Saroyan et son voisin, ami et confrère, John Fante. C'est cet univers que l'on découvre ici, à une époque où deux hot dogs se vendent un demi-dollar, sachant qu'« avec un demi-dollar on peut acheter seize litres d'essence et faire à peu près soixante kilomètres avec la voiture ». Un contexte économique et social qui éclaire la condition de ces écrivains talentueux mais méconnu ou, pour mieux dire, mésédité, ainsi que leur rapport à la route mais surtout à l'alcool. Une condition qui n'épargne aucun de ces précurseurs de la Beat generation que sont Jack London, William Saroyan et John Fante et imprègne leurs œuvres comme celles de Dan et Aram, enfants respectifs de ces derniers. Une précarité qui exige de ces écrivains réalistes et idéalistes tout à la fois une volonté d'acier et une exigence morale forte mais à géométrie variable. C'est ainsi que Saroyan rejoint souvent London, qui condamne fermement la rapine et l'exploitation de l'homme par l'homme mais les légitime pratiquement quand il s'agit d'y échapper.

Apprendre à perdre. Apprendre à se débrouiller sans ce million de dollars que son père ne gagnera jamais. « -Il faut apprendre à se débrouiller avec combien de dollars, au lieu d'un million ? — Trois. — Trois cents ? Trois, un point c'est tout. » Et surtout écrire soi-même sa propre histoire : tel est l'enjeu. Peu à peu le jeu déjà présent et l'invention naissante prennent le dessus, la controverse aussi à mesure que l'enfant prend son métier d'écrivain en herbe au sérieux et entrevoit tout à la fois le bonheur simple et la difficulté de gagner de l'argent, la nécessité d'économiser « par tous les bouts » autour desquels tournent la vie extérieure et intérieure de ce père qui, parce qu'il connaît la valeur des choses et des gens se veut économe et généreux. Je n'ai pas lu Fante mais j'ai un peu l'expérience de la galère, des petits boulots, de la vie et des préoccupations qui peuvent agiter un écrivain qui cherche à gagner son pain. Et puis j'ai un peu lu Kerouac et, sur le conseil de Lou encore - ce fut même le sujet d'une de nos toutes premières conversations – London. Construire un feu, Construire une maison, Quiconque nourrit un homme est son maître, La route : telles sont en quelques mots les raisons et préoccupations qui font que je le lirai encore London et Saroyan, et bientôt les Fante, jusqu'à lie, goutte à goutte. 


« Nous pouvons toujours aller plus loin que nous ne croyons. Et nous pouvons vivre avec beaucoup moins que nous ne croyons aussi. Et de temps en temps, nous avons besoin que l'on nous rappelle tout cela » : telle est l'une des nombreuses, simples et belles leçons de vie que je vous souhaite de découvrir - par vous même si ce n'est déjà fait, et quand bien même - à travers ce joli petit roman dont on ressort la tête pleine d'images, celles de jours heureux et paisibles sur la plage, d'échanges et de voyages. Très joliment réédité en mai dernier par Zulma - Zulma, tu es fou ! - qui prévoit déjà la parution de Maman, je t'adore pour ne pas faire de jaloux,  Papa, tu es fou est un joli conte, drôle et touchant, paisible et enjoué, sensible et intelligent qui donne envie d'écrire, de prendre la route et de raconter. Toutes choses que je vous souhaite aussi et que je ferai encore avec Les chemins de retour d'Alfons Cervera paru à la Contre Allée et Quoi faire – je me le demande aussi et vous le dirai certainement - de Pablo Katchadjian publié par Le Grand Os. Le tout avant d'attaquer une rentrée passionnante et prometteuse au lendemain de ce bel été que je vous souhaite encore radieux.

vendredi 14 août 2015

La voie des Indés de l'été 2/2 Les Gaspilleurs, Mack Reynolds

Après Le cerveau à sornettes de Roger Price paru chez Wombat, suite et fin de cette Voie des Indés de l'été avec, dans un tout autre style et un tout autre esprit, Les Gaspilleurs de Mack Reynolds, un petit roman d'espionnage et d'anticipation quasi contemporain du précédent, non moins léger mais plus conscient, édité par Le passager clandestin que je tiens à remercier ainsi que Libfly. 

Dans un contexte de relations apaisées entre les Etats-Unis d'Amérique et « L'Ensemble soviétique », Paul Kosloff, espion américain « fauteur de trouble », est chargé d'infiltrer et de prendre la tête d'un « nouveau mouvement radical américain » prétendument révolutionnaire. 

