vendredi 10 juillet 2015

Musiques savantes Tome II, Guillaume Kosmicki

Après un mois de mai rétrospectif et un mois de juin consacré à la préparation de la rentrée ainsi qu'au cycle des Contrées de Jacques Abeille au Tripode, nous retrouvons la suite de cette autre longue et belle série consacrée à la musique et plus particulièrement aux excellentes éditions Le Mot et le Reste. Une série qui, depuis le mois d'octobre dernier a vu défiler : The LP Collection de Schlitter & Claudet, le Prog 100 de Frédéric Delâge, le Rock progressif d'Aymeric Leroy, la conférence d'Amaury Cornut sur Moondog et le premier tome des Musiques savantes dont je vous présente le tome 2 aujourd'hui et pour lequel je tiens à remercier Guillaume, Pierre et Le Mot et le Reste. 
 

Au gré de ce second volume des Musiques savantes sorti en novembre dernier et à la lumière du premier, c'est avec bonheur et plus aguerris que nous poursuivons notre exploration de ces musiques à travers une cinquantaine de chroniques, soit un tiers de moins, consacrées à de tous nouveaux titres et compositeurs (mis à part Xénakis, Boulez et Ligeti), exposant de façon plus précise encore la vie et l'œuvre de chacun jusqu'au déroulement précis du morceau choisi. Une anthologie de près de quatre cent pages qui s'inscrit dans le prolongement direct du tome I dont elle reprend le format, comprenant, à son tour et comme il se doit, un apparat critique, glossaire, index, bibliographie, webographie, augmentés et mis à jour. 


A travers deux grandes parties couvrant respectivement dix et quinze ans (1963-1973 puis 1974-1989), abordées d'emblée et suivies d'une ouverture sur 1989 comme « année de basculement », Guillaume Kosmicki tente de décrypter dans ce volume central « les sens d'un labyrinthe » et « le vol des certitudes » qui caractérisent selon lui, et à juste titre, ce quart de siècle. Quand le premier tome déplorait l'absence de compositrices, le second en comporte quelques une, et non des moindres, parmi lesquelles Meredith Monk et Sofia Goubaïdoulina. La part du jazz quant à elle demeure, moindre quoique plus exigeante encore entre Coltrane et Archie Shepp. Enfin, en évoquant Daevid Allen et Yoko Ono, et surtout en intégrant les Beatles et leur incontournable Sgt. Pepper's, Zappa et son insatiable Uncle Meat ou encore Pink Floyd et leur intemporel Atom Heart Mother, le musicologue illustre cette « définition volontairement large » des musiques savantes en faisant place à ce « mélange instable d'idéalisme Flower Power, de radicalité politique et d'opportunisme commercial qui constitue alors – et finira par compromettre – la contre-culture ».

Terry Riley, In C (1964)

Jonglant habilement entre histoire de la musique et musique de l'histoire, Guillaume Kosmicki nous démontre une nouvelle fois avec brio combien elles sont indissociables, et ce à travers trois angles nets. Celui de l'altérité qui, entre décolonisation et mondialisation, va dépasser l'ethnocentrisme pour trouver une nouvelle expression dans un dialogue entre l'Afrique, l'Orient et l'Occident. Celui de la temporalité qui va apprendre à se jouer de la linéarité, de la chronologie qui régnaient jusqu'ici. Celui de la technique enfin, via l'électroacoustique, qui va rejoindre ces autres façons de percevoir et d'exprimer le temps et l'espace en jouant plus encore, au-delà du timbre, sur la matière même du son en temps réel, achevant de remiser l'idée du génie composant en solitaire évoquée dans le premier tome. Angles qui vont trouver leur expression formelle par le biais des grandes figures du minimalisme : Terry Riley (« se rendent-ils compte du caractère éminemment révolutionnaire de l'œuvre qu'ils donnent à entendre pour la première fois ? »), Steve Reich et son merveilleux Music for 18 musicians qui répond à « l'esprit du temps » (synthétique, complexe, sensuelle et « néanmoins écrite », d'une « complexité pour l'oreille et non pour la partition »), ou encore de La Monte Young et de Philipp Glass.

