vendredi 6 mai 2016

Saccage, Quentin Leclerc

On pourrait dire de Quentin Leclerc que c'est un keum bien vener, deter comme un étudiant rennais, un toubab trop stylé, pas walouf pour un sou, qui manie l'hyper-ana-bole, l'occis-mort (pléonasme), la méta — et l'ana-phore (gradation) comme un dealer de crack les allumettes, un keuf la matraque (péri-télé-scope) ou la soupe populaire à Répu (dégradation). Tellement chanmé que c'en est abusé. On pourrait dire bien des choses en seum, en changeant le ton, le genre, les registres, en consultant ses Relevés, que ce serait encore trop léger.

Sérieux, arrête ton char, ici fini de se taper des barres, ici c'est saccage : si tu peux pas test le gars sur son terrain, lui le peut sur le tien et, son ouvrage dans une main, Saccage (c'est son nom) tout sur son passage.

Anticipation sociale et chanson de geste, récit choral, focal, oracle et prophétie, Saccage est un premier roman néo-poélitique puissant sorti le 4 mai en librairie. Avec lui, Quentin Leclerc dépasse les bornes, l'entendement, marque pour mieux les défaire — au fer rouge toujours, au fil blanc, à la pierre — les frontières du possible et du réel sans cesse repoussées par Les éditions de l'Ogre depuis leur création.

Le reste n'est que littérature, du moins ce qu'il en reste.
Haro sur les tigres de papier.
Carton. 


« L 'ensemble s'ouvre sur une vaste étendue déconstruite - »

Mise en garde. Avertissement. Comment savoir ce qui fut, sera présent. Entre l'invisible et le transparent. Le silence et le vide. Rebirth, souffle, souffre. Théorie du feu et de la glace, terre creuse, désordres nouveaux. Travelling, cycle infernal. Moteur à deux temps : Déchirement puis Extinction. Sans que l'on puisse (veuille ?) encore soupçonner le chemin ou la destination, établir une ligne de démarcation. Puis sans fond, pour la forme, accuser le coup, condamner l'intention, exécuter la sentence. Peut-on (comment ?) écrire ce pendant. Ce penchant, à mi-chemin entre le noir et le blanc, pour le vert-de-gris. Pour l'anéantissement.

« Vous, ceux de l'extérieur, on vous appelle les ignorants. »

Au recommencement. Prendre le train en marche, faire le voyage en première crasse, avec une carcasse pour guide. Perdue déjà, habillée de chairs et de sang qui lui confèrent une parole que ses propriétaires lui extirpent, s'arrachent, revendent à prix d'or. Espèces de règlements, petits arrangements entre gens de biens et de maux. Nommer les responsables des (sé)vices : les industriels et la milice. Prélever, subtiliser, récupérer, reprendre un à un, sans plus attendre, les fragments par eux dérobés. Ne plus rien lâcher. Se laisser dire plutôt que de se laisser faire.      

« Je ne sais rien de plus que ce qu'on m'en a dit, et ce qu'on m'en a dit n'a aucune valeur. »

L'indicible répétons-le, c'est rien de le dire. La moiteur du bâillon, de la main, du poison. Qui s'immisce entre les fibres des vêtements. Qui se répand à travers les pores de la peau, inonde les téguments. Photo-synthèse, souvenir graphique à l'objectif écorné. Mémoire morte, système d'exploitation généralisé. Disque dur rouillé : scie circulaire, patriotique, fêlée, scindée, brutale qui se force une tranchée vers la moelle épinière. Vie qui s'échappe en filets comme la bave du mourant, se répand et disparaît instantanément, absorbée par un sol déjà gorgé de sang, blanc de toutes couleurs confondues.


