lundi 21 septembre 2015

Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe

Sorti le 3 septembre chez Quidam, journal d'un fou ou portrait d'une époque, chroniques d'une apparente disparition et thriller apocalyptique, Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe est un roman à l'envergure atypique qui, entre envolées lyriques et piqués typographiques, ouvre au regard du lecteur et de l'édition de larges horizons. 
« Il est de l'hystoire tréfonds que nous provient ce documens hørs paer que le lectans apprete à consommer ». Dans la langue à peine éclose, malhabile à force de précautions, d'un futur aux accents médiévaux, entre Russell Hoban et Damasio, quelques Ouvertissements s'imposent, lancés par les « rédicteurs » de ce texte.

Ce qu'ils sont - humains mutants à l'instar d'Enig Marcheur, ou bien charognards décrits par le narrateur - nous l'ignorons. Ce que nous découvrons en revanche, c'est l'importance quasi biblique que revêt pour eux l'original de ce – « le mot est époqual »''journal'' et ce que doivent leur « civillusion » et leur langue à celles du narrateur. Le document de seconde main qu'ils nous livrent, expurgé peut-être à force de « dianalyse » et de « transduction », nous offre pour seul repère temporel le chapelet non daté des jours qui s'échappe, se brise et se répand en même temps que la notion de réalité et la conscience immédiate du narrateur. Mais qui sont ces charognards qui « délient les langues » et « défont le temps » ?

« On les trouve habituellement dans les champs, en lisière des routes, dans les bosquets. Ils fuient, méfiants, dès qu'on les approche. Bientôt les rôles seront renversés ».
Le narrateur les a vus. Comme dans ces scénarios qu'il écrit pour la télévision. Le long d'une route solitaire de campagne. Il pressent alors que le cauchemar a déjà commencé et entreprend dès lors la relation de cette menace, tangible et donc crédible, que l'étrangeté et le caractère étranger du nombre croassant de ces charognards, envahisseurs ou réfugiés, représentent à ses yeux. Scénariste encore, xénophobe peut-être, 
« déprimé »« cobaye »« fou »« allié », dérangé à tout le moins dans sa routine, entre silences et compromis, il s'éloigne peu à peu de ses proches, de sa femme initiale et de son enfant syllabe. Sujet anonyme, sans pronom personnel, il devine déjà que rien ni personne ne pourra l'aider. Ni le cinéma ni la littérature dans lesquels il se réfugie. Ni le fusil. Surtout pas ce fusil.

 Buffon,Le Vautour, p.1491 des Oeuvres, LaPléiade

Seul champs de bataille de cette drôle de guerre : ce « village de campagne » isolé où tous nichent, ramassé entre l'église et le café, ignoré par la religion télévisuelle et cathodique qui révèle l'incapacité de ses canons à protons à verser le sens. Où l'existence cède devant la « subs-istance » des charognards, les « pennes » et « syrinx », les « craillements » et « croassements » de tous ces « corbeaux freux corneilles choucas », « craves » et « frégiles », « corvidés » désormais familiers. Qui s'acharnent sur les corps vidés, « charognés », « dépecés », « caviardés », « mâchuer » « dilacérés » de leurs victimes. Qui couvrent le champ de vision du narrateur. Qui cite Buffon sur la passion des humains. Que je consulte à mon tour sur les corbeaux et autres charognards. Qui n'en parle pas. Des Vautours à la rigueur, dans le Discours sur la nature des oiseaux. Qui suit curieusement celui qui traite De la dégénération des animaux

Dans quelle mesure le narrateur a-t-il subi, commis l'irrémédiable ? L'innommable, l'inintelligible ? La mémoire, les souvenirs, les soucis quotidiens, déjà fuis, deviennent tus et se terrent. S'approvisionner, se ravitailler, fuir, s'avère désormais secondaire. Subsiste cet inventaire qui l'entraîne, résistant déjà et collabo bientôt, dans un décor d'entre-deux-guerre. Insistent l'intellectualisation, la ritualisation à outrance, la transcommunication et le bruit blanc de la radio. Persiste le doute, et non l'espoir, le sale espoir, qui fait vivre et le pousse à rejouer sans cesse de nouveaux scénarios. Comment savoir dans l'œil du cyclone si tout est revenu à la normale, ou bien si la normalité c'est cette folie qui chahute l'esprit et que seule vient tempérer cette rémission de courte durée ? L'on pense aux Oiseaux. L'on pense à Van Gogh. L'on pense à Artaud. L'on pense à Van Gogh vu par Artaud. L'on pense au Champ de blé aux corbeaux. Décidément. L'on pense trop, c'est dément. 

 Antonin Artaud, Van Gogh ou le suicidé de la société, p.1445 des Oeuvres, Quarto

Les mots sont comme les corbeaux : insaisissables, invasifs, erratiques et volatiles. Face à cette « allégorie » fatale et futile, le travail de l'écrivain, vital et utile. Et la nécessité, le polissage, la catharsis, la transmutation, le « rêve de performativité » qui constituent le mythe. Celui d'Un homme qui dort voué à la Disparition, à la dépersonnalisation, à la déréalisation, à la déconcrétion, au « simulacre », à l'horreur de devenir charognard sinon charogne. Sisyphe incisant le vif pour ne pas crouler sous le nombre, sombrer dans la torpeur « lénitive » de l'ombre qui rode et le cerne de noir. Quitte à exhumer, à exsuder, ce qui résumait la vie jusque-là, jargon publicitaire des biens dits de consommation, composition chimique de produits dont on ignore le nom, conservateurs, adjuvants, exhausteurs de goût superflus et silencieux, « fictions insipides et convenues » d'un monde où l'information et la communication excèdent et noient la pensée et l'action. 

