mercredi 26 octobre 2016

Spoon River, Edgar Lee Masters

Roman choral gothique au romantisme noir, chronique d'une Amérique qui soubresaute entre deux siècles, recueil poétique en vers libres, rongé par le chagrin du quotidien et secoué par le rire du tall tales, les larmes et l'écrit, ci-gît et surgit le précieux et foisonnant Spoon River d'Edgar Lee Masters, catalogue des chansons de la rivière traduit et poursuivi par le Général Instin - édition de Patrick Chatelier sur une idée de Benoît Vincent - paru aux éditions Le nouvel Attila en partenariat avec Remue.net.

A quelques jours d'Halloween et de la Toussaint, Spoon River est un bel ouvrage qui ne laisse pas de marbre, athanor et athanée qui invite à l'écriture et grave au fond de l'œil et de la mémoire les dernières images de morts et mortes. Ames en peine, esprits en devenir, persistance rétinienne. Ellipse. Typographie. Point.

« Après cela, ténèbres. » 


1 Que sera SRA

“When I was just a child in school I asked my teacher what should I try, Should I paint pictures, Should I sing songs, This was her wise reply: Que sera sera, What ever will be, will be.” (Jay Livingston [1915–2001] et Ray Evans [1915–2007] RIP).

Spoon
    River

Rivière de l'Illinois, USA, devenu village imaginaire dont témoigne le cimetière. Rivière cuillère. Où l'on pêche, où l'on mord. A l'appât, au hanneton. RAS quoi.  

Spoon
    River
        Anthology

Bûcher des vanités, caveau, mausolée. Tombeau pour 243 âmes et autant de poèmes dressés comme des stèles. Publiés en revue puis en recueil dès 1915. Epigrammes devenus épitaphes, éloges funèbres, apologétiques, dithyrambiques, panégyriques, devenus mots d'esprits assassins qui font le jeu de l'écrivain. Avertissement aux badauds, visiteurs, visiteuse, lecteur, lectrice, diseur et diseuse. « Toi qui entre ici abandonne tout espoir » d'y voir clair dans ces enfers intérieurs, souterrains.

Spoon
    River
        Anthology Autopsy
                    & Earth

Spoon River : catalogue des chansons de la rivière. « Tableau des passions et caractères » selon l'excellente préface de la présente édition parue le 17 juin 2016, soit un siècle plus tard, qui nous dévoile l'histoire - imaginée sans doute, mais dont la réalité n'en fait aucun - du livre, de sa traduction et de son édition. De sa découverte par un libraire parisien à l'iris noir, au goût certain, à l'instinct affûté, de la traduction réalisée par un général du même nom, GI, soldat français, poilu contemporain de la première publication. Instin de mort qui remue net dans cette danse macabre d'hommes et de femmes plus ou moins respectables qui se livrent à nous. 243 âmes et plus puisque affinités. 


« Remember me. » Ici la mort constitue un début et non une fin. La Colline a des yeux, qui veille sur les siens. Cimetière pour qui y repose, labyrinthe pour qui s'y aventure. Antre de la tyrannie des passions et pulsions. Des désirs, appétits qui tiraillent les entrailles. Plaintes, lamentations. Litanies, invocations. Esprits libérés ou chagrins, vengeurs, frappeurs ou frappés d'anathème. Jugements moraux, rancœurs, res-sentiment, haine de soi, des autres. Mé-/em-/pris(es), crimes passionnels. Eros et thanatos sont sur un bateau. Eros tombe à l'eau. La rivière comme une barrière. Qui sépare, qui réunit, travailleurs et profiteurs, penseurs et bons vivants.

« C'est la manière dont les gens voient le vol d'une pomme qui fait du gamin ce qu'il devient. » D'un côté le mal né, miséreux, inquiet, maudit par tous, malheureux au jeu comme en amour, malheureux toujours. Bouc émissaire, agneau voué au sacrifice, à la Géhenne — se tuer à la tâche, perdre sa vie à la gagner, la faillite et la peine. De l'autre, le nanti, hypocrite, faux dévot — morale puritaine qui fait passer le labeur des autres et l'âpreté leur, l'honneur du village avant le bonheur celui de ses habitants. Qui moquent la poésie, l'amour et la flânerie, honorent la science, la finance et l'industrie, favorisent l'injustice, la collusion, la corruption, le trafic de votes et d'indulgences. Tous, contraste aidant, faisant malgré eux la part belle aux femmes, aux poètes, aux esprits libérés.