 Stockhausen, Stimmung (1968)

« Peut-on encore créer des œuvres d'art après Auschwitz ? » Comment faire du beau avec du laid ? Telle sont les questions qui se posent et s'opposent à Zimmermann, à Nono, à Ohana ou encore à Crumb qui, « en réponse aux horreurs de la guerre » cherchent à « renouveler radicalement le langage musical ». Une quête largement évoquée dans le tome premier et qui perdure tout au long du siècle, entraînant ses adeptes sur les voies du ressassement, voire du suicide. Sauf à répondre à l'appel spirituel de l'Inde, du bouddhisme et de la culture hippie, à se libérer pour rejoindre et redécouvrir l'harmonie, ou au contraire se confronter à la répétition pour mieux se mouvoir hors du temps, comme seuls y sont respectivement parvenus Stockhausen avec Stimmung ou Ligeti avec son Continuum. A ces questions seule semble pouvoir répondre la volonté opératoire d'un minimalisme « en quête d'une nouvelle forme d'écoute basée sur ses effets psychoacoustiques, hypnotiques et extatiques » remettant l'écoute, la sensibilité et la virtuosité au cœur même d'une musique écartelée entre abstraction sérielle et post-modernisme. Un minimalisme qui se consacre, selon les mots de Terry Riley, à l'obtention d'une musique « universelle et fonctionnelle », d'un son qui, par ses effets, vise à l'élévation et à la paix.

 Frank Zappa, Uncle Meat (1969)

Pour l'heure, « The dream is over » annonce John Lennon dès 1970. Entre « gueule de bois et années de plomb » victoire et défaite du Viet Nam, crises pétrolières, financières et environnementales, diktat sériel et dictatures réelles, œuvre ouverte et ouverture — musique et politique, suivent des chemins parallèles, comme séparés, et cependant marqués par la foi et la technique comme palliatifs à la perte d'un sens supposé perdu ou caché. La « Guerre froide » puis « fraîche »  et les « guerres chaudes » qu'elle produit partout dans le monde, la guerre, toujours, et l'idéologie, entendent mener la danse, chaque camp continuant de placer ses pions de peur de les céder en vertu d'un jeu de dupe entre théorie des dominos et course à l'armement, toutes choses dont souffrent en esprit et parfois en corps nombre d'artistes de cette période, et plus particulièrement ceux qui demeurent encore derrière le rideau de fer. Que dire, que faire, que laisser, à ses contemporains, à ses pairs, à ses héritiers ? Ces allées et venues entre visible et invisible, apparence et réalité, la distinction entre l'œuvre voulue et composée et l'œuvre créée et reçue, c'est à die interprétée, l'improvisation enfin, tiennent une place essentielle dans le positionnement de l'artiste envers lui-même et la société.

Philipp Glass & Robert Wilson, Einstein on the Beach (1976)

Un peu partout révolution musicale, politique et sociale tournent court et cependant, faisant abstraction de la peur d'un hiver nucléaire, continuent d'avancer par boucles et à-coups printaniers au lendemain du « Flower Power » et du  « Summer of Love ». Pendant ce temps, « Alors que les utopies des années soixante retombent, les compositeurs semblent trouver nécessaire de se recentrer sur la rigueur scientifique et ses abstractions rassurantes » avec l'Ircam , laboratoire dans la lignée des GRM(C), (C) EMAMu, et autre Upic, malgré un rejet qui semble irrémédiable du structuralisme, des écoles et des systèmes qui ont accompagné la création du dodécaphonisme et de la musique sérielle. C'est dans ce contexte que naît, du côté non de la grammaire, mais du timbre, après les courants concret et minimaliste, la musique dite « spectrale », « différentielle » ou « liminale » pour reprendre les mots de Grisey. Reste que les compositeurs abordés dans ce tome II et qui jalonnent la période sont le plus souvent musiciens, parfois même autodidactes, et pédagogues, souvent philosophes et plus rarement scientifiques. Compositeurs par passion plutôt que par défaut comme cela arrivait ainsi que décrit dans le tome I, ils suivent d'ailleurs la plupart du temps une voie toute personnelle, indépendamment des clivages imposés par les organes musicaux ou politiques dominants. 

 Meredith Monk, Dolmen Music (1979)

« Je n'ai rien contre Boulez, mais l'absence de centre tonal, de périodicité, a abouti à une musique pauvre, stérile, inexpressive, alors que, parallèlement, le jazz, la soul, le rock touchaient des milliers de gens » déclarait encore Adams en 2011. A la veille de 1989, les rejetons de la postmodernité dominent déjà au sein d'un grand amalgame où règnent le chaos le plus total, fait de profusion et d'aléatoire, de confusion, de peur et de profusion, de pandémies et de terrorisme, d'ultralibéralisme et de fondamentalisme, d'obscurantisme et de communication, interrogeant la place de la musique au sein de la mondialisation, ferment du monde que nous connaissons actuellement. Avant même l'effondrement du bloc de l'Est, « le regain de spiritualité se retrouve aussi à l'ouest, où la déshumanisation causée par la société de consommation et des médias a balayé nombre de repères » comme en témoigne l'œuvre de John Tavener, entre désir œcuménique au sentiment océanique.

