lundi 28 novembre 2016

Conjurations contre la vie, Mon cerveau est une rose, Leopoldo María Panero

Deux livres blancs, d'un blanc comme cassé, jauni par la fumée ou par le temps. Où se distingue l'ivoire sous l'écru, l'histoire sous l'écrit. Volumes pleins, volumes entiers, toujours plus conséquents. Briques d'un chemin qui mène à Leopoldo María Panero, magicien-dose dont la drogue véritable se transmute, se transmet, par l'écrit. Fable fiable et vérifiable autant que puisse l'être le fou. Qui s'écrit, se livre, s'inscrit tant et par-delà bien et mal, dans une œuvre totale.


Après Ainsi fut fondé Carnaby Street puis Bonne nouvelle du désastre et Alcools, voici, parus en septembre 2016 aux Editions fissile, Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose, recueils de poésies et d'essais, à la fois prophéties et témoignages, d'une vie et d'une œuvre dont le sens apparaît plus clairement au fur et à mesure des publications.

Conjurations contre la vie (Poésie 2005-2010)

Conjurations contre la vie, traduit par Cédric Demangeot, Rafael Garido et Victor Martinez, est l'« Aboutissement d'un long travail collectif de traduction » entamé par les précédents qui rassemble, dans l'ordre chronologique d'écriture, douze recueils dans leur version intégrale. Une traduction et une édition qui rendent hommage à plus d'un titre - linguistiques et politiques - exposés dans le Liminaire de Victor Martinez - à Leopoldo María Panero.

« Oh lumière parfaite de l'ombre 
me voici à nouveau adorant la nuit 
et je dis à Novalis mon adresse et mon téléphone 
et qu'il m'appelle demain 
a six heures 
qui est le sixième sephiroth 
la pitié de Dieu 
pour ce qui fut un homme. »

Poèmes de la folie. Plus linéaires et plus filés. Qui se construisent, s'énoncent plus qu'ils ne s'annoncent, rebondissent par mots clés, poussés par un vent contraire à celui de Ramón Sender avant de retomber en spirale et de s'étendre avec le lecteur,  gisant cénesthésiée aux membres marbrés qui, désorienté, encore ivre de poésie, ne sait s'il continue de tourner sur lui-même ou si l'auteur a simplement changé les meubles de place. La page et le vent, les écrits qui restent — Confer idem et ibidem. L'hyper-inter-intra-textualité débridée. Et puis le bad trip et la danse des sabres. Le réveil, la gueule de bois, la douche froide dans l'aube roide de l'asile. Avec en sus, pour Deuxième tétrastrophe monorime à la Satie, la ruine, le sperme et l'urine. Et, pour tout refuge, le word porn et la pop culture. Retour à Carnaby. Clin d'œil à la Beat generation — QUI (Wö).

Ecriture libre et automatique, à répétition. En rafale. Le vent et la page, de nouveau. La nécessité de donner du sens. Commentaires de dessins, comme autant de tests de Rorschach — Un homme dit à la vie je sais seulement dessiner des bonhommes. Interprétation des signes, divination et numérologie. Dialogue, dualité qui induit. Le mouvement perpétuel des mots - Schizophréniques -  du maudit. Des mots de l'anglais, des mots du levant. Bribes de sagesse comme d'orient, de celles importées, mystère chrétien, mystères antiques - Steiner Dixit - Eleusis et gnothi sauton. Blake, Stindberg, Mallarmé, ponctuation obsédante, le début et la fin, la rédemption et la consolation — « Mallarmé, mon seul ange. » Et Ezra Pound, sorry. Ezra Pound, really? Ezra Pound, comme une litanie. Ezra Pound comme une aporie. 
  
« Comme dernière volonté je veux un poème Qui sauve le monde 
Qui sauve le monde du désir de détruire le monde. »

Nouvelles élégies, égéries, Eliot sans cesse et Bérénice, de nouveau. Et encore, et aussi : Yemaha, Odin, Satan et Jésus-Christ. L'éléphant, le rossignol et le cerf atroce de la folie. La pluie, les fleurs et le fumier. Le rite et la rose. La prière et les pleurs de Leopoldo María Panero. Qui se cite, signe et se signe. Qui prophétise, stigmatise, maudit. Moulin à prières, à vent. Le front comme la tête, l'épée au-dessus et, en dedans, le mystère de la dent. La majesté de la page — « seule la page ne sanglote pas » — son courage, sa folie, l'audace de se mettre au monde via l'écrit. La blancheur de la page, du sperme et de la folie, de la conception à partir de l'immaculée. En corollaire : « Le terrible moment de n'avoir plus rien à penser » (Tris repetita, Omnes vulnerant, ultima necat).