« et la pluie comme une mère partout pleure par-dessus ça »

Fondu au noir, au blanc, surfaces étrangères mises à nues. Découvertes mutiques. Paysages post-apocalyptiques. Neige sur les écrans, silence radio, grésil et grésillements. Hiver nucléaire peut-être, catastrophe climatique sûrement. Explosions anatomiques. Chute des corps. Paysages morts, drapés Bleu Rouge Blanc. Gangrène et saturnisme, Géhenne, geiger et gégène : plomb dans la tête, les dents, le sang. Contamination. Mutations animales, contagion minérale, d'une nature inconnue, adaptée à un monde rendu inapte, impossible à res(t)ituer. Caïmans du bayou, hommes-bêtes tapis dans les True.  

« J'aurais pu suivre les instructions des propriétaires, craindre les avertissements de la milice, me taire, disparaître, mais j'ai préféré parler, et je me dis qu'ainsi vont les choses, qu'ainsi fondent les bruits. » 

Témoins, martyrs : synonymes anonymes, encavés. Carcasses cagoulées aux bouches grillagées, rongées par le Verbe. Rituel sado-maïeutique, scénario de film d'horreur, de jeu vidéo. Checkpoints et First Person Shooter, d'un coup, d'un trait, en plein dans le gosier. Procédé cathartique. Soi comme chambre à gaz et pot catalytique. Soi comme sourd. Soi comme mué. Soi comme vaste communiquant. Soi comme socialisé. Soi comme résigné, comme sabordé. Soi comme requin, comme marteau. Soi comme carcasse, comme tueur, comme tué. Soi comme refus. Soit.


« J'évite les passages trop évidents, passe nombre de sentiers morbides. »

Les choses comme elles deviennent : habituelles, absurdes, désincarnées, tolérées. Les choses comme elles sont : insupportables à force d'effractions corporelles. Corps délités qui défilent sans arrêt, exposition gore qui tance, macabre. Transe funèbre, Festin cru. Walking, talking dead ; creepy, gloomy, grimy, bloody dream. Guide de survie en territoire zombie, étrange(r) : dépasser l'écœurement, avancer en ligne droite puis, parvenu au quart, faire volte face. 

« Je m'installe épuisée dans mon fauteuil pour lire quelques brochures militaires. Je me tiens ainsi informée des nouvelles armes de la milice, de leurs déplacements, de leurs futurs plans. »

Soit, derrière et devant soi : la révolte. La liberté ou la mort. Où tout commence, où tout finit. L'ancien et le nouveau. Morceaux d'anthologie : l'homme et l'eau. Monceaux de corps : les chars automates. Idiocratie. Ultra-violence. Désirs de barbares. Haines. Sacrifices. Baal des ardents. Recyclage. Usines, camps. De travail, d'extermination. Fumée suie train suie wagon. Aller plus loin, devancer le texte, la compréhension. Wagon. Wagon. Wagon.

Enoncé brut des conditions faites, du sort réservé à...


… la carcasse. Du sort réservé, des conditions, de la place faite.

A tout, à tous et à toute.e.s.
Veuve, voyageur, prisonnière, déserteur, guetteur, pêcheur.

Dont les voix s'enchaînent et se libèrent successivement jusqu'à s'entre — lacer, — mêler. Chœur antique, hiératique, unanime contre la propagande de la télévision, la déstructuration du langega.

« où sont hommes dans silence où sont hommes dans torture où sont hommes où sont hommes »

Transfuges, ex — et in-filtré.e.s, réfugié.e.s, répudié.e.s.

La voix des femmes comme celle des hommes. Qui se croisent sans se parler sans savoir. Entrechats, pas de côté, pas de quartier, chacun sa croix.

Frères humains qui,
            et sœurs aussi.

« Elles cracheront sur les cœurs troués des hommes et elles diront : (en italiq) voici notre affection. »

Gangsters contre banksters, bandits manchots. Entrelacs, mondes engloutis. Guerre contre les continents perdus, horreur hyperboréenne. Totale, globale. Entre deux feux, en profiter pour s'établir — « la colère est définitive » — Résistance de l'air et de l'eau. Liquidation — « Dans un livre sacré on écrirait : le déluge. » — La structure est poreuse, le squelette déjà rongé que ne protège qu'une armure rouillée. Perce la langue telle une lance, acide, insistante, qui s'immisce en retour. Perce les défenses. Envisage la brusque défaite des maîtres et possesseurs.