« Ne cédons pas à la facilité du langage ». Allions sens et son, forme et fond. Rallions l'effet. Raillons les faits. « Pour toi une journée dont la trivialité, la normalité maintenant s'épuise dans des mots sans relief ; pour moi une journée tout sauf qui excède la capacité du langage à ». Entre poème prosaïque, révolte poétique et transe hypnagogique, Stéphane Vanderhaeghe use avec ses Charøgnards de toutes les ruses, élisions, analogies, homonymies, polysémies, allitérations, rimes, parenthèses et répétitions, de toutes les trouvailles typographiques, caractères et dispositions, rognures et biffures, calligrammes et point à point en guise de fin et de colophon. Construction olympienne aux mille métriques, au-delà de la contrainte oulipienne et de l'exercice de style, Charøgnards montre la capacité d'un style et d'une expression inventifs et soutenus, prophétiques et réels, contagieux plus que prophylactique, à élargir la perception, « promesse d'un avenir qui. »

 Guide Peterson des oiseaux de France et d'Europe, page 418

« Jusqu'où dans ces circonstances s'étend la licence poétique ? » s'interroge le narrateur. « Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique », répondait hier encore Claro à qui l'on demandait très à propos « Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ? ». Une réponse à l'œuvre dans son Mille milliards de milieux sorti au Bec en l'air, dans le Cordelia la guerre de Marie de Cosnay paru à L'Ogre et, bien entendu, dans les Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe édité par Quidam. Autant d'auteurs, d'ouvrages et d'éditeurs qui participent à l'exsurgence d'une forme nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère, nous assistons en France. Une forme qui interroge le fond, marquée par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de combinaisons, dans laquelle le premier « je » se dissout lentement, imperceptiblement, pour céder la place à cet « autre » dont parle le Rimbaud voyant, et l'interpeller à la seconde personne. Une forme qui me parle et que j'explore dans mes propres travaux y compris, d'une certaine façon, par l'entremise de ce blog. 

Une forme, enfn, qui s'accompagne de pratiques transversales, dynamiques et totales, à l'image du journal d'écriture de ces Charøgnards que tient Stéphane Vanderhaeghe sur son propre blog. Lecteur, toi qui entre ici, bienvenue . : à l'intérieur du crâne : . d'un primo-romancier, espèce rare en voie d'extinction heureusement dénichée par un Quidam prêt à défendre becs et ongles son talent et sa plume et grâce auquel il peut aujourd'hui prendre son envol. Pour ce texte d'exception, un grand merci à Stéphane Vanderhaeghe ainsi qu'à Quidam, et particulièrement à Pascal Arnaud qui a pressenti que ce livre pourrait me plaire, faisant fi de mes réserves et des conditions excessivement drastiques qui régissent désormais ce blog - choix des services presses, planning serré, ligne éditoriale plus stricte, liberté d'expression - effectuant par là même un travail véritable d'édition et de diffusion, comme nous le verrons à nouveau en octobre avec la sortie de Pas Liev de Philippe Annocque. 


Avant de revenir sur nombre de ces réflexions et thèmes abordés dans mon article de fin de rentrée, je vous donne rendez-vous très prochainement pour une semaine consacrée au Tripode avec les précieuses Archives du vent de Pierre Cendors éclairées par L'invisible dehors édité chez Isolato. Au même moment, ou aux alentours, sortira Vie ou Théâtre ? de Charlotte Salomon, un événement à ne pas manquer, dont je vous ai parlé ici et sur lequel je reviendrai certainement ici ou là. D'ici là bonnes lectures, et gare aux Charøgnards !

lundi 14 septembre 2015

Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich


Avec Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich nous offre un roman d'aventures contemporain et sociologique (la sociologie est un sport de combat enseigné pour la première fois au monde en 1891 à l'université du Kansas) beau et cocasse, biblique et apocalyptique, joliment tenace et terriblement efficace, qui vous tance, vous retourne et vous envoie au tapis avant que vous n'ayez eu le temps de crier au fou. 

« Si vous vous préparez au pire et qu'il n'arrive jamais, vous êtes perçu comme un hurluberlu. Mais si une catastrophe que vous aviez prévue a vraiment lieu, alors votre vie a un sens. Vous n'êtes pas un simple expert. Vous êtes un prophète. »

 Mitchell Zukor, originaire de Kansas City, génie des mathématiques asocial et décalé, a toutes les cartes en main pour s'assurer un avenir serein, jusqu'à ce que sa rencontre avec l'arythmique Elsa Bruner et la catastrophe de Seattle viennent changer la donne. Employé au soixante-quinzième étage de l'Empire State Building, chargé par son patron d'évaluer les pertes de l'entreprise en cas de catastrophe, il est recruté par FutureWorld afin de convaincre et d'assurer les clients à venir pour le malheur et pour le pire. 

« Psychopathe ! Où vas-tu quand tu dors ? » Devenu celui auquel FutureWorld peut fait appel quand il reste encore un espoir, notre capitaine flammes veille. Mais au fin fond de son univers, à des années et des années-lumière de la Terre, le malheur des autres ne fait pas le bonheur de Mitchell car, dans monde névrosé au sein duquel 3 milliards de personnes vivent dans des conditions de survie précaires, prendre ses désirs pour des réalités est une attitude dangereuse voire meurtrière. Entre rêve, pertes de connaissance et hallucinations, chaînes de Markov, courbes de Gauss, méthode Delta-Gamma, Cox-Ingersoll-Ross, Heath-Jarrow-Morton, et autres simulations de Monte-Carlo visant à mesurer l'étendue de l'« hétéroscédasticité conditionnelle autorégressive généralisée », terrorisé à longueur de temps, Mitchell est aussi, par la force des choses, un « terroriste né ». 

Guerre, bombardements, rayonnement d'ondes électromagnétiques, empoisonnements, attentats, pandémies, épidémies, radioactivité : « Ces choses-là arrivent, dit Mitchell. Pour de vrai ». Alors, pour y pallier, Zukor se fait des films, compilant toujours plus de données. Hypocondriaque et paranoïaque, « futuriste » convaincu et donc convainquant, Mitchell Zukor joue et rejoue des scénarios toujours plus gros, toujours plus improbables. Une façon peut-être de tenir à distance ce et ceux qui l'entourent, ses parents, son appartement et cet « âge des ténèbres » fait de « prophètes gesticulants » et de « mendiants aux pieds nus » qu'il peut apercevoir du haut de sa tour de verre climatisé. Le problème c'est que, si Mitchell réfléchit beaucoup, il évite généralement de penser. Alors quand la catastrophe advient, il n'est plus temps, ni de l'ajourner ni de l'infléchir, tant et loin s'en faut.

