lundi 25 février 2013

Trame d'enfance, Christa Wolf

« Christa Wolf n'a que seize ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au moment de l'exode en 1945, elle rencontre un homme qui a survécu aux camps, en fuite comme elle. Il porte un pyjama rayé, et constatant l'étonnement de la jeune fille, il lui demande: " Mais dans quel monde avez-vous vécu ?" C'est à cette question que l'écrivain tente de répondre dans Trame d'enfance. 

La documentation pure ou le récit qui, dans W ou le souvenir d’enfance de Perec, se substituent parfois à la mémoire ne sont ici, à eux seuls, d’aucune utilité pour y répondre. Il s'agit cette fois de retourner tout à la fois aux endroits non seulement imaginaires mais surtout réels qui l’ont constitué. 

Accompagnée de son frère, de son mari ainsi que de l’une de ses filles, la narratrice se rend donc sur les lieux de son enfance plus de vingt-cinq ans près la fin de la guerre qui a vu la chute de l’Allemagne nazie pour tenter de comprendre ce qui s’est passé et l’enfant qu’elle a été.

Dès l’exergue le ton est donné, qui interroge l’histoire, le mimétisme, la communauté, l’identité mais aussi la conscience, le sentiment d’appartenance et celui de culpabilité : « Quiconque croit reconnaître des similitudes entre un personnage du récit et lui-même, ou une personne de sa connaissance, devrait réfléchir au curieux manque de singularité qui s’attache au comportement d’un grand nombre de nos contemporains. Il conviendrait d’en incriminer les circonstances en ceci qu’elles produisent des types de comportements reconnaissables ».

Sous la trompeuse apparence d’un discours moralisateur, celle qui figure parmi les plus grands écrivains allemands de sa génération se livre ainsi à un profond exercice d’introspection qui met en question tant la responsabilité de l’individu que celle de l’écrivain, et qui fait écho à la conférence du même nom prononcé par Sartre dès 1946. 

C’est l’utilisation de la première, seconde et troisième personne pour parler d’elle à différents stades de son évolution qui m’a permis, à l’instar de l’œuvre de Georges Perec, de découvrir cet ouvrage dans le cadre de recherches sur la narration. La difficulté et la nécessité de dire et d’écrire ce qui hante, l’impossibilité de se reconnaître dans ce que l’on a pu être, la question des mécanismes de la conscience et de l’inconscient, le rapport à l’autre, donnent à la mise en perspective de la vie particulière de cette enfant vouée aux jeunesses hitlérienne une portée psychologique et historique qui dépasse le cadre particulier qui l’a vu naître et en font là encore un excellent témoignage sur le travail de l’écrivain.

dimanche 17 février 2013

Ovni, Trondheim, Parme, Dreher

Ils sont trois à s’être adonnés aux joies de cet album : Lewis Trondheim au scénario, Fabrice Parme au dessin, et Véronique Dreher aux couleurs. C’est beaucoup pour une histoire qui ne semble au premier abord pas vouloir dire grand-chose, dont le dialogue est absent, et dont on ne sait que faire dans un premier temps, sinon l’aborder un peu à la manière d’un volume de la série Où est Charlie, en observant et en recherchant attentivement où peuvent bien être cet Ovni, ou plutôt ces Ovnis. Et c’est là que ça devient fou : car ils sont partout, en tous temps et tous lieux ! 

 Ainsi suivons-nous les péripéties de ces petits extra-terrestres bleus, de leur arrivée sur la planète du même nom à l’époque des dinosaures jusqu'à l’extinction de ceux-ci ; de leur rencontre avec les hommes de Cro-Magnon jusqu'à l'avènement des grandes civilisations, égyptienne, grecque et romaine ; des invasions barbares à la découverte des Amériques et de l’Asie en passant par l’île de Pâques ; du Proche-Orient aux temps moderne, au débarquement et à l’ère nucléaire, tant leur histoire est aussi la nôtre.


Tour à tour curieux ou effrayés, accourant ou fuyant, piétinés, dévorés, foudroyés, écrasés, noyés, détruits en somme, le plus souvent par maladresse, par mégarde, par ignorance, et parfois même par l'intelligence d'autrui (à l'occasion de cette scène où ils sont confrontés à l’allégorie de la caverne), ils deviennent les témoins privilégiés de la destinée humaine, au point de nous faire oublier la leur. D'où cette question qui reste en suspens tout au long de cette aventure : arrivés lors d’un crash, parviendront-ils à repartir ?

Pour tenter de répondre à cette question il suffit de faire preuve d'un tant soit peu d'attention pour s'apercevoir en suivant ces personnages qu’à chaque double page deux chemins au moins s’offrent à eux, l’un mettant à terme à leurs aventures, l’autre leur permettant simplement de poursuivre leur existence tumultueuse. Ainsi cette bande dessinée qui se déroule comme une frise chronologique d'une cinquantaine de pages, soit une fresque de près de dix mètres, tient-elle également du jeu de piste, du labyrinthe, et du livre dont vous êtes le héros.

