jeudi 30 juin 2016

Il paraît que nous sommes en guerre, Pierre Terzian

Il paraît que nous sommes en guerre. Ici et là, tout le temps, de heurt en heurt, depuis avant, depuis toujours peut-être, sans même savoir pourquoi ni comment. A l'extérieur, à l'intérieur, de soi, des autres, du pays, du monde dit et dé civilisé, livré à la barbarie, il paraît aussi. Il paraît surtout sous la plume de Pierre Terzian, chez sun/sun, et ce depuis le joli mois de mai, sous la forme d'un texte en apparence lapidaire, simple, net et précis, dans lequel le doute est prescrit et qui heurte de plein fouet, pas forcément celui ou celle que l'on sait, pas nécessairement pour les raisons que l'on croit, à l'image de l'événement et à la manière d'une frappe chirurgicale de l'OTAN.


« A Montréal, le 1er décembre 2015 Messieurs, Ce Vendredi 13, vous m'avez touché en plein cœur. Je ne m'attendais pas à souffrir autant. Je ne me savais pas capable de souffrir autant (…) Je souffrais beaucoup, en temps normal, avant tout ça, mais pour des choses bénignes. La souffrance était diluée. Je ne me confrontais pas directement à elle. »

Dans la réalité, cela commence comme un film catastrophe dont l'horreur immédiate, scénarisée de longue date, ne serait qu'un élément et le prétexte, le ferment, d'une peur plus grande. Dans le texte, dans cette « Lettre aux “messieurs” du 13 novembre » (Sophie Joubert, L'Humanité, 9 juin 2016), Pierre Terzian s'adresse aux terroristes qui ont frappé Paris, le Bataclan, ses alentours et ceux du stade de France ce même jour. 

Sans recul, mais avec une certaine distance, comme en voix off, l'auteur demeure là où il est — un peu excentré, décentré, secoué par ce qu'il apprend de l'autre bout du monde — l'on est toujours à l'autre bout du monde lorsque l'on ne voit que via l'écran, quel qu'il soit, que l'on assiste en spectateur seulement — dresse d'outre-Atlantique l'état des lieux d'une confusion déjà présente, mais qui suinte désormais de cette plaie béante, ouverte par ricochet, dommage collatéral d'un monde séparé dont les images l'assaillent. 


« Je triais mes déchets. Je travaillais avec des adolescents en difficultés. Je m'étais mis à croire à la possibilité d'un monde réduit (…) Une petite cohérence, avec moi-même et ceux que j'aime. »

Du haut de ses 36 ans, d'une identité construite, intégrée, de ses passions et de ses passe-temps, de ses amours et de ses peurs, plus ou moins grégaires. Du haut, et du bas de tout ce qui se mêle, s'emmêle, se succède, sans mesure, sans échelle, sans degré vraiment. Pierre Terzian égraine à la manière d'un chapelet les croyances d'un monde tour à tour uni — ou bi — latéral, en un mot : divergent. Auquel il se refusait à penser — « J'ai inventé comme tout le monde ici de nombreux stratagèmes pour atténuer, dissimuler cette souffrance quotidienne » —  Auquel il ne croit plus. Auquel, peut-être, il n'a jamais cru. Où tout est consommé, consumé à petit feu. La rupture en premier lieu. Crise existentielle, prélude essentiel à une conscience vraie, directe, des mots et des choses. 

Agir local, penser global, tout ça, déjà et rien que ça. Un moindre mal, un refuge. En attendant la chute, le déluge programmé, le paradis perdu et retrouvé. Mais soudain, sans crier guerre : l'attentat. A l'impudeur des politiques et des médias, de l'événement qui brusquement se déversent sur la table, faire face, dont acte, par l'écrit. Pas de procès ici, de process, de procédure, de procédé. Mais user. A minima. D'une langue abusée pour faire passer. De vie à trépas. Toute possibilité de repli sur soi. Etre précis, risquer. Non le malentendu, mais le décalage. Non l'injustice, mais la justesse. Ne pas brandir cette fois la menace poétique. Mais dire la parole menacée, ici comme là-bas. Contre-feu, de tout bois, contre l'autodafé. Des interrogations contre l'interrogatoire. Ne pas juger, ne pas condamner. Répéter : ne pas. Avancer : pas à pas. Pour éviter, cette fois, tout malentendu, d'un côté comme de l'autre.