Citations à tire larigot. Comme des notes, des mots. Comme l'on joue, interprète, détourne le sens et l'attention. Les mots pour dire la douleur et le suicide — seppuku. Avec cette vision terrible de la vie, désespérée et solitaire — « Je m'observe moi-même dans le visage de la bise et je vois seulement le vent, partout le vent. » Bûcher des vanités d'un poète piégé, tiraillé entre une écriture et une vie dont les conditions se nient l'une et l'autre, s'offrent et se refusent. A lui, désormais perdu - langue pendue, un peu haut un peu court, jeune homme - pour le monde et la société. Suicidé - trop tôt ou trop tard, trop taré en somme pour dormir ou demeurer, éveillé, ivre de mot et de manque, roulé dans la fange, le fumier : comme l'on apprend sur le tard, sans fard, à vivre en mourant - comme le Van Gogh d'Artaud.


« La seule révolution qui existe est la folie ». Et soudain, sans prévenir, Ma langue tue. L'impuissance du poète à ne rien dire, sinon l'impuissance. Ecrire comme cracher. Avec en exergue la conclusion du Tractatus philosophicus, histoire de tauto et rire du dément, du Golem, ou tout comme. D'un homme qui. Adresse, après quelques Rituels sioux, une Lettre au père qui. Approximations, citations de tête, d'un homme privé de livres — « Une génération ivre et stupide se rit de nous et des livres des bibliothèques ». Incantation, décantation, declamatio, disputatio et figures de style - métaphore, métonymie, synecdote, allitération - maladies en rien panériennes. En guise de remède, quelques Pages d'excréments puis ces Conjurations contre la vie, qui sont comme le Tombeau de Leopoldo María Panero par et pour lui-même. Tant l'on est jamais si bien servi.

Leopoldo María Panero. Qui, touchant et tragique, se conçoit comme Golem. Qui s'explique, renonce, renie. Qui se raconte, début et feint, Abel et Caïn à la fois. Qui décrit, décrie, et dit encore cela : « L'homme est un animal à qui seul le mythe donne le nom d'homme ». Qui revient aux et sur ses Asiles de fou. Qui clame haut et fort — « le fou qui entre ici en parlant de la vierge finit par ne plus rien dire du tout. » Qui prédit avec Blake que : par-delà le mal dit et le mal-être que serait la folie, se trouve une sagesse inédite. Qui évite le fantôme d'Althusser. Qui pointe la responsabilité de l'asile comme Fabrique de la folie. Comme Mesrine, les quartiers de haute-sécurité. Comme la charité, l'hôpital. A raison et en connaissance de cause. En pleine dépossession de ses moyens et possession de son esprit.


« A nouveau mes dents tomberont dans une détonation La détonation de l'électrochoc dans l'ombre ». Violence du réalisme échappé du symbole. Besoin, nécessité de revenir à la fonction apotropaïque, prophylactique de l'allégorie. Au bestiaire panérien. Antéchrist : réalité intérieure, chronique, d'un futur révolu. Poète : réalité du rêve, prescience de la mémoire. Panero : tel qu'il fut pour l'autrui spécialiste, psychiatre ou journaliste — « Je rêve aussi que je suis psychiatre, médecin bizarre, et les larmes répondent à mon effort. » Leopoldo María Panero, qui tombe le masque qu'il n'a jamais eu — Ecce homo, Adamo me fecit. Qui dit encore, simplement, humblement : « je vis dans un asile de fou, si j'en sors les hommes me mordent ; je peux dire de moi que j'aime Beckett, et une page de Borges, auteur dont j'ignore s'il est ressuscité ou interné. »

« Qui ai-je été ? J'interroge le garçon de café. Qui est cette ombre qui feint d'écrire ? » Il y a quelque chose de la prémédic/tation et de la prémonition, de la détermination chez Panero. Dans ses thèmes, ses assertions, son expression. Qui se dessinent et s'affirment toujours plus résolument. Dans lesquels il cherche. Au mieux la vérité, s'il en est. Du moins une consolation, besoin irrassasiable. L'écrit comme une drogue, un vice, une maladie. Comme le cerf de la folie qui traverse la page. Face à lui, à nous, à moi. Souvenir d'avant l'âge du faire et de la geste. D'un médecin fou : les artistes sont des malades. D'un ouvrage de psychiatrie lu à la laverie : nettoyage à sec des génies. Des roulements de tambour, des bruits de bottes : la marche des porcs, talon après talon — « Je me souviens qu'une fois j'ai eu des yeux et que je regardais avec dégout le mouvement. » Détournement. Des yeux, des citations  —  « le langage est un système de citations » Borges l'a dit, sans savoir à qui.  