Graphique et coloré, malin et amusant, jalonné de détails, bourré de références et de clins d’oeil aux mythes et légendes ainsi qu’aux personnalités qui ont marqué leur temps, cet Ovni qui porte bien son nom, somme toute très caractéristique de la collection Shampooing lancée par Lewis Trondheim aux éditions Delcourt ( « Ça lave la tête et ça fait des bulles. » ), constitue une manière plaisante d'enseigner quelques repères aux plus petits ainsi et offre un excellent divertissement aux plus grands.

samedi 9 février 2013

W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec

W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, est un récit qui commence sur une île. Qui rappelle L’Utopie de Thomas More ou le Neverland du Peter Pan de J.M.Barrie. Où les enfants perdus, d’abord laissés à eux-mêmes, deviennent ici les athlètes d’un idéal mis en lumière par Leni Rie­fens­tahl dans Olympia. Qui se termine à l'ombre d'une dystopie dont les conséquences évoquent bien davantage le Nuit et Brouillard d'Alain Resnais. Un drame dévoilé au gré d'une construction savante, difficile d'accès et plus encore à suivre, entre notes correctives et anecdotes anodines en apparence, mais essentiel pour comprendre la démarche de l’écriture autobiographique en général et celle de Perec en particulier ainsi que ses liens avec l'introspection et la psychanalyse, à l’instar de L’Age d’homme de Michel Leiris.


C’est en 1975, près de dix ans après Les Choses qui l’ont révélé, un an après l’adaptation par Bernard Queysanne d’Un homme qui dort (chronique et vidéos ici), et trois ans avant la consécration de La vie mode d’emploi, que Perec fait paraître ce W ou le souvenir d’enfance, que l'on retrouve aujourd'hui dans la collection Imaginaire de Gallimard, composé de deux récits alterné, très différents et cependant, ainsi qu’il le déclare lui-même, « inextricablement enchevêtré » comme nous allons le voir.

Le premier est constitué de l’histoire de Gaspard Winckler qui revient sur son passé sans parvenir à réunir ni preuve ni date, récit fragmentaire dans les faits, mais précis dans le dialogue qu’il entretient avec un mystérieux contact nommé Otto Apfelstahl qui le charge de retrouver celui dont, déserteur, il aurait usurpé l’identité et qui, en fuite ou abandonné, aurait survécu à un naufrage. Cette quête dont il se dit « témoin et non acteur » va alors le mener dans une seconde partie à révéler ce qu’il sait d’une île appelée W, prétendument fondée par un certain Wilson, constituée de Wasp, gouvernée par le Sport.


Une île où les règles seraient arbitraires, les affrontements entre individus ou villages sauvages, la et les disciplines strictes, les récompenses somptueuses, les punitions cruelles, la loi aussi implacable qu’imprévisible. Une société de maîtres et d’esclaves, inspirée des sociétés antiques et des méthodes concentrationnaires, illusoire, dérisoire, où l’effort de chacun ne sert qu’à les réduire tous et qui fait l'objet d'une description longue et précise qui tranche avec ce que le narrateur dit ignorer de sa propre identité. 

Le second se présente comme une enquête visant à reconstituer l'élaboration de ce récit, mais aussi des souvenirs de l'auteur lui-même à travers celui-ci. De cette mise en abîme qui commence avec l'affirmation d'une amnésie (« Je n'ai pas de souvenir d'enfance »), de l'histoire de celle-ci, de ses antécédents familiaux, du chemin entreprit pour recouvrer une mémoire occultée et révélée tout à la fois par la « grande histoire » et par le récit imaginé par l’enfant qu’il fut, va naître une anamnèse, mais aussi le constat d'un indicible. 


C'est d'abord en posant successivement les souvenirs et les photographies qui lui restent, en analysant leur construction, en tentant de délier le vrai du faux puis, dans une seconde partie, en tentant de relier ces éléments, de recréer les rapports qui auraient pu exister entre les actions, les lieux, les gens qu'il a connus, que l'auteur va réellement établir un édifice capable de rendre compte de cette mémoire et, à travers lui, bâtir une histoire où règne l'importance non du sens, mais des signes, des mots, des symboles, des détails.

L’ensemble, alterné, divisé en deux parties séparées par trois points de suspension, rassemble ainsi nombres d’éléments particuliers et à part entière qui ressurgissent sans cesse dans l’œuvre de Perec, parmi lesquels l'importance du classement, de la typographie, de la contrainte, du vrai, du faux, jusqu'au personnage même de Gaspard Winckler que nous retrouvons dans La vie mode d’emploi ou Le Condottière. Mais c’est surtout la perte et l'insécurité liées à la mort et à la déportation de ses parents qui transparaît tout du long, et notamment dans l'évocation du passage sur W d’enfants insouciants et libres à un âge adulte qui constituera leur réalité et leur apparaît d’abord comme un cauchemar inconcevable et incompréhensible avant de les condamner à un espoir trompeur et à un silence forcé. 

Photos extraites d'Olympia de Leni Rie­fens­tahl.