All we have is now Flaminglips (Cité p. 151) 

« Voici le lieu où l'Amérique prend forme. Où nous prenons forme ». Fils d'un marchand de sommeil qui ponctue ses phrases par des répliques de films, sommé d'agir, de trouver un sens et une direction au sein de ce nouveau monde, Mitchell Zukor va réaliser combien son milieu, bien malgré lui, l'a tout à la fois préparé et exposé au pire et à quel point il lui faudra aller plus loin pour s'en sortir. Au cœur de la tourmente, accompagné dans ce voyage initiatique par sa complice Jane Eppler, femme réelle, sensuelle et sensée, c'est cependant à Elsa Bruner, son antithèse, qu'il pense. Elsa qui, condamnée par sa maladie, a refait sa vie dans une ferme communautaire, Elsa qui transforme des terrains de sport en potagers, va alimenter ses délires et ses réflexions jusqu'à l'obsession. « Quel est ton secret Elsa Bruner ? Pourquoi n'as-tu pas peur ? Que sais-tu que j'ignore ? »

« ''La dernière fois que j'en ai mangé, j'avais dix ans'', dit Jane en décapitant un tigre de ces adorables et délicates petites dents. » Visuel, sonore et photographique - en un mot cinématographique - marqué par un art de la description, du dialogue et de la construction jouissifs et typiquement nord-américains, Paris sur l'avenir constitue, avec ses épisodes truculents et son langage riche et coloré, un petit théâtre des catastrophes avec de vrais humains dedans. Sorti l'an passé aux Etats-Unis sous cette même et remarquable couverture d'Olivier Munday et sous le titre original Odds against tomorrow - du nom d'un film de 1959 se déroulant également dans les rues de New York - c'est le troisième ouvrage de Nathaniel Rich, journaliste et essayiste qui godille allègrement au large d'un univers fortement ancré à la croisée des films noirs, de San Francisco, de la Nouvelle-Orléans, et du 11 septembre.

On ne prête qu'au Rich, c'est entendu. Entre fiction et réalité, déréalisation et utopie, les intentions de Nathaniel sont claires et son pari tenu. Et c'est rien de le dire, il faut le lire pour le croire. Très documenté, constellé de données réelles, Paris sur l'avenir nous invite, grâce à la traduction de Camille de Chevigny, à voyager à la rencontre de cet autre pays du langage. De Fight Club à American psycho, de Thomas Pynchon à Philip K. Dick en passant par The Twilight Zone, James Hogue et Wes Anderson, à l'actualité la plus proche, entre
capitalisme carnassier et reflux des migrants, ce roman sombre et truculent, drôle et gentiment - mais sûrement - barré, à l'image de notre héros, vous invite aussi réellement à remettre en question votre mode de vie pour découvrir et assumer « ce que le futur va vous coûter ».


« Vous ne pourrez pas dire que personne ne vous avait prévenu ». Puits artésien, cellules photovoltaïques, sac d'évacuation, sachets remplis de cash, bottes en caoutchouc, potager et eau filtrée, ou pillage, travail, consumérisme et divertissement : chacun, par sa « stratégie d'évitement » ou d'« action », se prépare à sa survie, à sa mort, ou conjure le sort a sa façon. Le choix est vôtre, il n'attend pas. C'est une des raisons pour lesquelles je vous invite dès à présent à prendre avec Nathaniel Rich vos Paris sur l'avenir, en librairie depuis le 27 août. Un roman qui s'inscrit dans cette série américaine que je vous propose depuis quelques semaines, aux côtés notamment du passionnant et vaste Mentir à perdre haleine de David Samuels, tous deux aux Editions du sous-sol que je tiens une nouvelle fois à remercier. 

 « Le corbeau s'élança de la branche dans un battement d'ailes retentissant. Ils le virent s'élever en direction du New Jersey. ''Ça c'était beau ? Dit Mitchell. Ou horrible ? » Peut-être les deux à la fois, comme nous le verrons tout prochainement au gré des belles envolées de Stéphane Vanderhague et de ses Charøgnards.

Crédit photo © Nathaniel Rich, Editions du sous-sol, Eric Darsan
 
Crédit vidéo © harrison6

lundi 7 septembre 2015

Merci, Pablo Katchadjian

Après l'incontournable Quoi faire, de Pablo Katchadjian, nous entrons de plain-pied dans la rentrée littéraire avec son saisissant Merci, finement traduit par l'érudit Guillaume Contré et sorti le 24 août chez Vies Parallèles, une bien belle maison initiée l'an passé par les excellentes éditions Zones Sensibles et librairie Ptyx et qui a su depuis, en quelques titres seulement, s'imposer à son tour par la grande qualité de ses publications.

Sur une île inconnue, au milieu de nulle part, débarque une cargaison d'esclaves venus d'on ne sait où. Parmi eux, le narrateur, instruit et naïf à la fois, est acheté par Hannibal. 

Maître à la cruauté fantasque et pour ainsi dire fou à lier, celui-ci le traite - toutes proportions gardées - comme un égal, du moins un employé, à ceci près qu'il il lui confie une tâche - « une petite chose sans importance » - aussi évidente qu'innommable dont le nouveau venu ressort éprouvé, les mains noires et les yeux irrités « par la chaleur et les gaz ». En marge de la franchise déconcertante qui régit leurs relations et donne lieu, au gré d'épisodes fameux et d'inventions fumeuses, à des dialogues plus jubilatoires les uns que les autres, se met dès lors en place une mécanique implacable qui, soutenue et huilée par les autres domestiques, va conduire notre héros de l'objection de principe et de conscience à la révolte.

Tandis que chaque matin voit se produire la succession des mêmes images - le petit déjeuner sur la table de nuit, la bouilloire chaude, le temps qu'il fait - la répétition des mêmes mots et la récurrence des mêmes gestes couvrent progressivement le quotidien et le familier d'une patine d'angoisse appelée à s'étendre. Car, au cours de ce jour sans fin qui se fait passer pour la vie, les choses évoluent toutefois, le plus souvent imperceptiblement, par cycles et par cercles, jusqu'à ce qu'elles s'emmêlent et que le voile du réel se déchire et révèle une contagieuse et irrépressible béance. Et c'est peu dire qu'il y a de quoi devenir fou sous le joug de ces enchaînements successifs, de ces phrases inachevées, de ces scènes qui reviennent, échoïques et obstinées, tour à tour prégnantes comme « l'odeur de l'humiliation et de l'esclavage » ou succulentes comme « un poulet énorme et des patates au four ».