 
« Le mot mot ne veut rien dire » - Le mômo. 

Il y a encore ce beau texte sur Noël, boule à neige que l'on secoue en scandant — « Noël, Noël, doux Noël. Noël, blanc Noël ». Noël panérien, beau et cru et cruel qui heurte et brise le plafond de verre et les parois, traque et révèle la vraie nature du père. Noël panérien, en somme. En somme encore, une et dernière, cette Sphère. « L'important est de savoir conclure », les plaisanteries les plus courtes, disait ma grand-mère. La sphère dans la sphère — « J'invente des histoires drôles pour me faire rire moi-même. » Dernier aveu, dernier inventaire. Et puis se taire. Se terrer de terreur, atterré déjà d'avoir épuisé, éclusé, le chant de l'impossible clameur. De s'être joué de soi plus qu'à son tour sans être dupe. A rêver au retour. Des dieux. A porter aux nuées la salve, le festin nu. A charrier Charon. A tenter encore une in-flexion. Une Réflexion. 

  Mon cerveau est une rose & autres essais (1975-1997)

Fils et droguet, frange et semence, biais et résilience : le vocabulaire du tapissier siérait à souhait à qui voudrait caractériser Panero et ses poèmes — lames dans le métier de basse lice. Jusqu'ici l'on n'apercevait que les fils au revers, l'écheveau. Avec Mon cerveau est une rose & autres essais apparaît l'âme et l'armure qui, de boucle en boucle ont tissé ce brocart de pensée dans le droit fil des publications précédentes, parfois contemporaines. Où l'on retrouve les thèmes dévidés ici tramés comme la Tapisserie de l'Apocalypse. « Compilation d'articles, essais et conférences publiés par Leopoldo María Panero des années 70 aux années 90 », traduit et postfacé par Victor Martinez seul, qui avait déjà co-œuvré aux Conjurations et à Carnaby, Mon cerveau est une rose & autres essais, comprend Avertissement aux civilisés (1980 — 1986), Mon cerveau est une rose (1987-1997) et un Appendice, Prologue de Mathématique démente (1975) qui, seul, est écrit hors l'asile.

« Ce n'est pas de la rhétorique, 
c'est à prendre au pied de la lettre 
— littéralement et dans tous les sens. »

Avertissement aux civilisés, de l'isolé aux isolants, sur ce que sont. Le désir de révolution : un carnaval des fous. La psychiatrie :  un sacrifice rituel. La paranoïa, la psychanalyse et l'art : donner du sens à ce qui n'en a pas. L'homo normalis : un objet. La succession des thèmes et leur valence qui révèle. Un instantané de l'homme, sa lucidité entière, la pénétration de sa pensée, la clarté de ses propos qui contraste. Complète, la figure, le portrait du jeune homme en artiste, homme total - « surhomme oui, mais pas extra-homme » - alter ego et idéal de Bonne nouvelle du désastre. Ici plus question de saouleries, de vision, de légende épique autrement que pour éclairer leurs rouages. Et découvrir, derrière le rideau, un Panero - vie et œuvre, et pensée surtout - vif et précis et, à son corps défendant, philosophique - dans un exercice de vérité troublant.


Mon cerveau est une rose, recueil dans le recueil, divisé en quatre hémisphères : Identité, Drogue, terreur, LSD. Drogue contre drogue, livre contre live, le combat, voyage initiatique, entreprit par Panero nécessite un guide, une discipline : Il faut pratiquer la poésie. Faire corps avec elle. Abolir toutes les frontières. En finir avec la séparation. Ennemi implacable de la psychocratie et de sa guerre contre le noir, le juif, le fou, Panero nous offre dans ces « articles, essais et conférences » une leçon magistrale, subversive et passionnante, qui bouscule - sans les habituels ménagements et aménagements de l'exposé, ni prendre de ces raccourcis qui nuiraient à sa démonstration - la normalité et l'institution qu'il entend confondre. Le langage, ici, est celui de l'autorité, ses références, les siennes. Lorsque, soudain, surgit la poésie, la poétique, la — POIESIS.
 