Cela commence comme cela finit : tout un chacun meurt à la fin. On se le dit, on le devine parfois, mais on n'en est jamais certain. Avant d'y faire face, que la vie passe, trépasse, plus vite que notre ombre, dans notre dos. Encore peut-on parfois, comme ici, parler de ça, de soi. Etre et demeurer un peu pour tirer les leçons de son existence/sa révérence/les choses (sabre) au clair (Grant style) au regard de sa propre existence, de sa propre fonction. Qui avec humilité. Qui avec regret qui avec un orgueil inaltéré qui avec une vanité plus vivace que les plantes qu'ils nourrissent, saprophytes et adventices du septième jour. La plupart faisant amende honorable, se repentant après avoir été pendu, n'ayant plus rien à perdre ni à prouver. A défaut d'avoir pu. Dégainer le premier, devenir le franc-tireur le plus rapide, savoir se retourner pour ne pas se retrouver. Six pieds sous terre. A manger les pissenlits par la racine grecque ou latine.

Ici, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Mystères delphiques. Moires. Magie opératoire. Et les paroles des morts restent - in peace - comme les écrits des siècles passés, de l'étonnante culture des villageois, parfois naïfs, mais pour la plupart lettrés. Morts comme ils ont vécu, passés au crible de toutes les affres de la vie, violence, blessure, viol, accident, maladie, au cœur d'une époque et d'un pays toumentés. Emprein/unts de culture christique, mais aussi, plus étonnamment, classique, antique, orientale. Chrétiens, calvinistes pour la plupart, athées, hérétiques, mystiques. Croyant(s) au rachat, au déterminisme, à la prédestination, à l'enfer, au paradis, au Nirvana. Toutes confessions confondues, lues, entendues. Tous logés à la même enseigne, jamais sortis, pas même les pieds devant, de l'auberge, du village de Spoon River. Ici pas de vie après la mort, juste la mort après la vie.


Vous êtes ici. A Spoon River, le savoir est important. Le comprendre aussi. Au plus profond de soi. Suivre la rivière, son cours. Sentir la terre, son caractère. Qui donne son nom. Qui se transmet aux habitants. Ainsi Edgar Lee Master est-il demeuré attaché. A ses origines — fils d’avocat du Kansas et homme de loi de l'Illinois. A ses convictions — Lincoln qu'il dénonce comme pilleur, va-t-en-guerre et outil des banquiers (« les puissants venaient de Nouvelle-Angleterre, républicains, marchands banquiers » […]  « les pasteurs et les juges ! » […] « Un drapeau ! Un drapeau ! ») A ses inspirations — Whitman dont il est également biographe ; Shelley, Homère, Ovide, Shakespeare (la collection Othello !), mais aussi la Bhagavad-Gita. Héritier du nature writing et d'un panthéisme très contemporain. Toutes choses qui participent à cette fresque grandissante qui retrace et interroge l'histoire des Etats-Unis.

Œuvre dantesque, faustienne et mythologique inspirée par La Divine comédie. Qui expose l'extrême petitesse et l'infinie grandeur des hommes et des femmes. Livre de vie qui se tient comme l'on tient des comptes. Tableau à double entrée qui en dissimule de multiples. Biographie orale où les morts, se répondent, se répandent, en échos funèbres (par-)de(là) la tombe, suivent et se ressemblent parfois, qui peuvent en cacher d'autres encore. Vies croisées, trames qui se forment - « selon l'auteur lui-même, dix-neuf histoires sont distillées » - que lient, c'est selon, leurs conditions d'existence, un train, un rien.