De fait, parce qu'il semble reposer sur l'effet plutôt que sur les faits proprement dits qui pourtant ne manquent pas, Merci - Gracias dans le texte - fait partie de ces livres rares qui ne nous accordent la grâce de les comprendre qu'à condition que l'on ait éprouvé dans son corps l'expérience de lecture à laquelle ils nous convient. Une perte de repères qui induit que, lorsque ceux-ci se précisent enfin, se font plus proche de nous et plus contemporains, c'est au tour du réel tout entier de se dédire. Cet indicible nous entraîne inéluctablement dans une série de situations qui toutes charrient leur flot de questions insolubles. Où placer la limite entre la servitude volontaire et la libération contrainte, entre le vice et la vertu, entre la nature et la culture, le vrai et le faux, le beau et le laid, le bien et le mal ? Et, partant, que faire de cette liberté fraîchement acquise, de l'influence de ce livre étrange, de ce corps étranger, de ces racines inconnues ? Quoi faire : question qui se pose encore dans Merci, qui répond à son précédent à la manière d'un conte moral et philosophique, c'est-à-dire éminemment politique et, pour cela même, terriblement actuel dans ses thèmes comme dans ses développements.

« Jouissive réécriture de la métaphore hégélienne du Maître et de l'Esclave », Merci convoque également Machiavel, non sur la forme du gouvernement à venir - qui s'impose ici d'elle-même – mais principalement sur les chapitres consacrés à la prise du pouvoir et à sa conservation. Notre héros, contraint de réunir non seulement la disposition d'esprit mais aussi les ressources matérielles – hommes, armes, et argent – nécessaires à la révolte, va ainsi faire appel à des ressources insoupçonnées qui vont déterminer leur sort. Certains passages m'ont ainsi clairement rappelé Les chemins de la victoire, journal de campagne de Fidel Castro qui relate les premières conquêtes révolutionnaires et ses relations avec le Che – lui-même évoqué dans Quoi faire - tandis que se dessine peu à peu en filigrane le passage à un pouvoir autocratique et personnel. Mais surtout Merci convoque dans le détail, ce qui est sombrement génial, cette révolution perpétuelle, commune à toutes les sociétés humaines, en tout temps et en tous lieux, qui mène de la révolte à l'endoctrinement, de l'espoir aux exactions, de la libération à l'oppression. La dialectique létale de l'injustice subie et infligée qui ainsi se perpétue de cachot en château et dont l'ombre perdure tant que demeure le moindre mur.


« Lecteur, ta lecture est-elle libre ? » A la question posée par la quatrième de couverture, tout encombré de celles qui l'ont précédée, je répondrais, à l'instar du narrateur : « je ne sais pas ». Pas plus que je ne sais si elles ont influencé l'écriture de cet auteur qui mêle habilement l'univers de Borgès - au point de lui faire encourir en ce moment même la prison pour avoir réécrit L'Aleph sans autorisation – et l'efficience du Glose de Juan José Saer, compatriotes que j'évoquais déjà au sujet de Quoi faire. A ce jeu de miroir et de mise en abyme, l'on peut encore déceler l'indignation de la Boétie, la candeur de Candide, la verve picaresque et les réflexions des Aventures du général Francoquin au pays des Cyclopus et de Kaamelott, l'absurdité et la violence d'Ubu Roi, ou encore le psychédélisme barré de Las Vegas Parano, du Loup de Wall Street et d'Inherent Vice tout à la fois. Et c'est encore peu dire qu'il y a aussi du D.H. Lawrence, L'Homme qui aimait les îles, qui interroge et dessine les contours et conditions d'une utopie incréée car inconcevable et qui s'emmêle sitôt que s'en mêle la liberté, le libre arbitre et le dialogue. Du hasard ou de l'expérience, de la nécessité ou de la contingence, je ne sais, pas plus que vous ou que les personnages de cette histoire, ce qui m'a amené là.

Ce que je sais en revanche c'est que « sur cette île, il y a tout », comme le déclarait Alberto dans Quoi faire. Parce que Merci de Pablo Katchadjian est un livre nécessaire, remarquablement bien construit et formidablement bien écrit. Un livre piège beau et puissant, surprenant et saisissant. Un bestiaire fantastique d'où émane le familier comme l'étrangeté la plus totale. Un récit dément qui donne désespérément envie de rêver, d'agir, de rire et de hurler dans le même temps. Un roman ivre dans lequel la narration se répète à l'envi, s'emporte ou s'interrompt. Un ouvrage où la forme rejoint le fond, s'inscrivant dans une réalité qui ne tient qu'à un fil de couleur sombre et à la centaine de pages blanches imprimées de noir qu'il relie, menacée déjà par les cendres qui envahissent tant son atmosphère que sa couverture. Une couverture dont la découpe des rabats, selon le sens qu'on leur imprime, peut figurer les chaînes brisées mais invisibles du narrateur, une parenthèse, un cœur, ou encore les oreilles du lecteur qui ne s'y fie pas, livré à la merci de ce livre sans merci aucun(e) et qui cependant se le tient pour dit.


A cet égard, je tiens à adresser à Pablo Katchadjian, Guillaume Contré et Vies parallèles un grand Merci pour cette excellente surprise reçue en avant-première, et qui figure dorénavant à côté de Glose, d'Enig Marcheur et de Quoi faire parmi les ouvrages les plus stimulants et les plus marquants qu'il m'ait été donné de lire, avant de prendre la direction des Etats-Unis et, du même coup, des Paris sur l'avenir de Nathaniel Rich en compagnie des Editions du sous-sol pour la suite de cette rentrée remarquablement littéraire. 

