jeudi 13 juin 2019

L'odeur de chlore, Irma Pelatan

Le dépassement, l’orgueil & la honte. La découverte du corps, du sien & de l’autre. La différence, commune ou non, toujours sensible, mais jamais évidente. L’oubli et le (res)souvenir, l’oppression & l’expression de soi, en vas(qu)es communiquant(e)s. Avec, omniprésente, L’odeur de chlore, qui donne son titre à ce premier et très remarquable texte d’Irma Pelatan publié le 8 mars 2019 dans la collection La Sentinelle des éditions La Contre Allée. 



« J’ai beaucoup nagé dans mon enfance, tu sais, car le sport nous tenait lieu de culture, de loisir, de valeur, de lien ; tout ça, qui peinait à se dire autrement dans la famille, se sortait par le corps par un corps tenu, une vraie culture du corps affreusement mécaniciste ce culte de l’effort. »
 
La piscine Le Corbusier comme « gigantesque métaphore », fréquentée par l’héroïne entre ses 4 et ses 18 ans. Lieu du je qui tente de s’en libérer, plus que du jeu, sinon mortifère. Sa cosmogonie, son couloir courbe comme matrice, les forces chtoniennes que ses fondations abritent. La vitre (« le monde des habillés et le monde des dévêtus »), le rapport aux autres, à cet interlocut·eur/·rice omniscient ou bienveillant·e (« Il y avait la fatigue, tu sais ») qui peut-être soi(e), ou pas. L-a/-e t-/v-oile de fond, la con-f/t-usion surtout, les frictions entre l’espace et la personne : le collectif, le club, l’Hadès que l’on ne rencontre que lié au lieu, malgré et par-devers lui. Isotopies où se co(n)fondent fonder et se fondre. Un constat, une consternation, un saisissement qui s’éclairciront, au fil de l’eau et de la lecture, avec le ressac, l’émergence du souvenir.   

« Mon corps comme lieu, non c’est faux, mon corps comme personne, comme altérité dont je ne sais pas le début, mon corps comme mystère. Comment mon corps peut-il être mystère à moi-même ? »

À travers cette quête des origines, cette épopée qui n’est pas échappée, mais récit fondateur dont les chapitres s’ouvrent et se closent au rythme des paupières poumons bras et pieds – fondu au bleu, plongée contre-plongée – la narratrice donne à voir et à penser, à ressentir dans toute sa présence, prégnante et glissante à la fois, son devenir-(de )femme, non comme dessein, mais comme dasein, où le lac se fait piscine, bassin, sein, courbes. Une existence intérieure ronde, mais encadrée par les projets masculins étrange(r)s du père et de Le Corbusier (« Le Corbu, comme on disait. ») et leurs franges – la ligne droite, les baigneurs, le sifflet humiliant du maître nageur – qui donnent lieu et naissance, mais non(-)sens, à cette existence de « pantin ridicule » qu’elle ressent, supporte, en attendant de trouver la force ou la manière d’y échapper davantage.  

« Nous ressentions un tel mépris, tu sais, pour cet autre monde d’à côté, ce monde sans ordre, sans effort, pur plaisir instantané. » 

Un rapport (« un autre plaisir, tu sais, celui de la douleur, celui de la fatigue, celui d’un corps qu’on mène à bout. ») tout aussi, sinon plus, assujetti (« je veux parler de la violence de cette petite hiérarchie »). Aux hormones, au corps social, avec ses règles et ses frontières. A l’idéologie du dépassement de soi qu’elle évoque avec colère et ironie. A toute une mythologie qui rappelle l’île de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec. Au lien passéiste, atavique, avec la Résistance, sa remise de médaille très Noël de guerre (« C’était encore très proche, tout ça, cet ordre du monde. ») et, d’une idéologie l’autre, aux liens évidents – infantilisants, fascistes, virilistes, totalitaires – entre communismes d’état, nazisme, et de leurs opposants, pas exempts pour autant, sans parler de l’Eglise. En somme, entre patriarcat et sport dit de haut niveau. 

« Cette poignée de médailles, toute une vie dans l’eau, des heures d’efforts récompensés en fer blanc, en breloques au ruban bleu-blanc-rouge. » 

W, Le Pen, Christiane F., Q., M.X., noms, initiales, identités, rapports de classes, de races, de domination subis et reproduits, et avec eux les « fantasmes de drogues, de prostitution », cette « méchanceté si féminine » qui conditionnent les rapports sous l’angle du male gaze (regard masculin) et d’une culture pour ainsi dire masciste. La piscine, le chrono(s), l’enfance de l’art comme confinement, sas et ajournement de l’art enfant-in/-ant, poétique, féminin, méditerranéen et solaire, de la mer. En réaction, épidermique, en substance, surtout, l’empowerment d’un éternel féminin ressaisi, dégagé – comme la nage de la natation – de son instrumentalisation pour atteindre sa pleine présence et transcendance (« je veux parler du corps, de la mesure du corps (…) depuis toujours je laisse d’autres gouverner mon corps ») malgré l’étalonnage corbuséen — « Le corps de l’homme comme base standard, de la norme. »   

« L‘injonction demeure brûlante comme fer rougi. » 