 « Visiteur, le péché au-delà de tout péché
est la cécité des âmes envers les autres âmes. » (236 Jeremy Carlisle)

 2 Le fantôme dans la matrice

« J'ai insufflé certaines atmosphères à Spoon River 
qui sont ma véritable épitaphe, plus durable que la pierre. »

Procession de personnages. Héritiers et damnés de la terre. Procédé. Qui. Libère la créativité. Permet d'explorer. Toute la palette des pensées, émotions, sensations humaines. « souvenirs, désirs, rancœurs ». Toute la gamme des péchés. Il faut s'attacher à connaître chaque mort d'abord pour ce qu'il est, se garder d'être trop familier, d'errer d'une tombe à l'autre. A moins de vouloir s'y perdre tout à fait, ne plus parvenir à revenir sur nos pas, auprès de celui ou celle que l'on croyait connaître. Et cependant s'y risquer pour saisir de quoi il retourne. Suivre la « Spoon River Autopsy, Carte (incomplète) des lieux cités » et la « Spoon River Earth, Carte (incomplète) de la société du village Spoon River », drôles et merveilleux outils dressés par le Général Instin et imprimée en sus dos à dos. Aimer, jouer à. Se faire peur, rire parfois. Sombres humeurs, rumeurs et humour noir, comme un cri retentit dans la nuit « — Umour » !

Jeu. De société. De l'oie. De petits et grands chevaux. De plateau. Tout de go. La carte comme support, guide de survie en territoire zombie. Où l'on confond et se confond avec les morts et les vivants - Sans connaître rien sinon les mots du défunt, de la défunte – l'on sait comment on vit, jamais comment l'on meurt. Où l'on ne peut feindre ni se fondre. Où l'on est convié à se fendre — d'un mot : témoigner. Et rencontrer. Au gré du lancer de dés, l'une des treize catégories qui comprennent Les géants (les puissants), L’Église, Les politiques, Les juges et autres figures d'autorités, Les marginaux et les artistes. Nommément. Bibliquement. Avec tout ce que cela implique. Allez en prison. A la case départ. Ne touchez pas. Rendez-vous au juge de paix. Erreur de la banque en votre défaveur.

« J'ai remarqué que les gens s'en vont toujours par deux. » (154 Jeduthan Hawley)

Cela finit comme cela commence. A Spoon River. Avec ces Autres chants de la rivière dont le recueil glisse, s'échappe du SRA de W.F. pour mieux prolonger son existence et sa lecture. Petit théâtre des cruautés et vanités, petit laboratoire des poisons dans cette « boîte de Pétri plus grande nommée Terre » où l'on retrouve une trentaine de personnages secondaires et archétypes, Nig le chien et la fille Rhodes, la mère qui trahit, qui quitte le père, qui quitte la vie. La vie, parlons-en. Ici, à Spoon River, et ailleurs, et ici à nouveau. Ci-gît le corps, mais pas l'esprit et moins encore celui de Spoon River que l'on ne quitte jamais que pour, bon gré/an mal gré/an y revenir. Regrets éternels de celui qui fut et fuit (ttt), fut parti avant d'avoir compris — « va te faire écraser sur Broadway, on te réexpédiera à Spoon River » (130 Ralph Rhodes). Que celui qui a des ouïes écoute le chant de la rivière de la vie. Ici règne l'inachevé, le devenir, le dasein, l'étant-là, dans le même fleuve, dans son lit, pas sorti, dans de beaux draps.

« Combien de fois rivière, franchie puis à rebours, dans un sens, puis l'autre. Combien de fois barque chargée de mots ».

Soudain la Guerre, la Grande, depuis laquelle Hinstin a perdu son H. Chants du départ et du retour, « poèmes que le soldat traducteur a eu le temps d'écrire pour son projet (inabouti) sur les victimes de la guerre (1914-1918) ». Témoignages qui rendent compte, à travers la diversité des thèmes, styles, origines sociales et culturelles, de l'ampleur internationale du désastre, de l'effritement des racines, du déracinement. Rend justice et hommage aux laissés pour compte cités seulement par le manuscrit principal d'E.L.M. Ici les imprécations se font plus fortes, qui virent à l'insulte, tournent au pugilat, contre tout et tous, contre soi et tout contre la colline. Les passions plus troubles. Les regrets plus amers. Les remords plus mortels. Les mots plus abrupts. « L'enfer est pavé de désolation, d'interruptions... », de bonnes intentions, et de mauvaises aussi. Quant au paradis. Voix d'outre tome/monde. Où le mystère s'éclaircit des renvois – petit a petit b. Abattement, maladie, solitude, secrets emportés dans la tombe, piété filiale, pitié, mercy. Mais aussi résistance, courage, solidarité, révolte et espérance.