Crédit photo © Eric Darsan & Vies Parallèles

vendredi 4 septembre 2015

Quoi faire, Pablo Katchadjian

Dernier ouvrage de l'été, et non des moindres, prémices à une excellente rentrée littéraire, j'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui Quoi faire, du brillant et Argentin Pablo Katchadjian, joliment traduit par Mikaël Gómez Guthart et Aurelio Diaz Ronda, des Editions Le Grand Os, qui m'a fait l'honneur et l'amitié de me l'envoyer suite à ma découverte enthousiasmée de Merci qui vient de sortir chez Vies parallèles et que j'aurai le plaisir de vous présenter tout prochainement.

Quoi faire. Devant l'impossibilité de la question, privée du point du même nom, Quoi faire impose l'évidence première de sa réponse. 

Ouvrir et feuilleter ce livre qui vous prend dans ses mailles et vous entraîne à travers elles sans se défiler. Se laisser instantanément emporter par cette joie fulgurante et dévastatrice qui vous saisit à l'idée que l'on puisse – Encore ? Déjà ? - écrire comme cela. A l'idée que la littérature ça peut-être ça. A l'idée que le rêve – que ce que l'on voulait écrire sans bien savoir quoi, c'est-à-dire lire – se réalise là, devant soi. Vouloir communiquer tout ça. Lire des extraits à son entourage. Passer pour fou sans en prendre ombrage. Parce que l'on sait, que l'on conçoit, sans pour autant parvenir à le dire, ce que l'on sait, ce que l'on voit, ce que l'on lit, là.


Lire. Méthodiquement. Mot après mot. Les découvrir, les voir et les revoir sans cesse apparaître, disparaître et réapparaître tous autant qu'ils sont. Alberto, l(es) étudiant(s), le(s) vieux, les jeune(s), le(s) buveur(s), le(s) fasciste(s), le(s) simple(s) d'esprit, les pigeon(s) et leur(s) condition(s). Apprendre à connaître et à reconnaître, c'est selon, leur nudité, leurs ailes, leurs os et la sensation du beurre froid dans les poches. Sans compter cette « tête de vache clairement médiévale », ces autres qui grossissent à vue d'œil et ce goût de chiffon qui imprègne tout. Isoler ce(s) bateau(x), forêt(s) et taverne(s), lieux double(s) et trouble(s), différent(s) ou bien indifféremment identique(s). Tenter de (se) repérer, de dénombrer, page après page, les récurrences, les résonances, les concordances qui pourraient exister entre tous ces éléments. Tenter de comprendre Quoi faire à partir de tout cela, de ces clés soutirées à un univers aux portes dérobées.

Relire. Passionnément. Interrompre sa lecture à un tiers de l'ouvrage parce que l'on part en voyage. Revenir, reprendre à la première page. Se reposer les mêmes questions et davantage. Lire la fin qui éclaire en se demandant si c'était bien la chose à faire. Si on ne l'eut pas mieux lu sans lumière, si l'on n'eût pas été plus surpris, comme on le fut par Glose de Juan Jose Saer, compatriote de Pablo Katchadjian. Se rappeler qu'on le fit et le fut cependant. Se souvenir aussi que le préfacier de Glose disait de celui-ci qu'il lui en avait « davantage appris sur ce que nous sommes que vingt volumes de philosophie ». Réaliser que Quoi faire mérite lui aussi cette réputation malgré l'absence de propos liminaires. Non moins sommaire qu'un Que-sais-je ? avec son titre lapidaire et sa centaine de pages, mais ô combien plus riche, plus poétique, plus littéraire, Quoi faire pose tout à la fois la question du savoir, du ressenti, de la conscience et de l'action. 

 
« Qu'allez-vous faire de vos mains une fois que vous n'aurez plus de tête ? » Entraînés d'une scène à l'autre et d'une question ibidem, si nos deux acolytes, malgré toute leur bonne volonté, ne peuvent faire face aux situations qu'ils rencontrent, c'est que souvent ils ne les comprennent pas. Et, lorsque par bonheur ils y voient clair dans le jeu qui se présente à eux, ils trouvent encore le moyen de se contredire pour mieux y échapper. La faute à ce fichu Alberto, sans doute, qui l'envoie promener, fait du zèle et s'agite, qui tout le temps provoque, tout le temps capote, tout en capuche et tout en chiffon ! Heureusement, le narrateur est là pour lui sauver la mise, qui le saisit et l'entraîne à sa suite avant de débouler de nouveau dans cette indépassable « université anglaise ». Là où tout a commencé, où tout a dérapé. Eternel retour aux sources d'un péché originel qu'il s'agirait de conjurer, au risque de le perpétuer, enfer ou purgatoire, jeu vidéo dont les personnages, joueurs et jouets à la fois, ne parviendraient pas à passer de niveau, qui sait ?

Pour le savoir, ils convoquent tous les auteurs qui leur passent par la tête de tous les livres qu'ils ont eu entre les mains : Bloy, Lawrence, Thucidyde, Debord, tous les saints et les rapports qu'ils entretiennent. En vain. Bien que tous fassent sans doute partie de la solution, aucun ne résout leur problème. Alors on glisse avec eux le long de cette corde raide, frôlant la concupiscence et la censure, la peur de se tromper et ses conséquences, la paralysie, la chute et la décrépitude, la peine et la nausée, la nervosité et la guerre, le sentiment que « les choses se compliquent », se « tendent » et « dégénèrent ». Toutes choses ressenties par nos compagnons, et donc bien réelles. Au fond ce qui les chiffonnent vraiment, c'est de ne jamais parvenir à établir quoi que ce soit ni, par conséquent, à se rétablir réellement. Avec eux, souvent, la réalité se prend les pieds dans le tapis, s'étale de tout son long dans l'imaginaire et continue d'avancer comme si de rien était, comme en terrain conquis, quand c'est tout le contraire qui se produit. Peu à peu cependant, les liens se font d'eux-mêmes, ou plutôt ce sont nos héros qui les établissent, comme s'ils reprenaient leurs esprits.