« Brisez donc tous les livres, ou lisez-les enfin. 
Placez le sens en son lieu, dans le présent 
ou dans ce que nous nommons, étant donné sa misère, la vie : 
il n'y a pas d'autre révolution. »

Découvrir la chose en soi. Détruire la réalité. Faire parler les pierres, l'événement pur. Distinguer le singulier de l'attendu, l'inattendu de la causalité. Par le détournement et la répétition, l'alchimie, la télépathie, la Kabbale. Par une vision magique qui, contre toute attente, renforce la cohérence des propos et offre dans le même temps une nouvelle taxinomie des rapports sociaux. En sciences sociales, comme en littérature, la culture de Panero est aussi large que varié, sa capacité à lier ces connaissances redoutable, et ses références désormais explicites - d'Artaud à Nietzsche en passant par Lacan. Ainsi paré, aguerri par son expérience, avec la même force démonstrative qu'Alain dans Les dieux, il mène une lutte sans merci.


Contre la pseudo-morale, artificielle et opportuniste. Qui sert d'assise à la bourgeoisie. Qui exerce un « contrôle social de la perception aussi monolithique et nazi ». Qui ne tient pas debout, s'appuie sur ses bras armés que sont la police et la psychiatrie, seule véritable maladie cause de tous les troubles. Contre la vie déjà, le poète crie, écrit, prescrit. « Je ne bois pas (la vérité est que je ne bois pas) » dit Panero dans Le vin et le haschich. Alors, quoi ? Toute la pharmacopée disponible sur ordonnance. Tout sauf ce qu'il désirerait. Drogué malgré lui, Leopoldo María Panero, qui ne peut s'anéantir - ni pour se détruire tout à fait ni pour se libérer totalement - se livre à travers tous les recueils de cet ouvrage à une démonstration de force qui contredit le diagnostic médical de la folie, mais conforte la puissance créatrice de celle-ci.

« Et le fou erre, mais ne ment pas et mon cerveau est une rose.» Qui dialogue avec ses compagnons de misère : Artaud, Nietzsche et Hölderlin, mais aussi Wittgenstein, Reich, Deleuze, Bataille, Debord et Blanchot. Qui explore la géométrie non-euclidienne, les univers parallèles et l'anti-matière. Qui interroge l'existence de Dieu et « la voie du premier Marx ». Qui élabore la sainte trinité panérienne du rapport au corps, à l'obscène, à l'enfance sous l'angle du bouc émissaire, du maudit et de l'excrément. Toute une cosmogonie en somme qui tourne autour d'« une révolution de la perception » et se dresse. Contre la critique comme rite — funéraire et industriel, donc mortifère. Contre la traduction servile. Et pour la création — version et per-version.
 

Toutes choses mises en théorie et pratique, déjà, dans cette troisième partie en forme d'Appendice intitulée Prologue de Mathématique démente, datant de 1975, mais fort justement placée à la fin de cette édition, étude de cas qui gravite autour de l'œuvre de Lewis Carroll à grand renfort de démonstrations, de détours et détournements d'affluents – « les verba ficti que sont alors tous les mots ». Toutes choses qui forment, refusent, introduisent et appellent à la fois — à la suite de Victor Martinez dans sa Notice du traducteur qui conclue ce volume — une herméneutique de l'œuvre hérétique et hermétique de Leopoldo María Panero.


Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Conjurations contre la vie et de Mon cerveau est une rose © Leopoldo María Panero,  fissile 2016. Videos : Quelque chose qui va et qui va © Christophe Tarkos, Compagnie du Si et Trio d'en bas et Un Día con Leopoldo María Panero, de Jacobo Beut, avec Carlos Ann et Enrique Bunbury, 2005.

Remerciements à Cédric Demangeot, à Aurelio Diaz Ronda, à Victor Martinez, à Rafael Garido, à Andy Sénégas, aux éditions fissile, aux éditions Le Grand Os, à tous ceux qui s'associent et se consacrent à ce remarquable travail de traduction, d'édition, de diffusion - et à qui je dois et dédie la découverte et cette immersion dans - de et autour de l'oeuvre vaste et dense de Leopoldo María Panero.

mercredi 16 novembre 2016

Bonne nouvelle du désastre et Alcools, Leopoldo María Panero

Un petit livre rouge ouvert sur l'inconscient, épais et conséquent. Une plaquette, comme jaunie, légère et fatale comme un coma éthylique. Qui accrochent la lumière, le lecteur qui y pénètre. Qui rejettent, visqueux, celui qui seulement les feuillettent.