« Quel est le poids d'un corps face à un livre de voix mêlées. »

Epilogue. Où le corps mort de l'auteur, retrouvé en vie, se livre au nouvel Attila. Réincarnés pour la énième fois en ce qu'ils sont et font de mieux, c'est-à-dire en eux-mêmes. Entre la vieille Europe et le Nouveau Monde, entre surréalisme et surnaturel, héritier de Mesmer et contemporain de Cayce, Webster Ford, hétéronyme fantôme de l'auteur repris par Instin. Soldat inconnu, canal, channel, médium, spirite, intercesseur. Achérion, passeur de sens, de flow. Entité protéiforme et polymorphe, le Général Instin - projet interdisciplinaire et collectif apparu il y a vingt ans, que j'ai découvert il y a dix - est désormais légion, qui s'agrandit sans cesse, daemon formé ici par douze apôtres fondus en un (mais si) : François Athané, Sereine Berlottier, Nicole Caligaris, Patrick Chatelier, Antoine Dufeu, Dominique Dussidour, Mômô Basta, Pierre Ouellet, Eric Pessan, Cécile Portier, Lucie Taïeb, Benoit Vincent.

« Ils n'ont pas demandé : “ Quelle rivière ? ” Ils sont venus, les morts, un à un. » Et les vivants aussi. Hommage soit rendu à tous ceux-là pour ce merveilleux, passionnant et inspirant travail de création et d'édition.

Fabrizio de André, Non al denaro non all’amore né al cielo (1971)
Adaptation de Spoon River d'Edgar Lee Masters

3 Antonio Sapienza (contribution non numérotée, filée et apocryphe aux Autres chants de la rivière, traduction Eric Darsan)

« Rappelle-toi, ô mémoire de l'air,
je ne suis plus rien qu'un petit tas de poussière.
»

On dit - je les entends chuchoter au-dessus de ma tombe, et parfois le vent colporte leurs rumeurs - que je me serais égaré, ²retrouvé, réfugié là par erreur, que mon fantôme, sûrement, continue d'errer, de migrer. Qu'il vaut mieux (rayez les mentions inutiles) : m'ignorer, faire sang blanc, ne pas s'éterniser, déguerpir avant de donner corps à ma présence, de la sentir, de m'inhaler peut-être malencontreusement, tout vaporeux que je suis (présumé être). ²Retrouvé pourtant, vous noterez. Mais non. Pas ma patrie, ma terre, qu'ils disent qu'ils prétendent. Mais la terre n'a pas besoin des hommes pour déplacer les corps.

Corps céleste. Corps humain, chimique, mystique, céleste, de métier, d’État, d'armée, de logis (maréchal et tout ça). Corps qui définit et détermine la vie et la mort, dont on désigne le vivant et le mort. Corps social, cadavres ambulants, corps miséreux décatis aux yeux caves, corps gras des nantis bien portants leur carcasse pourrie de l'intérieur. « Corps comme le symbole dont use une société pour parler de ses fantasmes. » (Michel Bernard, Le Corps, 1974, p. 141). Le fantasme, autrement dit le fantôme. Pléon — /ecto —/plasme. Enveloppe. Enveloppe charnelle et de papier. Suaire marqué par la sueur. Semblable à celle qui contient le corps du texte, corpus consti-tué, et resti-tué, ressus-cité, de Spoon River.

Longtemps, et de bonne heure, j'ai parcouru le corpus de l'auteur — Edgar Lee Master, ou Instin (?). Jusqu'à m'y perdre, revenant, l'esprit errant d'un témoignage (testimony, testament) à l'autre. Jusqu'à me retrouver moi-même, comme les autres, sur la Colline. [Notez bien : sur et non pas sous — pas ²saoul comme ce satané 9 Chase Henry - les gens du coin ont raison de le dire, muets dans le fond comme les tombes auxquelles et d'après lesquels on — encore lui — les identifie. (²L'on m'opposera peut-être un erreur de traduction, une confusion due à l'homonymie, mais qui est on pour me le dire)].

Parfois les images s'imposent à moi, comme si je possédais la vue - don de double vue, berlue plutôt - ou bien plutôt qu'elle me possédait. Pauvre de moi, résidu d'une conscience collective, forme de cénesthésie, esprit dans un esprit, lémure qui se lamente, fantôme de fantôme fantoche qui perd le sens commun et la raison pratique, tire la couverture à lui, se retourne et s'en va. Quand soudain le bout du tunnel, à moins que ce ne soit celui du rouleau...