Une façon pour ses supérieurs de mettre sur la touche ce « Lawrence d'Arabie de la guerre froide », « Russkos » devenu anticommuniste aussi primaire qu'acharné après avoir fui les purges staliniennes. Or notre héros, pour qui la seule détente possible est celle de son calibre 38, n'est pas là pour tuer le temps. Résolu à passer pour un « révolutionnaire pleinement conscient et efficace » afin de mener à bien sa mission, il va progressivement découvrir, en même temps que celle de ce mouvement, la véritable nature du système qui l'emploie. 

A mi-chemin entre James Bond et Bill Baroud, Paul Kosloff éprouve dans un premier temps quelques difficultés à comprendre où veulent en venir les tenants de ce groupuscule qui s'attaquent avant tout aux idées reçues, interrogent le sens des mots et dénoncent d'un seul tenant l'appareil et le « capitalisme d’État » des deux blocs. Désormais étranger à l'un comme à l'autre, pour avoir fui le premier et trop voyagé pour la défense des intérêts du second, l'agent trouble réalise au contact du collectif les méfaits du crédit, de l'agriculture intensive, des emballages et du pétrole, l'épuisement des ressources naturelles et la prolifération des « objets inutiles » et des « travaux improductifs » que constituent « les assurances, la banque, la publicité, la vente, la bureaucratie ». En somme les tenants et aboutissants d'un système tour à tour incitatif et coercitif dont le seul but est de « Gaspiller de l'argent ! Pour continuer de faire marcher l'économie. Pour continuer de faire tourner les rouages » d'un modèle et d'un mode de vie absurde, inefficace et intenable. 

Ecrivain de science-fiction socialiste, employé d'IBM, soldat et voyageur, Mack Reynolds nous offre avec Les Gaspilleurs une novella avisée d'une centaine de pages qui nous plonge d'emblée dans un contexte à première vue familier, car très affiliée à son genre et à son époque, mais qui se révèle très vite uchronique et finalement dystopique. Un univers finalement assez proche du nôtre, où l'automatisation est partout et où les paiements peuvent s'effectuer en ligne grâce à l' «ordinateur national ». Un monde à la fois paranoïaque et réaliste qui interroge notre civilisation capitaliste, utilitariste et techniciste qui n'est pas sans rappeler, cinq après Le Maître du Haut Château et deux ans avant Ubik, celui de son contemporain Philip K. Dick. 

 
Publié dans la revue Galaxie en 1973 et traduit par J. de Tersac (à l'origine également du Cycle des épées de Fritz Leiber désormais épuisé), Les Gaspilleurs est sorti pour la première fois en 1967 aux Etats-Unis dans la revue Worlds of Tomorrow. Son titre original, The Throwaway Age — littéralement L'Age Jetable — fait directement référence à un article paru en 1955 dans Life Magazine traitant de l'avènement désormais acquis du caractère consumériste de nos sociétés post-modernes. Une période qui coïncide également avec le transfert du pouvoir à un complexe militaro-industriel contre lequel le président Eisenhower mettait déjà en garde ses concitoyens à l'occasion de son discours de fin de mandat 1961. Une main mise qui, malgré la naissance d'une « Nouvelle Gauche » et les mouvements contestataires de 1968, va s'incarner et s'imposer, non sans heurt mais implacablement et mondialement, par l'entremise de l'idéologie ultralibérale et néo-conservatrice. 

Sous les dehors légers de la littérature de genre, Mack Reynolds nous permet ainsi de mesurer, de façon simple et synthétique, réfléchi et documentée, l'instauration d'hier à aujourd'hui, des Etats-Unis à l'Europe toute entière, d'un système oligarchique, autocratique, autoritaire et, à terme, totalitaire. De l'obsolescence programmée déjà dénoncée par Lafargue à la prévision scientifique d'une sixième extinction de masse ; du déploiement d'armes massives par les Etats-Unis aux frontières de la Russie au renforcement de l'arsenal nucléaire de celle-ci ; des écoutes de la NSA au vote de la loi française sur le Renseignement ; du projet de supprimer le liquide tout en renforçant la société du même nom, sécuritaire et jetable, définie par Zygmunt Bauman, au coup d'état orchestré par la BCE et le FMI en Grèce : toute l'actualité estivale, sous ses dehors ineptes, se fait aujourd'hui l'écho de ce programme délétère. 