Bonne nouvelle du désastre et Alcools : telle est la vie rêvée et avérée de Leopoldo María Panero, aperçue avec Ainsi fut fondé Carnaby Street, écrit et paru dès 1970, mais traduit et publié pour la première fois en français en 2015 au Grand Os. Tels sont également les titres des deux ouvrages traduits et parus à leur tour respectivement aux printemps 2013 et 2014 aux Editions fissile, qui inaugurent et poursuivent à la fois l'édition des œuvres complètes du poète. Une œuvre et une maison remarquables par la qualité de ces publications.

Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004)

Traduit de l'espagnol par Victor Martinez — qui avait déjà cotraduit Ainsi fut fondé Carnaby Street avec Aurelio Diaz Ronda — et Cédric Demangeot, Bonne nouvelle du désastre & autres poèmes (1980-2004) comprend, comme le dévoile plus amplement les Notes de ce dernier sur la présente édition, une première et précieuse anthologie en neuf séquences intitulées Tout ce qui est léger doit tomber (1980-1998) suivie de « quatre livres importants Leopoldo María Panero publiés au début des années 2000, et tous donnés ici dans leur version intégrale » : Aigle contre l'homme, Poèmes pour un suicidement, Bonne nouvelle du désastre, Danse de la mort et Schizophréniques.

(« Et après je vais pleurer, sur la fenêtre,
devant les inconnus, et
je vais faire beaucoup de bruit. »)

Tout ce qui est léger doit tomber, à commencer par. Autour du poème, le seul en français dans le texte, qui introduit cet autre composé de tous les autres, comme autant d'hommages et d'adieux à l'enfance, d'anamnèses et de désespérances. Drôle de vie et mort de Leopoldo María Panero, mises en scène par lui-même ou. Par l'un de ses doubles, imposteur, hétéronyme égaré, doppelgänger, meurtrier. Suivent les Crapauds, avec cette bonhomie que l'on retrouve dans Le Voyage d'Ana Tot. Et après eux le déluge, la bave, l'excrément, avec le festin nu de l'Héroïne. Le cerf, la rose et le poème aussi. Le Peter Pan de Carnaby. En filigrane, Artaud, Luis Buñuel et Salvador Dalí. Sur le papier, Ezra Pound, Hölderlin et puis Scardanelli. Soit : Fous, camarades d'asile, doubles, imposteurs, hétéronymes, etc. Avec l'alcool, déjà, pour seule compagnie. Et encore la pluie. Il y a les Poèmes de la vieille, le pet, le cul, le dégoût et le refus, de la déliquescence de l'âme et de l'esprit lorsque vient la cinquantaine pour lui.

Aigle contre l'homme. Par formes anciennes, vents et vers, Raimbaut d'Orange, et cerf et bleu et rien. Ritournelle de la fin, désolations, monotonie des paysages dévastés de la vie. Mystères cependant, mais déjà : Poèmes pour un suicidement. Et de nouveau crapauds et vers et serpent, les saisons de la vie et la mort de l'auteur — « il y a un seul héros, c'est la page » — par évitement. En somme, enfin : Bonne nouvelle du désastre. Ellipses, reprises, répétitions. De celles que l'on retrouve chez Marie Cosnay, chez Paul Valéry — « La mer, la mer, toujours recommencée. » Us et abus de stupéfiants tropes. Mises en abyme, détournements. Fleur et mort et jaune et Christ. Mallarmé contre la vie. Déclinaisons : chaque mot comme un personnage. Qui son rôle qui sa place qui sa couleur qui sa fonction. Comme une allégorie. Et soudain, seul mot méritant une note de Panero dans l'intégralité du recueil : Muspilli.