Ouija ! En vérité je vous le dit : je suis celui qui est, je suis celui qui vient, je suis

Antonio Sapienza

Bertolt Brecht & Kurt Weill - Alabama Song
“I tell you, I tell you, I tell you we must die.”

Pour aller plus loin :
Instin,
Instin au nouvel Attila, Instin, le feuilleton, sur Remue.net, Instin Textopoly 6 — le Cimetière
 
Dans le même ordre d'idées :
-James Agge, Une saison de coton, Bourgois, chronique sur Lou et les feuilles volantes.
-La moitié du fourbi, numéro 4 : Lieux artificiels, chronique par Lou pour UDL
-En ce moment la Librairie Charybde consacre également sa vitrine à la psychogéographie

On se retrouve très prochainement : 
-Ici pour de nouvelles chroniques mais aussi rubriques

-A la Librairie Charybde le jeudi 3 novembre à 19h30 où Lou et moi aurons le plaisir et l'honneur d'être libraires d'un soir avec une sélection de huit titres tous plus beaux les uns que les autres. Venez nombreux ! L'enregistrement de la soirée est à écouter ici
Mise à jour :

-J'ai eu le plaisir et l'honneur, depuis et dans la foulée de cet article, de rejoindre les troupes instiniennes à l'occasion du
projet Spoon River [prolongations] sur remue.net. Vous pouvez retrouver mes premières contributions avec deux textes ici : Henry Tripp & Cully Green & Martin Vise par Edgar Lee Masters & Eric Darsan,

Texte et photos © Eric Darsan. Les extraits en italique ou gris, les photographies d'extraits  et de couverture, réalisée par Mario Giacomelli, sont tirés de Spoon River, Catalogue des chants de la rivière © Remue.net, Le nouvel Attila, Instin, 2016.

jeudi 6 octobre 2016

Sombre aux abords, Julien d'Abrigeon

Moteur, ça tourne. Bruit sur le vinyle, sur la photo. Grain. Grésil. Peur. Haro. Sur la ville, aux abords. Chevaux sous le capot, cheveux au vent. Lunettes noires pour une nuit blanche. La clé des Champs sur le contact, devant soi une avenue, un boulevard. Eblouissante découverte de cette rentrée, après Le Bal des Ardents et Cendres des hommes et des bulletins, voici Sombre aux abords de Julien d'Abrigeon, sorti le 1er septembre chez Quidam.

Un recueil phare qui frappe le regard, met en joue, en joie et en musique deux fois cinq nouvelles, dix petits bijoux à l'obscure clarté dont les héros, aussi morts que fous, nous entraînent sur les chapeaux de roues dans une chevauchée fantastique entre polar déjanté et chicanes poétiques.

 Julien d'Abrigeon, Sombre aux abords, Quidam 2016. Crédit photo © Lou Darsan

« Cent soixante-dix chevaux, assoiffés. Toute une cavalerie au repos, sous ma fenêtre, sur le parking, sous le capot, à l’affût du premier coup de clairon. »

Aux abords, en exergue : Truffaut, Desnos. Back to the basic. B.a.-ba Face à/beside. Typo. Typo. Bruits de frappe. Typo. Typo. Petite frappe, bête humaine. Typo. Typo. Typo. Qui. Slash/Par touches. A la fin de l'envoi. Fin de l'envoi. L'envoie. Curseur. Chariot. Typo. Typo. Typex. Le type aux commandes c'est moi/lui. Pas à ma/sa place. Le je/tue/il du rôle qui. Misfits/Desaxés. Au dehors, la vil(l)e. Je/Il sors/t Alors ça casse, forcément, ça rompt. Le coup. Net. L'accident. Lumière cru(ell)e, aveugl(ant)e. Meursault, la nuit. Cas(sos) sensible, qui dérape, quitte. La chaussée. Quitte à trépasser. No trespassing lit-on sur les bandeaux croisés – aucune eff/infraction, juste : « c'est le Bronx dans le Massif central ». Misfits/Desaxés.