Heureusement, pour ne pas bronzer idiot, le Passager clandestin, fidèle à sa vocation et à son manifeste, propose avec Les Gaspilleurs un livre en tous points abordable, qui joint l'utile à l'agréable et se présente comme un bref roman d'espionnage et de science-fiction aussi instructif qu'efficace à dégainer et à méditer aussi souvent que nécessaire. Créée en 2007, Le passager clandestin est une très belle, très engagée et très qualitative maison d'édition indépendante dont le catalogue comprend plus de quatre-vingts titres répartis en huit collections, parmi lesquelles la célèbre Désobéir, les incontournables Précurseurs de la décroissance ou encore les précieux Transparents. Des collections que nous avons eu le plaisir respectivement en librairie, lors d'une conférence de Serge Latouche en janvier, et au dernier Salon du livre de Paris auquel les sympathiques capitaines du Passager nous avaient Lou et moi conviés. 

Le texte de Mack Reynolds s'inscrit quant à lui dans la collection Dyschroniques, complété en annexe par une « synchronique » de quelques pages permettant de resituer l'auteur, l'œuvre et son contexte ainsi qu'une chronologie détaillant la bibliographie évoquée par les personnages. Une collection elle aussi très qualitative, qui comporte déjà une quinzaine de titres parmi lesquels La Tour des damnés, La Vague montante, le Continent perdu, ou encore Les retombées autour duquel la maison organise jusqu'au 31 août un concours d'écriture en partenariat avec ActuSF. Contre un système qui se prétend immuable et naturel, Le passager clandestin, pratiquant une politique de publication, de prix et de réseau cohérente honnête et conviviale, propose des ouvrages qui, de surcroît, répondent aux chartes écologiques Imprim'Vert et PEFC à l'instar d'autres éditeurs indépendants tels que Le Mot et le Reste, L'Insomniaque ou encore La Contre Allée dont j'aurais l'occasion de vous reparler très prochainement. 

 
D'ici là, quittant la Voie des Indés pour explorer d'autres horizons, je vous donne rendez-vous dès la semaine prochaine pour une nouvelle étape estivale, belle et enjouée, du côté des plages de Malibu, en compagnie de Zulma, de William Saroyan, de son fils et de son Papa, tu es fou !

lundi 10 août 2015

La voie des Indés de l'été 1/2 Le cerveau à sornettes, Roger Price


Après une petite pause d'un mois consacré à recharger nos batteries à l'énergie solaire, petite mise en ligne de mes lectures de l'été avant de repartir puis d'entamer à partir du 25 août une longue série de plus fréquentes et plus courtes chroniques dédiées à une rentrée littéraire riche et stimulante. 

Depuis sa troisième édition qui m'avait donné l'occasion de vous faire (re)découvrir Le Mot et le Reste avec The LP Collection en octobre puis 2024 avec Vous êtes tous jaloux de mon jetpack en décembre, l'opération La Voie des Indés organisée par Libfly est devenue annuelle. 

Une bonne nouvelle qui me permet aujourd'hui de vous présenter d'autres éditeurs indépendants par l'entremise de nouveaux titres frais et bien faits pour l'été à commencer par Le cerveau à sornettes de Roger Price pour lequel je tiens à remercier Libfly et Wombat.

Sorti le 2 avril dernier aux jeunes et humoristiques éditions Wombat, Le cerveau à sornettes se présente déjà comme le vingt et unième titre de la collection « Les Insensés » au sein de laquelle son traducteur et éditeur, Frédéric Brument, « poursuit le travail éditorial déjà entreprit depuis dix ans à travers une vingtaine d’ouvrages parus au Dilettante et chez Rivages ». Une collection qui comporte notamment l'excellent Au secours ! Un ours est en train de me manger de Mykle Hansen et qui aspire à la défense de l'humour de « l'école nonsensique du New Yorker » ou de celle « bête et méchante d’Hara-Kiri ». Un objectif aussi farfelu que délicat avec Le cerveau à sornettes qui présente la difficulté et l'intérêt d'appartenir aux trois catégories à la fois. 

« Il y a un an à peine, l’auteur de ce livre était un jeune homme pâle, nerveux et constamment soucieux. Il l’est toujours. Il l’est même plus, car entre temps il a écrit un livre que ni lui, ni son éditeur ne sont capables de décrire. » Et pour cause. Difficile en effet d'aborder ladite chose (qui, à l'instar de la marmotte dudit livre, s'avère aussi peu représentable que présentable), véritable ode à l'inaction, sans trahir son propos ni employer le ton si particulier qui le caractérise. Disons simplement qu'il s'agit d'un ouvrage ouvertement rédigé sur le et la mode d'un ouvrage de développement personnel du type Comment se faire des amis, de Dale Carnegie (dont la théorie est heureusement détournée ici par « inconsciemment, tout le monde déteste tout le monde »), l'humour en plus et la morale en moins.