« Nous ne voulons pas être vous. Mais nous ne voulons pas être nous. Nous nous contestons. Nous détestons. Le saviez-vous ? Vous détestez-vous également ? Parfois ? Vous arrive-t-il de vous détester ? »

Nommer, faire apparaître, exister. Les liens plus que les divisions. Les tenants et aboutissants. Pas dans le détail (devil inside, comme en boîte, prêt à surgir à la moindre occasion). Pas dans la profusion, la confusion, le manichéisme et la diabolisation, la manipulation politico-géostratégico-logique que nous servent les spécialistes de la désinformation. Pas de complotisme pour autant. Convoquer les clichés pour en montrer l'absurdité. D'ici l'on a tout dit, écrit sur tout : les trafics d'influence, de finances, d'armes, de drogues, d'hommes, de femmes et d'enfants. Qui alimentent systématiquement toutes les guerres, multiples et délocalisées depuis au moins trois quarts de siècle — Le Viet-Nam, L'Iran, l'Irak, la Yougoslavie, le Kosovo, l'Afghanistan, la Syrie. Tout écrit et dit surtout. Tout et son contraire. Ce que l'on devrait, voudrait, pourrait faire. Liberté conditionnelle, conditionnée par les cris de la réaction. « Depuis ce Vendredi 13, c’en est devenu terrifiant. Tout le monde professe. » Et quand on croit avoir touché le fonds, l'on réalise en lisant les unes des journaux, en écoutant les politiques, que l'on a fait qu'effleurer ses relents nauséabonds.

Cette histoire d’État Islamique est une histoire de flous, de folie, de filous, de floutage — de gueule surtout. D'où. Le doute, symptôme, remède et maladie d'une société-industrie du spectacle qui s'y perd elle-même et que l'on retrouve partout. L'E.I. c'est le monstre, c'est à dire celui que l'on montre : l'hydre, la bête de l'apocalypse, le Sheitan. Mais c'est aussi l'innommé/able, l'inapproché/able, l'inimaginé/able, qui se cache derrière : le monstrueux qui en naît et que l'on tait. Ces « Fils de la mondialisation » nourris et conçus par les industriels, les politiques et les médias qu'ils alimentent. Des fils de pub eux-aussi qui, à l'origine, ne sont pas différent de nous, de ce que l'on nous fait, de ce que l'on entretient. De la détestation de soi, du nihilisme, maux et remèdes au nationalisme, de la haine de l'autre, de la fierté chauvine, de l'identité orpheline. Incarnation des extrêmes, du vice et du puritanisme réunis. Mauvaise foi et hypocrisie. Qui nous fait croire tout ce que l'on nous vend, nous veut, et refuser ce qui n'est pas nous. Comme si nous n'étions pas, pour le meilleur et pour le pire, construits par d'autres. Extrémisme partout, justice nulle part, sinon de classe, de race, de genre. Français, je vous ai compris, vous êtes dévots aussi. Tartufferie.


« Est-ce que tout va bien chez vous ?
Est-ce que vous croulez vous aussi sous les questions ? »


« On me dit que nous sommes en guerre. Vous et moi ? Le sommes-nous ? » Ici, chacun est renvoyé à lui-même. Nulle part de soi qui puisse échapper à l'interrogation. Nul autre pour s'y substituer. Nulle obligation non plus d'y répondre. Pas d'impératif moral, de direction de conscience. Pas d'analyse, de prise de position, de posture. Simplement, puisque l'on est entre gens intelligents, ouverts, de bonne volonté — ou prétendus tels, c'est ici la seule exigence —  à mesure que l'on avance, l'intelligible fait sens. Et écho, malgré le bruit des bottes, la douleur des coups, la pression du bâillon, à des réflexions sous-jacentes alors, mises en mots et en pratique actuellement : « Nous reprenons. La parole. A ceux qui nous l'avaient volée. » Et les réponses naissent au gré des questions posées. (A propos, Est-ce que Bernard Arnault va bien ? )