« Donner un sens plus pur aux mots de la tribu » — tribut payé par Panero — sortilège bu — qui redéfinit les fonctions et attributs des symboles — dans le flot sans honneur de quelque noir mélange sur le Tombeau d'Edgar Allan Poe. Mots fous d'un fou de mots, démiurge, maudit ou. Plagiat de moi-même, presque pastiche, poème dans le poème, déridé, qui se malmène, et Neruda par la même occasion. Ou cet autre, A la manière de moi-même, ou imitation de Panero. Quand soudain « le tremblement des mots », comme un promontoire. Là où le mythe et le verbe se rejoignent et se créent — en secret. Chants de Mal[o]dor(or). Dénigrement ou mystique du saint excrément, de l'exécration. Pour en finir avec. Le jugement de Dieu (lien), avec. L'enclume et le marteau. Frapper fort avec. Non pour enfoncer au-delà, briser le corps, la croix et les clous d'un seul coup, d'un seul. Tenant.

Donner un sens. Autrement dit : Danse de la mort. Hymne, ode. A Tennyson, aux Sioux — pas aux apaches de Carnaby. A Arthur Llewelyn Jones, dit Arthur Machen, à Strindberg, à Leiris dans la geste et le mors — De la littérature considérée comme une tauromachie. Et les pages qui suivent, toute plus belles les unes que les autres, où apparaissent à l'encre sympathique l'obsédante douleur, la flèche dans le flanc de Panero, la vie contre la vie, et la mémoire, et le ressentiment -  « le cauchemar atroce de vivre, de vivre sans rêve, sans appui, à séduire tantôt Dieu, tantôt Cordélia ». Il y a une lumière chez Panero, dans les yeux de l'enfant divin, du puer. Ce pourquoi et cependant ce recueil, si ce n'est l'œuvre toute entière — est une longue plainte marquée de magnifiques coups de semonce. Un flingue chargé à blanc désespérément posé contre la tempe. Une terrible et entière Lettre au père — « Daddy, give me your hand. I am afraid. » La peur, la honte, l'impossible mort, l'improbable repos, et « l'horreur d'être toi ».


Dante et Kafka, Rimbaud et Verlaine, devenus frères d'a(r) mes, se mirent et s'éprouvent, s'épaulent et croisent le faire. L'être du Voyant — « Le désastre est une victoire de mon âme, écrire est ne pas être, face à l'épée cruelle du vent. » — Voyelles redéfinies aux couleurs de l'épouvante, de la haine, de la mort. De toutes les folies —Schizophréniques, ou La ballade de la lampe bleue. Incantations en hébreu, lyrics en anglais. Remake d'une vie où se côtoient, se tutoient, Lou Reed et Borgès. Et, si l'on se prend à fermer les yeux, d'autres poèmes s'impriment sur les paupières, que l'on cherchera en vain, errant entre les lignes comme dans les allées pendant qu'ici et là, des mots. Comme des notes, qui s'accordent en fonction des thèmes — Cerf-folie / rose-poème / bleu-terreur — reviennent, qui composent et continuent de jouer la mélodie du poème. Comme les teintes d'une même palette qui, mêlées, en composent, en appellent, de nouvelles et un tableau, amer et beau, toujours recommencé.

« Le poème est la seule hypothèse de mon existence la seule garantie de mon être : l'unique prière pour que le non-être ne soit pas identique à l'être. » Parfois, à lire une chronique, l'on croit avoir lu ce qu'elle aborde à peine ou approfondit par trop. A ce stade vous n'avez pas lu peut-être, ce pour quoi il faut lire, cette Bonne nouvelle du désastre. Où l'on comprend déjà pourquoi et comment Mon cerveau est une rose avant qu'il n'y revienne. Où l'on suit, où l'on voit. Ces points dans la typo, ronds et profonds. Comme les clous d'un ex-voto, d'une plaque funéraire. Comme une expiration, une inspiration. Comme ceux de Spoon River, que je n'ai remarqués que lorsqu'une strophe m'a rappelé un épitaphe de ce dernier. Que l'on retrouvera, et plus encore dans Conjurations contre la vie. La poésie de Panero est totale. Totale, elle doit être lue totalement. En boucle et à rebours, sans parvenir à distinguer le début de la fin.