« Mon sang fait plus d'un tour dans son sang, frappe à contre-coups, monte à la tête, envoie du bois, batte qui frappe aux tripes, une bonne gauche au foie. »

« Il faut filer », quitter les lieux à la bourg, exode rural, partir pour toujours puis revenir un jour quand on n’appartiendra plus à rien, ne tiendra plus à un fil, quand on aura brisé/créé les liens, les lieux qu'il faut pour pouvoir s'en tirer à nouveau. De toute façon on n'était pas à sa place - « je ne comprends pas grand-chose à ce qu'il se passe autour de moi. Je n'ai jamais compris » - qui comprend. Qui. Qui s'extirpe, ex-tripes, chair à con, à canon à proton, bon à rien - « Tu es petit, tu es laid, tu es sourd, tu es un débile léger. » Tuer les voix tout autour, charognes et charøgnards, tour à tour. Y laisser des plumes ou se/les p/r/endre. Ecrire avec son, ses sens, retournés. Et puis retourner au charbon. Poussière redevenue poussière. Résignation, résilience, rêve devenu réalité.

« J'ai un projet, petite. Tu ferais bien d'écouter. »

Soudain l'horizon. Aride comme le Soudan. Comme le discours du laboureur à ses enfants. Vingt fois sur le métier, on vous l'a fait, non ? Le coup du mérite. Ou bien. Les insultes, encore, le mépris en premier. Ou bien après, si. Refusé, réfuté, remis à plus tard. Mais – il n'y a pas de mais. Il faut bien que quelqu'un fasse le boulot. De gré ou de force. S'y faire. Et si fer il y a : labourer. Avec l'espoir de s'en sortir, d'y arriver enfin. Avec son cœur, son âme, ses mains. Histoire sans fin, Sisyphe sur les genoux, sur les talons, talion boulet et pierre. Tout à prouver, sa culpabilité d'abord. Et pour ce faire. Rouler sa bosse, buter le gars de la station. Sale gosse à la dérive. Fureur de vivre. De ce côté-ci de la barrière, de l'Atlantique, de l'enfer. A bout de souffle. Misfits/Desaxés. 


« Je suis leur fils unique, donc leur seul héritier. »

Réécrire l'histoire. De ce roi fou de n'avoir pas. De ce môme qui veut tuer ses vieux. Porter le chapeau en guise de prologue. En gros. Titre dans les journaux, rubrique à branques, fait divers. « A part la sévérité du père, aucun incident particulier dans la vie de cet adolescent de 16 ans n'explique son geste. » Mythologies de barges, panthéon décousu : Tom Waits, Gottlieb, Led Zep et PMU (cherchez l'intrus). Psychosociologie brève de comptoir. Etre ou avoir. Une brêle. Ou une pétoire. Collection d'armes - de CRS, de SS - du père. Un « solide fond hitlérien (…) “Un silencieux, plutôt brave gars” ». Profil classique des anormaux, de ceux qui déraillent ou dérouillent, c'est selon, souvent les deux à la fois — « Il y a des façons d'être sévère que vous ne pouvez pas piger. ». Aplomb. Dans la tête ou dans l'aile de la R5. Sang chaud, sang froid. Réaction. Action.

 « Tu te crois dans une série américaine ? »

« Dimanche-gigot-haricots ». Faut filer, c'est pas faute de vous l'avoir dit. Cesser de creuser. Le pater et la terre. Fils de fils de fils de. Ad aeternam et ad patres. « Il fallait le faire ». Retour de l'éternel retour de l'éternel. De l'Age d'or et du paradis perdu. Sacrifier ses fils. Il faut bien que quelqu'un fasse le boulot. De gré ou de force. S'y faire. Et si fier avec ça. Mais, encore – pas de mais. « Tout a dégénéré ». Le fils en premier. Slash encore. S'lâche vraiment. Bouc émissaire. Le chemin à l'envers. Karma, rachat, pardon, rémission - « le retour se paye cash » - manivelle, bâton, talion, malédiction. Tous les visages de la colère, de la misère. En somme : de la commisération. Je n'ai rien fait commissaire. Rien que l'on ne m'ait fait faire. Mon boulot. Fallait bien. Que jeunesse se passe. Comme dans un nouvelle de Dynamo Bugatti : violente, incomprise et sommaire.