« Et mon corps, toujours, déborde ». Déborder la contrainte faite au corps par le corps. Dériver, faire l’expérience de l’influence des lieux, tendre à une autre psychogéographie, à une « poétique de l‘eau ». En une vingtaine de courts chapitres, parcourus par le temps et l’espace comme autant de longueurs, Irma Pelatan explore de manière ample, mais précise, le rapport au corps, à la féminité dans la ligne d’Annie Ernaux (La femme gelée, Mémoire de filles) ou encore d’Amandine Dhée (La femme brouillon, quelques mots par ici) jusqu’à cette scène fantôm(atiqu)e qui la hante, s’inscrit en négatif, texte sous/dans le texte, typo autre, chapitre sans numéro, terrible et implacable, que l’on ne voit pas venir, que l’on subit – quand je dis on, je veux dire la petite fille/jeune femme qui en devient l’objet (check tes privilèges mon gars) – quand la violence et le mépris des mots deviennent horreur, (mé)fait, viol, voire inceste. Qui tétanise(nt). Malgré la redescente de l’épilogue, la cohé-sion/-rence (re)trouvée. Et l(‘)a()mer, toujours recommencée.  

« Je veux parler de la soumission, de l’acceptation d’un ordre du monde où il fallait s’efforcer, construire. »

Parler en corps. De la trahison de cet ordre, de ses mensonges et de la brutalité qui sont les siennes, qui lui permettent de se maintenir et de s’étendre (« On vit dans un faux récit et l’oubli est bien commode. On te dit « va à la piscine » et tu nages, tu es un bon usager, tu fais fonctionner la machine à habiter. Tu te soumets, tu construis, tu acceptes le récit qu’on te fait, cet ordre du monde. »). De l’expérience du choc et de la terreur devenus stratégie. Du danger familier, domestique tu. De la vie, de la liberté, du mouvement, toutes et tous mortifiées : toute une éducation à déconstruire ( par un difficile, mais nécessaire processus d’analyse et d’anamnèse, de recentrage et de retour à soi, auquel chacun, chacune, quel que soit son parcours, devrait se consacrer un tant soit peu, et réalisé ici) « pour désobéir ». Sortir du silence par la mer, la voix, l’écrit pour vivre sa vie. 

« La mer nous habitait et pas n’importe quelle mer. La méditerranée, évidemment.  
La puissante déesse, maternelle colérique, sans limite. L’intensité. La profondeur. Inabarcable. Je le dis avec ce mot de l’autre langue ce mot que j’ai appris cette façon de dire Liberté et cette façon de dire mer. »

C’est un texte magnifique, que « ce récit cette chronique, ce machin tant de fois suspendu » (écouter ce qu’en dit, et notamment du genre de la chronique, l’autrice sur RCF : https://rcf.fr/culture/irma-pelatan-et-yamina-benahmed-daho-14) ) qui s’impose peu à peu, tour à tour, doux comme l’eau, froid et acéré comme les carreaux du sol de la piscine, puissant et persistant comme l’odeur de chlore, décapant sans être caustique, impressionnant dans sa justesse, surprenant dans l’impression qu’il laisse et que l’on sent qu’il laissera. Dans l’envie de le relire, déjà.

Un très beau livre, bien plus édifiant que l’architecture totalitaire qui l’a vu et fait naître. Et, avec lui, l’écrivaine Irma Pelatan qui signe ce premier ouvrage sous les auspices attentifs au fond(s) et à la forme des éditions La Contre Allée. Sous (la) couverture, reflets du (pla)fond de la piscine, le plan de celle de Firminy-Vert qui ouvre le livre dès le rabat et, avant de le refermer, un colophon qui représente le Modulor, canon corbuséen, statuette d’« homme-le-bras-levé » que l’on imagine immerger en refermant l’ouvrage, comme une relique d’un passé dépassé ou pas, qu’importe au fond, mais qui ne fait pas le poids face à l’immensité de cette vie de femme et de cette mer qui le recouvrent.  


Note : Loin de la vision originelle née de son voyage en Grèce (« sa folle vision pour une petite ville minière d’après-guerre : un projet plein de soleil et de Péloponnèse » difficile à rapprocher de la réalité du paysage grec, si ce n’est du coupant des épineux), le projet utopiste et nomothétique de Le Corbusier, se révèle dans sa réalisation, dystopique par égo-centr-/is(th)me et manque d’empathie. Productivistes et utilitaristes, Le Corbusier et ses ouvrages ne tiennent ainsi absolument pas compte des désirs et besoins des usagers et usagères, allant jusqu’à créer des cuisines sur le modèle tayloriste pour (dé)former les ménagères à « la nouvelle civilisation machiniste ».          

Une pensée mécaniciste, fasciste et machiste soutenue par ces « machines à habiter » corbuséennes, privées ou publiques, personnelles ou monu(-)mentales, notable et heureusement mise à jour par l’historiographie contemporaine. Derrière un discours sur le bonheur et la liberté, toute cette architecture tente de mettre les corps au pas, rejoignant en cela les travaux d’ingénierie humaine de B.F. Skinner dans son Walden 2, allant même plus loin dans la coercition, quand Skinner prône bien plutôt un renforcement positif — l’acceptation en France des théories du premier et le rejet de celles du second relevant, comme la plupart du temps, davantage de raisons patriotiques qu’humanistes.