Il y a le nom de Panero. Un nom qui domine les huit paragraphes de la préface de Cédric Demangeot — cotraducteur, éditeur de l'ouvrage et poète — dut-il pour cela procéder lui-même à une mise en page ET à une typo soulignant la liberté nécessaire, contagieuse & prophylactique, à l'approche de. Panero et de son œuvre. Une part de folie nécessaire à la création, et de création qui protège de la furie comme en témoigne la drôle et tragique quatrième de couverture qui donne la parole à. Roberto Bolaño. Il y a les mots de Panero. Et les mots de Demangeot sur les mots de Panero, justes, passionnés, poignants et beaux : « Son poème, le même sous toutes ses formes, avec un vocabulaire restreint à quelques centaines de mots peut-être, ceux des grandes obsessions increvables, avec un bestiaire d'Indien décimé et toute la bibliothèque de Babel sur le dos. »

Il y a les mots de Panero. Incarnés, dont la douceur de courbes n'existe que pour la douleur des angles, la mollesse plus que la fermeté des chairs, les muscles comme des os, secs et saillants, cassants et blessants comme du verre. Cassé, pilé, Panero ne plie pas. Jamais. En place de cela, de la posture et de l'imposture, il ressasse, clairement, à dessein. Scande, répète. Autant pour lui que pour nous. Leopoldo María Panero a trente-deux ans lorsqu'il rédige les premiers poèmes de ce recueil, cinquante-six lorsqu'il rédige les derniers, quasi le double, de sa vie. D'adulte, du moins. Dix de plus que lorsqu'il écrivit Así se fundó Carnaby Street. L'enfance est loin, qui demeure comme une blessure. Le lance, le tance, comme le membre fantôme d'une famille amputée. Il y a les maux de Panero. Leur marque sur le corps, la peau, sur les os. A l'instar d'Artaud.


Il y a le corps de Panero. Vécu comme celui d'Antonin dans la souffrance insensée. Corps im-pensé ni pensable, ressenti plus que de raison. Comme une trahison. llUne prisonll. Dont il s'agirait d'écarter les os qui lui servent de barreaux. D'écarteler. De cribler de flèches. De frapper la chair(e) — flesh. De faire sortir le péché — sin. De faire sans — sin. Insanité qu'il s'agit de. Répéter / Purger. Cul, excréments, pets. Aux hommes que l'on laisse. Comme morts, sans force, ni volonté, ni dignité. Hygiène de l'hashishin, statut de selles. De l'exilé, de l'interné, rendu à lui-même. Ecriture sans censure, viscérale, au sale sens du terme. A trop voir la figure du poète maudit, l'on en oublierait le corps encore vivant du poète — mort depuis, en 2014, et né à la postérité — s'il n'y avait ce corpus pour lui rendre hommage. Il y a la langue de Panero. L'espagnol, l'anglais, le français, le lycée italien. Il y a l'image et le regard de Panero, inoubliables.

Il y a El Desencantado, de ce film — pellicùla. Qui existe — ex-sistere. Dans lequel Panero, à 28 ans, en homme – monde et hors monde - chair et os et corps et voix - jeté hors, donc, de lui-même sur la pellicule, jetée elle-même dans le monde à l'instar de ces poèmes — se pose là. Dans la Fabrication de l'Apocalypse, dossier qui conclut ce riche recueil, Victor Martinez propose encore quelques passages transversaux et, surtout, retrace l'histoire familiale de Leopoldo María sur la base de ce film de Jaime Chávarri qui lui est consacré et dont il retranscrit les extraits les plus cathartiques. Ce film, qui constitue un poème – bave, crachat – en soi. Confession sans concession. Qui aborde sa tentative de suicide, son internement, son emprisonnement. Qui saborde son enfance son rapport à l'échec, aux institutions (scolaires, psychiatriques, toutes pénales), à l'umour comme arme, à l'alcoolisme comme drame, à la solitude. Qui tente de renouer les fils - Mon père, dit le frère. Notre père, reprend Leopoldo - de se faire à l'image du père reconstituée. Témoignage de la folie, du génie, de la démesure réunis, de la statue de l'écrivain, de sa mort, de son mystère rongé par les mythes.

Il y a une bonne nouvelle — au sens christique — dans le désastre. Qui est celle du désastre. Qui s'exprime par et dans. Son nom, son corps, sa langue, son image. Qui est celle de cette traduction remarquable, de cette édition, belle, rare, précieuse, teintée dans la masse d'un rouge — le seul dont celle-ci peut se parer sans rougir davantage. Un fissile fait missile au cœur du désastre plus général du monde, de l'existence humaine faite telle et donc fatale. Premier opus, premier obus, d'une œuvre, celle de Leopoldo María Panero. Née d'une guerre mondiale et d'une autre plus totale encore, « la guerre la plus inutile et la plus sanglante, la guerre pour être moi et pour laquelle il faudrait que l'autre n'existe pas. »  Une œuvre qui se fera plus réfléchie avec les années, comme un miroir qui, à force des bris se verrait enfin (re) constituée.