« J'appuierai un peu plus, rétrograderai en vue d'un surrégime et
je me tirerai
d'un coup. »

Typo. On engloutit les kilomètres. Typo. Typo. Avale le goudron. Typo. Typo. Typo. Tape/fait le dur. Typex. Typo. Typo. Faux départ. Caler. Au point mort du jour. Silent night, Howly night. Beat générateur. Ginsberg, Kerouac, Burroughs. Connaître, bibliquement, cette nuit américaine. Prendre sa part et quitter le troupeau, Bonny Parker and Clyde Barrow. Ascenseur pour l'échafaud. Rendre la monnaie, donner le change, tenir le cap, la barre, station debout. Oublie la MilkyWay®  : nuages à l'horizon. Le je encore, le franc je qui s'épanche à la portière, et flanche. Faut y aller, j'te dis. Recommencer. Pour le meilleur toujours, le pire avenir. Même dans la mer, là Moïse jusqu'au cou - « Tu me, tu vas voir la mer, je t'y mène, tu me. » On n'a plus le. Les maux se meurent reflets dans l'eau l'arc-en-ciel dans le gasoil l'hydro carbure. Mais à quoi. Rien. Toux.

« Dans sa chambre, Candice punaise des hommes. »

Dragon, gargouilles, fil d'Ariane, labyrinthe, reine, Cerbères, Argos et Persée. Chanson de geste et gestes d'échanson. Icônes du cinéma, « Des Brando, des Mitchum, des Delon ». Qui détonnent, déconnent, qui. Tournoi. Rodéos urbains, taule contre tôle, file contre fille, rencontrée la veille, que l'on revoit, froissée au matin. Ne pas nier le rien, à perdre, à gagner, qui unit dans la nuit l'amour et la mort. Kilomètre départ arrêté, on dit : on sait comment cela finit. A chacun ses clichés. La même histoire, tragique, qui défile dans le rétro. Jusqu'aux douze coups de minuit où la fée carrosse faite carcasse, passée au crible, se change en six douilles aux frais de la princesse « cendrier, tri sélectif, + courses au Carrefour Leader Price Leclerc, vous avez la carte du magasin ? » Y perdre son latin, ses illusions. Ou partir à point. Retrouver l'argot de Godart, son univers : « allons-y Allonzo. »



« Dans la Grand'rue je passe, les chiens aboient hurlent gueulent tirent sur les laisses, prêts à mordre, puis kwaillekouaillent penauds, la queue rentrée, mais la gueule levée, hurlant à la lune qui est déjà là, trop tôt. » 

La nuit s'emmêle, beside. Le disque tourne, lunaire. Promesse d'une [autre] terre. (Se) Braquer. Rouler. (Se) Dé(b) rou (il) ler. La radio souvent, pour sentir. La peau, les os. Effets doppler. Echos. Voix de garage : chamois et cambouis. Epopée au polish, épique, chromée. Plus la force de subir, mais celle d'« exploser et souffler vent de face cette ville ordinaire. » De partir, mais pas seul. De voir d'un autre œil, d'une mémoire neuve. La nature reprendre ses droits sur la friche industrielle. La Défaite des maîtres et possesseurs, pour de vrai cette fois. La condition ouvrière, humaine, nubile. La reproduction sociale. Le café, la clope, fumée aussi, le froid que l'on exhale. L'exil, quotidien, matinal. Toute une vie perdue à prétendument la gagner

« Couché. Longtemps, je me suis levé bien trop tôt. Trimant sec, bossant dur, j'en ai abattu du boulot pour tenter de m'en sortir, sans dépasser, sans me salir, retour au clean. Réglo. Bon gars. Gentil. Assis. Couché. Pas bouger (…) Trop longtemps. Trop tôt. Couché. »

On a beau faire, dans le fond et pour la forme, abattre le boulot. Ce n'est jamais assez, jamais suffisant. « J'ai beau – ça finit mal. »  Dernier inventaire avant liquidation. Chronique de l'haleine ordinaire des braves gens, de leur abêtissement, du racisme infra/extra/ordinaire ordinaire, puant, du lotissement. Tous les lieux communs du vulgaire (« Voilà ton intérieur son reflet »). Contes à rendre, à vomir debout (« il m'est arrivé grande merveille »). Marre de tout ça. Alors quoi, sinon. Prendre de la distance, de la hauteur. Partir les mains en l'air ou les pieds devant. Contrer le désespoir, la désespérance. Et contempler la ville des abords avant qu'elle ne sombre (« D'autres terres existent et n'attendent que nous. »).