« Ils portent des couronnes. Ils disent que c'est le Moyen-Age. »

Planète sauvage, territoires occupés, bandes gazées, jetées. Frontières disparues dont témoignent les corps. Epuisement des ressources. Marché noir. Etape. Retape. Seul héritage des temps passés : des Post-it et du Scotch. Le tout à prix abordable. Ici, nul moyen de se débiner : tout se tient et se délite dans le même mouvement, la même progression, lente agonie de zombie pourrissant. Là, tout se délite, se tient et se débite : en fragment, en rondin, femmes et hommes-troncs qui s'expriment, s'impriment. Humains végétatifs, vagissant, paissant dans les recoins d'une terre infertile. Derniers hommes clignant de l'œil, en l'état : morts-vivants.


« A présent vient le noir. Des enfants-singes allument des feux pour cuire leurs friandises. Seuls les enfants-singes dansent et jouent de la musique. C'est pour compenser les violences qu'ils subissent. »

Heureusement, veillent insatiables, insaisissables, les enfants-singes et leurs comptines. Cyniques et naïfs, touchants et désespérés, tribaux et beaux, libres et bien décidés à le rester. Leur mémoire est vive comme la douleur qui la nourrit, les raids auxquels ils s'adonnent avec une joie morbide, entre sabordages et sabotages, suffisent à les mouvoir. Ils passent la nuit debout, les jours enfouis, entre chien et loup. Ils sont des milliers. Ils n'ont ni dieu ni maître. Contre eux rien n'y fait. Ni taser, ni flashball. De tout cela rien n'est dit en vérité, car ils échappent à tous et à tout, au contrat des bêtes comme au Grand Livre des hommes.

« Nous longeons toujours le chemin de fer. Parfois, il fait des boucles. Nous marchons sur nos propres traces. »

En plein Saccage, Quentin Leclerc sème au vent les machines infernales dont regorgent sa tête et ses poches, met en abîme son travail d'écriture, adresse malgré lui un signe de la main à Enig Marcheur, aux Abeille et autres Charøgnards, écarte du pied gauche La Femme au colt 45, embrasse Antigone et Cordelia la guerre dans le même mouvement. Dit Merci sans rien piller, met tout à sac, à feu et à sang sans jamais s'encombrer ni sembler s'en désoler vraiment. Porte-voix de faix et peaux de tambour, Saccage pousse à ses extrémités le train séculaire et, (f)(r)actuel, éclaire le présent, raisonne avec les événements, met en lumière la cécité comme les jours de faîte.

Maison du Peuple Occupée (Rennes, 6 mai 2016)

« Sur une butte qui surplombe la ville, nous avons installé un poste de guet qui nous permet de contempler le fascinant délire omniprésent. »

A présent, en corollaire : état des lieux (Saccage), état d'urgence (Ravage). Urgence environnementale lorsque les industries mises en cause dans les catastrophes osent encore y trouver, via la géo-ingénierie, de nouveaux débouchés. Urgence humanitaire lorsque l'on considère la situation des migrants, la position des gouvernements responsables, de la guerre en Syrie à la destruction de la jungle de Calais. Urgence générale quand on sent qu'il se passe quelque chose, quand l'opportunité se présente, se construit, de faire tomber un système dont la nature totalitaire apparaît désormais clairement.

« Le pire n’est jamais certain non. Mais ce qui est certain, c’est que le pire ne survient jamais du jour au lendemain. Il y a une voie vers le pire, et là on est malheureusement embarqués dessus, et lancés à pleine vitesse. Et, au vu de la destination qui nous est promise, il va vraiment falloir qu’on fasse dérailler le train. Toutes et tous ensemble. Et le plus tôt sera le mieux. » (Julien Salingue).