« A notre époque, traiter une personne pour maladie mentale équivaut à pratiquer la respiration artificielle sur un homme sans le retirer du lac ». Raison pour laquelle, sans doute, les deux premiers tiers de l'ouvrage sont destinés à évoquer les méfaits du productivisme (évitant ainsi de trop aborder l'évitisme) tandis que le dernier tiers expose tout un apanage de prétendues mauvaises attitudes destinées à y remédier. Ainsi l'évitisme (philosophie, mouvement et solution à tous les maux dont souffre l'humanité depuis l'invention de la roue par Marvin Ouk) consiste-t-il tout simplement à refuser de s'adapter à un monde inadapté, autrement dit à « éviter l’effondrement de votre personnalité en la supprimant ». Une drôle de méthode qui rappelle celle plus récente exposée par John Parkin dans un autre petit livre intitulé Rien à foutre : L'ultime voie spirituelle.


« J'veux pas, donc j'march'rai pas ». Oui : l'évitiste forcené va parfois jusqu'à éviter de prononcer les e. Cette propension (toute proportion gardée) pouvant peut-être expliquer la participation de Georges Perec - partisan de l'indicible et auteur de lipogrammes devant l'éternel – celui-ci (Georges, pas l'Eternel) s'est pour l'occasion fendu d'une sympathique et oulipienne préface dont l'argument d'autorité et la virtuosité ne sont pas étrangers peut-être à l'engouement suscité par ce petit livre. « - C'est méchant, Roger Price, vraiment ? - C'est très méchant. » Et gratuitement, ou presque. C'est ainsi que Roger Price, appliquant sans vergogne (ni vigogne, mais avec l'aide de Jeannot Lapin et des six G-men de J. Edgar Hoover) sa loi du moindre effort, tape là où ça fait mal, enfonce le couteau dans la plèbe, vilipende la publicité, stigmatise l'art moderne, multiplie sur un ton paternaliste les blagues lourdes et sexistes, machistes, misogynes et exhibe de façon aussi répétitive que gratuite scènes et petits dessins sages mais suggestifs.

Le cerveau à sornettes, dont la première édition remonte au début des années cinquante, instille et distille en vérité un humour un peu comique troupier, très Mad et un peu Mad men, un nonsense qu'on ne sait à quel degré prendre, dont on ignore s'il dénonce ou renforce les préjugés d'une époque dont il est en tous les cas le reflet. Un humour, somme toute, à mi-chemin entre Choron et Desproges (personnellement, je préfère l'esprit bon enfant du second). Pour ma part j'ai surtout beaucoup aimé la partie incluant le petit conte moral intitulé « Milton et le rhinocéros, par Oncle Roger » avec la vache meuh-meuh et le Mérou huppé (« Bon, raconter comment la vache meuh-meuh est arrivé là serait trop long et fastidieux, mais comme elle joue un rôle important dans la suite de l'histoire on doit la garder »). Sans compter que c'est un excellent complément au Guide du mauvais père de Guy Delisle, même si d'aucuns lui préféreront L'Elevage des enfants, également publié par Wombat.

A travers ses deux cents pages de sornettes, de fantaisies et d'anachronismes illustrées de quatre-vingts illustrations aussi peu explicatives que simplistes qui rappellent celle des petits Marabouts en vogue à l'époque, Le cerveau à sornettes de Roger Price est somme toute un petit recueil au charme désuet qui se lit très bien et qui, à travers ses multiples développements sans aucun sens ni but, à défaut de convenir à tous les goûts, s'adressant surtout au mauvais, vaut au moins pour son historicité. Une édition soignée, en format demi-poche avec couverture à rabats illustrée par Killofer, membre de L'Oubapo, cohérente donc et facile à emporter et trouvera sa place un peu partout (j'ai tenté de lire la partie anatomique consacrée au « fonctionnement de l'esprit humain dans la tête » dans la salle d'attente d'un médecin), à commencer par les plages ensoleillées dont elle arbore les couleurs. 


Après quoi, dans un autre style, tout aussi américain mais plus contemporain et actuel, je vous invite à nous retrouver ici même tout prochainement pour la seconde partie de cette Voie des Indés avec Les gaspilleurs de Mack Reynolds publié par Le passager clandestin.