« Où suis-je ? »  Question piège et question titre posée ici par Katchadjian et ailleurs par Cassou-Noguès qui, pour y répondre, interrogent la rationalité d'un « système des contenus » indépendamment de celle des individus qui les énoncent. Comme si les uns et les autres existaient et agissaient en des lieux distincts, s'éclairant et s'évanouissant successivement, insaisissables au demeurant, ouvrant la voie à une métaphysique du labyrinthe digne de Borgès, autre compatriote dont Katchadjian se revendique. Une physique kantique, pour ainsi dire, celle d'un « philosophe sans mains » selon les mots de Sartre, dont toutefois deux des trois questions que j'évoquais la dernière fois (Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ?) président à la pensée aussi bien qu'aux mœurs, c'est-à-dire à l'action. Derrière cette « construction poétique » qui s'annonce et se bâtit comme un rêve bardé d'énigmes et de pièges, à la tierce question, celle de la religion, se substitue ici l'insoluble et sibylline « énigme de la situation précédente » sans laquelle on ne peut rien faire.

« Chacun a peur de soi. Que pourrions-nous faire ? Nous n'en savons rien, voilà le problème. De quoi serions-nous capables ? » La question demeure posée et avec elle, ô lecteurs avisés, celles de la liberté, de la libre pensée, du libre arbitre, autrement dit de la conscience, de la connaissance et du choix, que vous ne manquerez pas de faire vôtres avec ce livre-là. Vif et intelligent, hilarant et touchant, philosophique et poétique - en un mot : incontournable - Quoi faire est aussi un formidable livre politique et libertaire qui sonde la tentation du sabotage et du terrorisme, évoquant l'expérience du Che et rappelant les propos du Weather Underground. Un récit impressionnant qui, sous ses dehors légers, marque durablement. Bien entendu il y a des réponses, qui se dessinent progressivement, qui ne sont pas là où on les attend. Mais qui sont, qui ont le mérite d'être, et que l'on rencontre par hasard ou réflexion au gré des chemins parcourus au cœur de ce petit mais exaltant laboratoire.


Voilà Quoi faire. Voilà ce que j'en dis. Et pourtant vous ne savez toujours pas Quoi faire tant que vous ne l'avez pas lu. Rien de ce qui vous attend chez votre libraire. Rien de ce qui est prêt à surgir en vous à la lecture de ce petit bijou d'imagination, de style et d'érudition. Paru en avril 2014 aux belles et qualitatives éditions Le Grand Os dans la collection poc ! (fictions nocturnes & proses hypnagogiques) et parfaitement illustré par Valeria Pasina, Quoi faire, premier volet d'une fenêtre lysergique ouverte au vent du surréalisme le plus fervent, nous entraîne sans ménagement vers le second. « Nous sommes sur un bateau d'où l'on aperçoit, au loin, une île, qu'Alberto voudrait rejoindre. Il me dit : Sur cette île, il y a tout ». C'est pourquoi, sans plus attendre, je vous invite à découvrir Quoi faire, avant d'embarquer à bord de cette belle galère, à la Merci de Pablo Katchadjian auquel je souhaite un joyeux anniversaire et que je vous invite à soutenir.

Crédit photo © Eric Darsan, Pablo Katchadjian et Le Grand Os

mardi 1 septembre 2015

Mentir à perdre haleine, David Samuels


Après Les chemins de retour, retour justement aux Etats-Unis où nous poursuivons notre road trip de l'été entamé avec Le cerveau à sornettes, Les Gaspilleurs et Papa, tu es fou

Une série consacré notamment à l'écriture et aux rapports qu'entretiennent en son sein fiction et réalité avec aujourd'hui Mentir à perdre haleine de David Samuels sorti le 21 mai dernier aux Editions du sous-sol que je tiens vivement à remercier, et plus particulièrement Adrien Bosc et Estelle Roche qui ont pressenti que cet excellent ouvrage pourrait me plaire aussi.


« Toute la vérité sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue, l'imposteur de l'Ivy League » : derrière ce sous-titre à sensations et cette couverture à rabats qui abrite le cliché anthropométrique de James Hogue, Mentir à perdre haleine dévoile le résultat de dix années d'investigations. Enregistrements et retranscriptions, lettres, rencontres et interviews de Hogue et de ceux qui l'ont un tant soit peu cotoyé : nombreux et divers sont les matériaux qui, après avoir été durement récoltés, travaillés et communiqués, constituent ce portrait publié en partie dès 2001 puis en 2008 avant d'être édité cette année par les Editions du sous-sol. 

Une épopée tellurique 

Mentir à perdre haleine c'est d'abord une épopée américaine. De Telluride à Princeton, l'on suit avec ferveur l'équipée de David Samuels, alter ego plus que Nemesis, qui tente de mettre à jour tout à la fois l'identité et les mobiles de James Hogue à travers les rapports qu'il entretient tant avec ses avatars qu'avec ses compatriotes. Sur le mode de la biographie orale, le portrait humain de l'imposteur se dessine ainsi au gré des témoignages, des confessions de Jeremy, de Cindy ou encore de Superstar mais aussi de David Samuels lui-même qui se livre à eux, et à nous, émaillant son enquête d'incrustations introspectives aussi profondes que poétiques. Face à cette Amérique sincère et sympathique du sens commun qui reconnaît et pardonne volontiers les faiblesses des siens, se dressent les représentants de l'ordre moral - du Dr Alaia, reconverti dans l'immobilier, trompé mais enrichi, à l'inspecteur Walraven, « examinateur certifié en fraude », contempteur des « laissés pour compte » - qui rejettent en bloc le vrai comme le faux Hogue faute de pouvoir les distinguer. Et s'ils paraissent plus honnêtes que Hogue, c'est simplement qu'ils ont davantage à perdre et jouent moins gros.



Les deux pieds bien ancrés sur cette terre, Samuels campe son personnage à travers d'autres, plus colorés les uns que les autres, qui se succèdent, s'imbriquent, au cœur de ces paysages sublimes et si magnifiquement décrits qui les abritent. A travers l'image de la frontière, de la ruée vers l'or, de la littérature de western dont Hogue s'abreuve, nous redécouvrons que le voyage, la conquête et la fuite, ne sont pas seulement son apanage, non plus qu'ils relèvent uniquement du mythe, mais qu'ils constituent le quotidien de millions d'Américains, dessinant ainsi le portrait d'une certaine Amérique qui est aussi celle du grand conte – ou tall tale. De ce point de vue Hogue « s'inscrit dans la pure tradition américaine » d'après Samuels qui s'y engouffre à sa suite et à sa manière par la forme longue – ou long form. Du grand reportage, du nature writing, au journalisme gonzo puis narratif, nous redécouvrons encore d'autres figures, auteurs, œuvres, genre et héros qui fondent et perpétuent cette Amérique naturelle et culturelle du conte et de l'errance, de Samuels à Thompson (Las Vegas Parano) en passant par Krakauer (Into the Wild) auxquels s'ajoutent notamment les auteurs inspirant McCandless : Twain, Thoreau, London, sans parler de Walt Whitman et de ses Feuilles d'herbe. 