Ce qui surprend malgré soi dans ce petit livre saillant comme un promontoire, c'est son approche : directe. Son angle : aigu. Son point de vue : prémonitoire. Un dénuement certain : de la langue, de la forme. Une simplicité volontaire. Un certain désir d'abandon, de renoncer à voir le monde comme représentation. Un témoignage, en amont, de tout ce que l'on nous fait avaler depuis. De tout ce qui nous échappe au fond. Paroles de Pierre, angulaires, décalées, en escalier, qui tournent en boucle, détonnent plus qu'elles ne raisonnent. Poésie contemporaine d'un monde sans cesse répété pour mieux passer et trépasser. Obsession. Litanie. Poésie qui se sait, se suit, poursuit ce monde oppressif dans ses atermoiements, ses oublis, ses reniements, ses négations. Qui le harcèle de question, lui intime cette fois d'y répondre, l'assigne à cesser sinon. Et nous somme, un à un, d'y prêter attention.


« Je ne sais pas qui croire. Existez-vous ? Personne ne le sait. Ici, nous croyons aux marionnettes. »

Il paraît. Que nous sommes en guerre depuis le 13 novembre 2015. Que nous sommes tous américains depuis le 11 septembre 2001. Que nous sommes tous comme un. Etat d'exception qui devient, confirme, la règle. Un pour pour tous.tes., tous contraint. e. s. Il paraît. Que je suis Charlie, policier, juif, musulman, chrétien. Il paraît que je ne pense plus. Il paraît que je suis, point. Parle pour toi, parle pour lui. Ne m'appelez plus jamais Charlie. Nous ne sommes plus des enfants. Ses petits dessins ont fini de nous amuser. L'on en vient même à douter de son existence. Nous ne voulons plus être infantilisés, plus de Grand-Guignol en guise de gouvernement.

« Ici nous n'avons pas de véritable espace. Tout est quadrillé. »

D'état d'urgence en état d'urgence, de Patriot Act en loi sur le renseignement, hélicoptères, armes de guerre, multiplication et impunité des violences politiques et policières, l'on nous somme, nous nasse, nous guide « vers un cul-de-sac », un mur, un précipice. Qui pourrait encore savoir, comprendre, dire aujourd'hui ce qu'il en est là-bas. Quand on ne sait, ne comprend, ne peut dire ce qui se passe ici. Sous nos yeux, devant nos fenêtres, derrières nos écrans. Quand on voit bien, qu'en ce qui nous concerne, les politiques et médias locaux comme nationaux d'Occident mentent tout autant que ceux de l'Orient. Il est interdit d'écrire dans la marge, interdit d'afficher, de manifester, de sortir des écrans, des lignes de nos cahiers d'écolier. De lire entre les lignes, qui se réduisent sans cesse. De donner du sens, du volume, de penser en 3D (Désobéir Défendre Déserter).

Alors, quoi ?

« Pas d'espace pour le dire : Nous rêvons d'un sabotage. D'une fêlure. D'une anomalie. »


« Mener une guerre. Une belle. Réinventer. Le sens de nos vies. »

Il paraît que nous sommes en guerre est un très beau texte. Un manifeste qui n'attend qu'une large diffusion et traduction pour s'étendre et s'adresser pour de vrai à ceux auquel il prétend le faire. Qui en attendant a le mérite d'interroger ses concitoyens sur le bien-fondé des guerres et propos que l'on tient en leur nom. La lettre d'un homme moyen, commun, prisonnier de droit, otage de la loi dans son pays, de la foi de ses ennemis, et vice et versa. Condamné, abusé, objectivé, instrumentalisé, s'il n'avait la capacité de le dire, de le faire savoir et valoir par ce petit bouquin. D'un ménager de moins de cinquante ans, homme domestiqué du monde dit civilisé, poli, policé, policier, qui se décline à volonté comme représentation unique de la réalité. Ce qui ne va pas sans provocation, tout en posant les bonnes questions.