Alcools

Volume encore, fin comme du papier à cigarette - à peine une douzaine de pages -  moins rouge, mais non moins inflammable, voici Alcools, recueil monolithique et vaporeux à la fois traduit de l'espagnol par Cédric Demangeot et paru en mars 2014.
« Alcool que, par ailleurs, je ne bois pas
C'est le Coca-cola qui le remplace,
et la morsure de l'eau, son baiser sur mes lèvres. »

Tragos, titre original. Littéralement, volume, verre. De jaja, de cerveza, de vino. De tous types de boissons alcoolisées. Alcools, donc. Mais aussi Hirondelles — oiseaux vaporeux au large gosier, envolés d'un trait. L'on pense à Apollinaire, évidemment, Alcools déjà, et calligramme dans le sang — La colombe poignardée et le jet d'eau. Extrait distillé de La tempesta di Mare, tempête dans un verre d'eau lorsque les murs capitonnés, la camisole, l'isole. Traduction de traduction. Décryptage des sens et symboles, du signifié et du signifiant. De l'étiquette. Translittération du litron, avidité et vacuité. De l'écrivain réduit à sa plus simple expression, qui tourne à vide. De l'aruspice à moitié plein qui jauge le verre et parvient, à travers lui et malgré tout. A poser la question de l'identité, à interroger le sens de la vie. A convoquer les poètes défunts, à les renommer. A répéter sans fin, en déclinant, en détournant, le fantôme de Marx et de Jésus Christ, de Sartre et de Béatrice. A rappeler à ce nouveau panthéon qu'Así se fundó Carnaby Street.

« Le seul homme qui existe est un être misérable qui cache dans la syllabe du vent. »

Lowry et Bukowski, Bataille et Poe, Baudelaire et Dali, sont ici sur le même bateau, ivres de vin et de poésie. Laudanum et delirium, nommagite aigüe d'un homme hanté par les figures d'autorités qu'il refuse, mais dont il sait l'utilité en ces terres perdues — pour lui comme pour les autres, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'asile d'où il écrit. Réminiscence, oubli de — Mondes engloutis. Quand soudain, apparaissant en arrière-plan, en toile de fond, comme dans un tableau de Gustave Moreau : Mondragon. Mondragon, nom parmi les noms, asile déployant ses ailes dans l'esprit voulu dément du poète. Qui règne sur la vie et l'imagination. Qui incarne la bête, adorée et haïe, crainte et révérée, qui menace et qui protège. Mondragon, que Panero chevauche à tout crin, mais ne cite ici qu'une fois pour toutes. Là, pas de sol-meuble, pas de décorum auquel se rattacher. Et pourtant rien de sibyllin, jamais. Ni pour distinguer le bon vin de l'ivresse. L'alcool, seul, écrit, directement — dans la veine de Panero. Mais l'alcool lui-même parle de l'asile, et des raisons de l'asile.

« Ils ne veulent pas que je parle de la Mort.
Ils veulent seulement que je parle de l'alcool et d'amantes que je n'ai pas eues
(…) 
ils ne veulent pas que je parle de l'immondice, 
et c'est de la seule chose dont il faut parler. » 

Du traitement infligé à l'enfant puis à l'homme. Meurtri. Par le pater, alcoolique aussi, et la mère patrie, alcoolisée ou prostituée sous ses dehors pudibonds, comment expliquer sinon. La folie d'un monde régit par « la science infecte du garçon de café », magicien-dose, gardien du temple de la perdition. Panero qui noie le poisson, ne joue pas le jeu, ne répond pas, à la question — au sens espagnol du terme, de la Reconquista. Panero qu'il faut toujours s'attendre à attendre là où l'on ne s'attend pas à l'attendre. Qui montre du doigt Mondragon où le regard du lecteur s'abîme, quand c'est le doigt peut-être qu'il faudrait regarder, la main qui tremble, ou bien l'ensemble, tout un, au fond. Transferts, calques, transpositions, juxtaposition de mythologies parallèles ou perpendiculaires, ou contraires, dont le centre demeure — Panero. Qui se dessine, se destine au fil des volumes et que nous retrouverons prochainement avec Conjurations contre la vie et Mon cerveau est une rose & autres essais.

Texte et photos © Eric Darsan. Extraits et citations proviennent de Bonne nouvelle du désastre et d'Alcools © Leopoldo María Panero,  fissile 2013 et 2014.