Pour quelqu'un qui, selon certains témoins, « n'avait pas le sens des réalités », Hogue, qui préfère peut-être le laisser entendre et « laisser les autres parler à sa place », fait la démonstration - comme tous ceux cités en amont, bien que de diverse façon - de cette « morale à géométrie variable » que j'ai eu l'occasion de souligner chez Saroyan. Pas moins légitimes que les professions légales décrites comme parasites par Reynolds et qu'il exerce à l'occasion, celles de l'imposteur l'autorisent ainsi, en un sens, à prélever ce que London nomme « sa gratte ». Voici sans doute pourquoi, et comment, Hogue est parvenu à intégrer Princeton au sein de l'indéracinable Ivy Ligue - ou « ligue du lierre » regroupant les huit universités privées renommées du nord-ouest – qui retient et fissure dans le même temps tout l'édifice social en donnant à ses élèves « le sentiment de figurer officiellement parmi les grands bâtisseurs du mythe américain. » Ici comme là, cependant, le Verbe est au commencement et, selon cet adage qui veut que l'on soit puni par où l'on a péché, il préside aussi à la chute. Si bien que ce n'est pas tant pour escroquerie que pour usage de faux, récidive et imposture que James Hogue se voit condamné, tandis que ses excentricités jusqu'ici admises se muent en charges et pièces à conviction. 

« Persévérance » et « endurance » : ces qualités - maîtresses chez Hogue, et que l'on peut retrouver chez tous ceux cités en amont - sont aussi celles du coureur de fond. Dans Telluride il y a ride to ride, autrement dit courir : une nécessité pour ne pas être pris. Alors, quand l'ami « trahi et déstabilisé » perd pied, quand toute l'assise de la société s'ébranle avec lui, entraînée dans un processus schizophrène de dépersonnalisation qui entreprend pour se rattraper à le scinder en deux entités distinctes, c'est encore avoir les pieds sur terre et demeurer dans la pure tradition américaine du hobo, que de prendre ses jambes à son cou. 

Héros malgré lui 

« Alexi n'existait plus. Il s'était transformé en James Hogue - un inconnu. » Ainsi, tandis que peu contactent ou défendent Hogue après la révélation de l'imposture de Princeton, c'est encore Alexi Santana, son avatar, que Justin Hamon, porte-parole de l'université défend et, avec lui, le caractère irréprochable du faux curriculum vitae de l'apostat et de processus d'admission décrits par Samuels comme « discriminatoires, moteurs de reproduction sociale ». A travers le procès de Hogue, le journaliste fait en vérité celui de tout un système et d'une élite qui, sous le couvert d'une « méritocratie mensongère », de la normalité et de la tradition, se perpétuent par manigances, népotisme et cooptation sans jamais se remettre en question. A ce petit jeu ne demeure en vérité que la barrière qui sépare les vainqueurs des vaincus, les gagnants des perdants. Comme pour London, le verdict est rendu, exécuté en un temps record par ceux qui s'érigent en juges et parties, est sans appel. Menteur, imposteur, escroc, « Sans-abri hors-la-loi », « repris de justice »,  : les qualificatifs ne manquent pas pour définir celui qui n'en finit pas de se redéfinir, comme pour échapper à ce que l'on veut bien faire de lui, à ce qu'il ne veut pas, à ce qui s'oppose à ses desseins comme son destin. 



Ceci explique peut-être pourquoi « il répondait d'un air étrangement détaché, comme s'il ne se sentait pas concerné par sa propre existence ». Contrevenant, contredisant, James Hogue, soucieux de faire bonne impression, jaloux de ses secrets et calculateur à l'excès, se moque pourtant des qu'en-dira-t-on. D'ailleurs longue est la liste des journaux qui l'ont interviewé ou approché, de ses premiers exploits sportifs à ses derniers morceaux de bravoure criminelle. Et s'il ignore, ou semble ignorer, les conséquences de ses actes, c'est sans doute parce qu'il se situe là encore dans la tradition, cette fois chrétienne, où la notion de rédemption et de pardon, du baptisé au born again, est centrale, qui trouve sa pleine illustration lors de la Noël, « rite d'initiation au mensonge » qui toutefois « fait l'unanimité ». Avec lui, avec elle, c'est le mythe américain du self-made-man et de l'american dream qui se heurtent de front à la réalité et se brisent sur le modèle keynésien du concours de beauté. Mais l'idéal demeure, et la nostalgie, le regret et la déception plus que le remord. C'est pourquoi Mentir à perdre haleine constitue aussi une histoire en elle-même : celle de la chute et de l'ascension d'un coureur de fond engagé dans une lutte avec le système qui l'a vu naître. 

 « Je voulais oublier le passé et repartir de zéro ». Effacer le passif pour dépasser le passé, « partir de rien et mentir pour s'accomplir » : un désir et une discipline qui exigent ce que James Hogue nomme une certaine « indépendance » d'esprit, alliance entre une « volonté d'acier » et une force d'âme que ceux - parents, amis, connus et inconnus - qui l'estiment redevable ne pardonnent jamais à celui qui en est pourvu, ignorant tout du tribut parfois élevé déjà versé par lui. « Nous trichons, taisons, manigançons, falsifions, trompons, fraudons, masquons, exagérons, fabriquons, simulons, feignons, imitons, mentons, désinformons, déformons, prétendons et éludons » : cette énumération qui fait écho à celle de Proudhon (« Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé ») et à celle du Prisonnier (« Je ne veux pas être pressé, fiché, estampillé, marqué, démarqué ou numéroté ») montre que si le mensonge est partout, il est aussi - et avec lui le droit à l'oubli et à une nouvelle vie – fermement combattu, dans la « vraie » vie comme sur internet, par un système qui veut s'en arroger l'exclusivité. En refusant de se plier à un contrat social qui tacitement condamne à une servitude volontaire, ce n'est pas aux règles de la morale que Hogue contrevient, mais à celles de l'obéissance et de la bienséance. 