« Pour combler les vides de ma mémoire, j'ai laissé faire ma tête et elle a embrassé des monstres. »

Tout recouvrir. D'encre noire ou de sang blanc, c'est égal. A vif, à chaux, tuer le temps. Tout ça pour du pouvoir, pour de l'argent. Désinformation. Collusion. Confusion. Etat. Medef. Milice. Medias. Toute honte bue désormais, toute honte bue, vue et lue malgré vos façades en milliers d'exemplaires. Vos mensonges milliardaires, à vous les vendus, votre pauvre mauvaise foi, flagrante et adultère. Malédictions sur vous, vos actions et vos actionnaires. Nul pardon dorénavant. Nulle reddition. Nulle excuse. En connaissance de cause : libérer l'imaginaire envahi par vos monstruosités, briser les plafonds de verre, les vitrines, trancher la langue de bois, vous la faire coller en travers de la luette, vous plumer, vous effrayer. Avec des mots, avec des pierres, et caetera. Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas. Le reste n'est que littérature, ou ce qu'il en reste après ça.

Destruction de la jungle de Calais par les forces de l'ordre,
habitations de la zone sud en feu (Calais, 29 février 2016) ©Taranis News

« — toute parole sincère est un travail de résistance. »

Saccage, le mot est lancé, tout à la fois mot d'ordre et constat. Combattre le mal par le mal, le feu par le feu, le froid par le froid. Après des siècles de ce jeu de dupe, de guerres de tranchées, de luttes récupérées, de jours et des nuits de veille à ne rencontrer que la dialectique de la même bande d'éculés, on le sait désormais : cela finit comme cela commence. Les rats quittent le navire, organisent la purge, la curée, l'épuration, les vols comme les viols. Politique de la terre brûlée par le gel où la terreur se mesure en degrés. Jusqu'à l'extrémité de ce que peuvent supporter la terre, les gens. Jusqu'à épuisement. Jusqu'à ce que la vie se retire, doucement. Que tout ce que tout soit négocié, plié, devenu instrument.

« Ici c'est un bois que possédait mes ancêtres, dans lequel j'ai construit mon nid, et que j'ai purgé de la vermine militaire. »

Ici comme ailleurs, croire que l'on peut encore servir l'ordre, le système, l'améliorer, c'est encore se (lui) donner trop d'importance. Alors quoi. Dire, scander la vérité cachée devenue évidence. Se faire médium du monde qui nous entoure, choisir ses sources, refuser de boire la ciguë, de baisser la tête, les mains derrière, de plier les genoux. Rester groupés et, au signal, faire feu aux joues et, sans ingénierie, la pluie et le beau temps. Etre libre, en jouer. Ne pas oublier, ne pas faire « comme si rien n'était jamais arrivé » de bon ou de mauvais, des camps ou des révoltes.

Paris, 37 mars, Place de la Commune © Thomas Samson

« Chaque soir, il y a une heure pour vivre avant d'aller nous coucher, et chaque soir cette heure devient une échappée durant laquelle nous nous faisons titans sur une lande offerte »

Souhaiter que l'on sache, que l'on puisse, que l'on veuille. Avoir la paix sans ses prétendus gardiens, la nuit sans le brouillard de leurs lacrymos, le jour sans leur aveuglement. Appel à quitter l'uniforme, à la multiplicité des formes et des couleurs, à ne pas réduire à néant la possibilité d'une vie libre, entière, consentie, volontaire. User autrement des caractéristiques propres à l'espèce, du pouce préhensile qui pourrait nous servir à construire et à écrire, à taper sur un clavier plutôt que sur nos congénères, du langage qui pourrait dire la beauté et la vérité plutôt que de continuer à se mentir. De tout ce qui, au soir comme au matin de nos vies, nous permet, présents et ouverts, de demeurer. Debout.

Texte et photos (sauf indication contraire) © Eric Darsan, photos officielles et extraits (en italique) exclusivement issus de Saccage © Quentin Leclerc, les Editions de l'Ogre 2016. Le livre, lui, est, comme tous les ouvrages de L'Ogre, publié sous la licence Creative Commons.