« Pourquoi taper si bas ? Pourquoi pas un peu plus haut ? Qui décide ça ? Vous décidez ça tous ensemble ? Ce soir on se fait un concert ? »

« Ne vous y méprenez pas, Messieurs, je ne suis pas la coalition. Je peux à peine pisser à plus d'un mètre. »


Par-delà l'égotisme et l'égocentrisme avoués, à demi pardonnables/és, de sa démarche, Pierre Terzian signe ainsi, avec passion et raison, un texte courageux. Parce qu'ils n'engagent que lui, son égoïsme est tout stirnien, sa mauvaise fois sartrienne, sa naïveté candide, qui lui permettent avec franchise de clamer ses peurs, son impuissance, son incompréhension. Et si, bien entendu, l'on ne se/je ne me retrouve pas dans tout, et parfois pas du tout, si certaines affirmations peuvent, selon les cas/lect.eurs.rices paraître très subjectives, d'autres pas assez engagées, certaines très personnelles, d'autres très générales, cette ambiguïté même renforce encore l'interrogation, et l'idée que le texte couvre l'ensemble de la question, explore toutes les pistes sans les creuser jamais, à travers toutes celles qu'il recouvre et invite à lire, à relire, à méditer.


« Nous sommes nombreux. Tristes, éperdument. Prêts. A autre chose. »

Depuis des semaines les sondages les plus réactionnaires, les referendums les plus tordus, les élections, votes les plus planifiés, abondent dans le sens que les personnes interrogées — ignorant la plupart du temps tout de la réalité des choses, ayant pour seul fondement celui qu'ils posent devant la télévision — les ONG, les Etats, conglomérats et leurs médias, avec les intérêts que l'on sait, veulent bien leur donner. Et ce n'est ni l'actuelle coupe mondiale et nationale de foot et de flashball ni le grand cirque électoral à venir qui risquent d'améliorer le sort fait aux mots, aux choses et surtout aux gens de ce monde.  

Il y a quelques mois encore. Au moment même où Pierre Terzian écrivait ces lignes. Le pays tout entier semblait destiné à voter pour l'extrême droite. Depuis, d'autres voix, d'autres mains, se sont élevées. Nées de la convergence des luttes. Qui s'inscrivent dans, écrivent, l'histoire. Qui font souffler un vent de liberté et apparaître quelques éclaircies là où l'horizon semblait bouché. Qui nous rappellent que la chienlit provient toujours en premier lieu des gouvernants. Et avec eux le temps des c(e) rises. Depuis, nombreux sont ceux et celles qui, frapp.é.e.s aveuglément ou à dessein, le plus souvent pour rien, se sont à leur tour radicalisé.e.s. Le cortège de tête grossit chaque jour un peu plus. Et, plus que jamais, tout le monde déteste la police. La lutte est belle, elle est commune. Et, malgré tous les efforts de la propagande officielle pour faire croire le contraire, elle a de beaux jours devant elle. En ces temps incertains, pour connaître la météo, le plus sûr est encore de sortir de chez soi.


Il a fallu que le soleil, disparu ici et là depuis quelques semaines déjà, réapparaisse deux fois. Deux fois et deux salons du livre pour évoquer ici ce livre découvert à ces occasions. Deux occupations et expulsions de la Maison du Peuple de Rennes à laquelle je n'ai pu le laisser. De nombreuses autres chroniques amorcées, entre les sorties et la rentrée annoncées, pour que celle-ci paraisse enfin. Des fois que vous seriez passé à côté de ce court — à peine plus long que cet article — mais nécessaire ouvrage.

Il paraît que nous sommes en guerre. Il paraît chez sun/sun et dans quelques librairies dont vous pouvez trouver la liste ici, parmi lesquelles l'excellente librairie Charybde où j'ai pu me le procurer. Il s'agit de la sixième parution de sun/sun, label né il y a un an de la rencontre entre Sophie Duc, Angélique Joyau et Céline Pévrier et de l'aventure initiée en 2012 avec Le Chant du Monstre (voir Le grand entretien de Diacritik).

Pour cette première édition, cet ouvrage est autodiffusé. En trois semaines les quelque deux cents exemplaires de la première édition se sont déjà vendus. Il vient d'être réimprimé, vous pouvez vous le procurer sur le site du label.


« sun/sun est un label polymorphe : éditeur de livres, créateurs d’objets, organisateur d’événements… le champ de ses actions est large et volontairement ouvert : sun/sun veut allier le fond et la forme et faire advenir le sens »

Du 5 au 8 juillet Vous pouvez retrouver sun/sun dans le cadre du festival < PAUSE > : Bar éphémère, discussions libres autour de sujets divers, c'est aussi un espace pour questionner l'image par le son : siestes sonores, capsules audio, SAAB d'écoute, lectures électriques, dispositifs d'écoute. Rien à voir, tout à écouter ! A découvrir ici et là.