Escroc et imposteur de haut vol à qui l'on impute un magot de plus de 100 000 dollars en biens, stockés, offerts ou abandonnés par lui, Hogue vit néanmoins comme un « voyageur en transit », sans confort ni réconfort. Condamné uniquement pour de menus larcins, moins par prudence que par désintérêt, considérant les avantages matériels non comme un but mais comme un moyen d'obtenir leur reconnaissance, ce dont il dépossède en vérité leurs propriétaires c'est de la confiance, c'est à dire de la croyance qu'ils recèlent, révélant du même coup leur vacuité et peut-être la sienne propre, dans une quête désespérée. Voici sans doute pourquoi, dans cette société où la propriété est synonyme de bonheur - qui « fait des voleurs pour mieux les pendre » selon le mot de Thomas More, et des menteurs pour mieux les prendre - Hogue a le projet, véritable ou non, de construire une maison. Voilà sans doute aussi ce pour quoi il n'y arrive pas. 

La vérité sur l'enquête James Hogue 

« Nous autres francs-tireurs sommes seuls maîtres à bord. Nous fixons notre cap selon notre bon vouloir » déclare James Hogue dans l'essai qui figure dans son dossier de candidature à Princeton, répondant ainsi contre toute attente à celle de ses examinateurs. Beau garçon, sportif de haut niveau, étudiant brillant, exigeant, persévérant et méritant, Hogue vit dans une Amérique où ses qualités et performances hors du commun ne suffisent pas à « s'extraire de son milieu ». D'où la nécessité pour lui de mentir afin d'obtenir une bourse d'entrée pour l'Ivy League, « signe de reconnaissance » qui, sans dispenser ni du travail ni du complément d'argent nécessaire à l'inscription vous offre l'opportunité de « devenir qui bon vous semble » en attestant de votre « appartenance à l'élite ». L'occasion pour David Samuels de revenir sur son propre parcours en même temps que sur les débuts d'athlète de James Hogue et pour Adrien Bosc, lui aussi franc-tireur, fondateur des Editions du sous-sol, des revues Feuilleton et Desports, de concilier ses trois passions. La littérature et le journalisme narratif - auquel il a contribué à sa façon avec Constellation dont je vous avais parlé ici - mais aussi le sport, de la même façon qu'il a également publié Half back : Jack Kerouac, un essai de Fausto Batella qui illustre la place du football à l'université et dans la culture américaine, jusque dans la vie d'un des auteurs les plus emblématiques de sa contre-culture. 
La boucle est bouclée, James Hogue aussi, même si le mystère reste entier. Bien entendu d'autres courent encore dans la réalité - parmi la foule des inconnus que nous croisons chaque jour à ceux que nous sommes peut-être – comme dans la fiction - de Mr Ripley à Gatsby le magnifique en passant par Catch me if you can, ou encore Usual Suspects et, d'une certaine façon, Taxi Driver. Mais peu posent autant de questions que James Hogue, ce talentueux et énigmatique Replay qui rejoue constamment sa vie en fonction des mêmes éléments, comme s'il s'agissait de la mettre en balance, de savoir ce qu'elle vaut et ce qu'il peut en faire. Et peu font autant réfléchir que David Samuels, éthologue et sociologue à ses heures, menteur repenti et narrateur assumé, qui use de ses interlocuteurs comme d'autant de miroirs pour atteindre son sujet avant de se dévoiler à son tour avec un manque d'empathie qui fait froid dans le dos. Loin de vouloir venger les « animaux sociaux », ces braves gens qui n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux, Samuels refuse de jeter la première pierre à Hogue - « même s'il reste un enfoiré » - autrement que pour bâtir sa légende, faire du particulier un général, et de sa mythomanie une mythologie. 

« Le respect fidèle des faits dont se revendiquent de nombreux auteurs contredit le principe même de l'écriture, qui implique toujours une confrontation entre le vécu de l'un et l'interprétation de l'autre ». Là résident toute la richesse et la difficulté du journalisme narratif qui, par-delà le travail de fact checker, consiste à « clarifier les enjeux » et à se mettre dans la peau de l'autre même – et surtout – si c'est dangereux. Pourquoi James Hogue ment-il ? Que fuit-il ? Que poursuit-il ? Parce que ces questions qui font à leur façon écho à celles de Kant (Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? En quoi m'est-il permis d'espérer ?) sont au cœur de l'humaine condition, les réponses que les recherches de David Samuels corroborent, confirmées parfois par James Hogue en personne, dépassent l'imagination. D'ailleurs le livre n'est jamais aussi captivant – et il l'est, croyez-moi, et remarquablement bien écrit et mené avec ça – que quand ces deux-là, qui partagent entre autres choses le sens de l'humour, de la formule et de la répartie, échangent ou se rencontrent. Mais le réel, dans son entièreté, dans sa complexité, quel est-il ? David Samuel a son idée sur la question, qui n'est pas celle de Hogue, ni la mienne. Et la vôtre, quelle est-elle ? Pour le découvrir, il vous faut à votre tour, sans plus tarder et à tout prix, Mentir à perdre haleine.

 
La chronique, cette forme longue de la critique littéraire que j'affectionne et à laquelle je m'adonne ici, ayant ici pris ses aises plus encore qu'à l'accoutumée, je vous retrouve très vite au Grand Os avec Pablo Katchadjian qui, en compagnie de Guillaume Contré, se demande Quoi faire avant de dire Merci à ces Vies Parallèles qui s'étaient déjà illustrées avec Que faire de ce corps qui tombe. Et si tout cela vous paraît un peu obscur, c'est peut-être que vous avez pris trop de vacances, ou pas assez. En tous les cas vous êtes ici au bon moment et au bon endroit pour y remédier : à mi-chemin entre l'été et la rentrée. 

En attendant, pour aller plus loin, vous pouvez également consulter cet excellent article sur le journalisme narratif en France ou encore l'admirable chronique de Lou sur Une saison de coton de James Agee avant de regagner le sous-sol de l'Empire State Building avec Paris sur l'avenir de Nathaniel Rich.