Bruce Springsteen, Darkness on the Edge of Town

« Nous sommes la forêt sans les arbres, ce que vos enfants doivent à tout prix contourner, car là sombrent les ténèbres, les loups noirs, les Arabes et les ogres. »

Ecrire sur Sombre aux abords comme d'Abrigeon écrit sur Darkness on the Edge of Town de Springsteen, c'est rouler en bonne compagnie sur les lignes blanches qui défilent. Sentir l'écriture, automatique, magnifique, qui kalache en rafale, tac-à-tac-à-tac-à-tac-à-tac-à-tac, attaque. Se surprendre à prendre de l'avance et, au moment où l'on s'y entend le moins, se faire doubler. Attendre au tournant, au feu rouge, au virage. Embrayer. Passer les vitesses. Chant I II III IV V Projections de microsillons. Variations sur un même thème. Odyssée pop, osée, à base d'épopopopée. Sonatine en uppercut majeur.

Sombres accords, aux abords, aux abois, qui proposent plus d'un 33, 45, 78 tours d'horizons dont les faces se répondent. Jusqu'ici Springsteen pour moi c'était Born in the USA au premier degré, la sale défaite des années quatre-vingt, le bahut qui craint, F1, formica et Chevignon. Tout ce que l'on peut faire et fuir ici et là dans le genre trivial, country et rural. Réuni ici dans un roman choral au style assuré et percutant par Julien d'Abrigeon, auteur-compositeur-interprète virtuose d'une série de liv(r)es écrits pour l'oral depuis plus de vingt ans (et dont on peut avoir un aperçu sur tapin²), l'ensemble prend une autre dimension, vivante, littéraire, poétique, archétypale. 


Au-delà de l'album du Boss qui confère son rythme et sa structure au roman, les aires d'influence ne manquent pas dans Sombre non plus que l'affluence aux abords. Qui participent à cette littérature de la route et des ronds-points dans la droite ligne et à l'intersection de l'esthétique du film noir, de la nouvelle vague, du polar, du polaroïd, de la country et du road movie américain.On retrouve avec bonheur Pierrot le fou qui patine et mouline dans les scènes d'accident et les dialogues. On s'étonne, dans une folle et brusque euphorie, de s'entendre dire J'ai toujours rêvé d'être un gangster à la lumière blafarde des stations-service la nuit. Et si Les convoyeurs attendent continue de nous faire fuir, c'est que son réalisme, comme celui du roman, dérange.

Alors on s'interroge, on regrette, on espère, que le cinéma français (on recule rien qu'à la mention, se sauve ou se souvient) déroge davantage, que la littérature, et l'art en général (tout ce qui fait, qui dit, la vie et le réel dans leur entièreté) se libèrent du bon goût, de la morale, et de l'ordre prétendument (r) établi. On y travaille, en joue. Sans freins ni fin. Les pieds sur terre. Le plafond de verre c'est notre plancher.

A la faveur de la nuit, là où paraît/disparaît le jour, on roule des mécaniques au comptoir, les mains dans les poches, galopins, formidables. Sitôt servis, on clame, on crie et on calte. Avec et à fond la caisse. Sombres aux abords, personnages anonymes, on évite l'autoroute. On emprunte les sentiers autrefois balisés devenus désert, repeuplés à nouveau. On a soif d'aventure, on s'abreuve à la source, on vit d'amour et d'eau fraîche, l'hyper et l'inter nous parlent de textualité, pas de marché. Et si on s'en tire — casse littéraire du siècle et carcasses de romans — ce ne sera pas par accident. 

On se retrouve ici prochainement et Chez Charybde le 3 novembre, où Lou et moi auront le plaisir d'être Libraires d'un soir. Venez nombreux !


Cover, texte et photos texte © Eric Darsan. Photo d'intro © Lou Darsan. Vidéo officielle et extraits issus de Sombre aux abords © Julien d'Abrigeon 2016. Feat. © L'époque, la ville, leurs abords et ceux qui les peuplent. Vidéo "J'ai toujours rêvé d'être un gangster". Réalisé par Samuel Benchetrit, 2008, à voir absolument. Ainsi que l'excellente chronique de Lou pour Udl, qui donne une autre dimension à cet univers.