John Adams, Nixon in China (1987)

De fait, ce qui me semble traverser de part en part ce second tome des Musiques savantes, me touche du moins plus particulièrement, c'est la recherche d'un art total intégrant musique et chant, architecture et sculpture, peinture et photographie, théâtre et cinéma, et qui s'étend au mobilier et aux éclairages. Un art qui recherche également la totalité dans la communauté, art alter, ethnique, naturel aussi, avec l'appréhension d'un son végétal qu'il importe de comprendre et de cultiver par le biais d'œuvres séminales. Un art où la spiritualité, comme refuge ou libération, demeure central et passe aussi bien par la religion traditionnelle au New Age et à la conscience écologique avec notamment Redolfi et ses Sonic Waters qui montre également combien les compositeurs vont toujours plus loin dans la spatialisation du son. Des œuvres reposant sur l'effet et qu'il importe donc d'écouter intégralement, où il est essentiel de se laisser porter. A ce titre la musique même de ce second tome, sa richesse, ses références, ses couleurs et ses éclairages, ses potentialités en terme de composition, de création et d'inspiration, sont tels qu'ils se prêtent, avant même l'écoute effective des morceaux sélectionnés, à la rêverie, à l'imagination, à la création musicale et littéraire. 

Einstein on the Beach (4xLP, Album + Box), Tomato Records 301 315 (France, 1979)

Avec ce tome II des Musiques savantes, Guillaume Kosmicki nous offre un ouvrage toujours plus passionnant, aussi intelligent qu'intelligible. Plus technique encore, multipliant les portes d'entrée et niveaux de lectures, il constitue une invitation à la curiosité, à l'exigence, à une connaissance musicale que l'on aimerait approfondir dans plusieurs directions, celles de la composition classique mais surtout de l'ingénierie du son et de l'électroacoustique afin de comprendre et d'explorer soi-même toutes les subtilités et la mise en œuvre de ces explications et créations. Parti à la découverte des principes de la musique modale avec Lou à l'occasion de son exploration du Rock psychédélique de David Rassent, complétée par l'écoute attentive des Read Streams de Terry Riley, j'ai pu redécouvrir et admirer le travail vaste et fascinant autour du minimalisme et de la répétition à travers l'étude des œuvres de celui-ci, ainsi que de Philip Glass et de Steve Reich, ou encore de Moondog qui n'est toujours pas abordé ici mais avec lequel ces deux derniers ont travaillé. Autre belle découverte, celle d'Einstein on the Beach, qui dormait au sein d'un tas de vinyles abandonnés (merci Jérôme), à la lumière – spectrale – duquel j'ai pu enfin aborder In C d'une façon inédite, lui préférant de longue date Shri Camel. D'où l'intérêt encore de l'écoute ample, intégrale, comparative, détaillée et mise en perspective que propose l'ouvrage.

A la sélection très subjective de vidéos qui illustrent cet article — influencé une fois encore par ma prédilection pour l'harmonie évoquée le précédent — à ces parcours et musiques exceptionnelles, j'aimerais ici ajouter la bouleversante Symphonie N° 3 d'Henryk Gorecki, probablement « l'une des premières apparitions majeures du postmodernisme à venir, qui va bientôt balayer les avant-gardes » ainsi que la Tabula Rasa d'Arvö Part, « l'un des plus célèbre et des plus vendus des compositeurs vivants de musique savante » et vous inviter à découvrir le reste. Enfin, au sein de la bibliographie proposée par l'auteur, en attendant la sortie du dernier et troisième tome de ses Musiques savantes – prévu a priori pour janvier 2017 — qui s'avère déjà conséquent et prometteur pour la compréhension, l'histoire et la composition des musiques savantes, l'on (re) lira avec profit les deux premiers tomes, ainsi que ses Musiques électroniques, le Field recording d'Alexandre Galand, le Rock psychédélique de David Rassent (dont vous pouvez retrouver l'excellente chronique de Lou ici) ou encore En studio avec les Beatles d'Emerick & Massey, le tout paru aux éditions Le Mot et le Reste. 

Avant de poursuivre cette série avec l'incontournable Moondog d'Amaury Cornut, je vous invite très vivement à retrouver celui-ci en concert avec l'ensemble Minisym, le 8 juillet à St Nazaire, le 9 à Nantes et le 10 à Rennes dans le cadre des tombées de la nuit. Quant à moi je vous donne rendez-vous  fin août, après une pause estivale du blog, afin de vous présenter à la volée mes nombreuses et diverses lectures estivales et de rentrée. D'ici là je vous souhaite à toutes et à tous d'excellentes vacances et un très bel été ! 

Crédit photo © Lou Dev