vendredi 8 juillet 2016

Traités et vanités, et autres textes, Ana Tot

Découverts grâce à Aurelio Diaz Ronda, maître d'œuvre des éditions Le Grand Os (dont je vous ai parlé ici à l'occasion de l'indispensable Quoi faire de Pablo Katchadjian et de l'incontournable Ainsi fut fondée Carnaby Street de Leopoldo María Panero) voici quatre petits ouvrages qui allient légèreté et profondeur.


Petits pense-bêtes, absurdes et raisonnés, qui permettent d'entrer dans l'œuvre d'Ana Tot par de nombreuses portes et de voyager sans s'encombrer l'esprit (tout est écrit, quoi que), sans valise ni dans les mains ni sous les yeux (c'est vite lu, moins vite dit), Traités et vanités chez Le Grand Os, L'Amer intérieur et Voyage en bonhomie dans la Collection de l'umbo, méca au Cadran ligné, se révèlent au fil des pages aussi stimulants que curieux.

Traités et vanités, Le Grand Os


« Le jour on est un homme couché à l'intérieur d'un homme debout. La nuit, l'inverse. »

Mouvement organique, onirique, oral : tels sont les Manifestes, contributions au tournevisme, qui introduisent l'ouvrage et se poursuivent avec Nous Autres, plus manifeste encore, moins formel, plus réflexif, conscient, philosophique, lyrique. Poétique, poïétique, qui se heurte à l'évidence du vide qui nous entoure, interroge sa nature. Duelle. Dut-elle pour cela. Tout remuer, et la langue en premier, s'immiscer, s'initier, haïku et kung-fu. La dialectique peut-elle casser des briques ? Osef, ou - « je n'ai rien contre moi-même j'en veux au geste qui s'accomplit (…) ne s'accomplit pas (…) je suis bien plus moi quand je ne le dis pas ».


« Imagine un mouvement sans durée, une mémoire sans oubli, un monde où le temps ne s'effacerait pas. »

Traités et vanités, en quatre parties (dont la troisième, éponyme, chevauche et couvre quasi l'ensemble), qui regroupe par ordre (quasi donc, aussi) chronologique la plupart des écrits d'Ana Tot entre 1992 et 2003. Avec ce recueil, second de l'auteure (après Mottes Mottes Mottes, un petit volume de 77 micro-poèmes), sorti le 9 novembre 2009 du Grand Os dans la collection Qoi, nous découvrons.

Une œuvre. Presque journal, in — et ex-time, qui s'épanouit, se feuillette, s'effeuille et s'étudie. Beaucoup, passionnément, jusqu'à l'aphorisme. Nietzschéenne, par delà le bien, le mâle en moins. Scheerbartienne, ingénieuse ingénue, ingénieure littéraire, perpetuum mobile plus plus - « Il va de soi que la boule, ou sphère, est parmi tous les volumes celui qui offre le moins de prise au courant, qu'il soit d'eau, d'air ou de tout autre fluide (…) Forgeons-nous des caractères sphériques ! » Wittgensteinienne, syllogique, que : 1 — L'on en perd son latin. 2— La raison. 3— L'on ne sait si c'est de l'art, ou bien. Le tout sous le patronage de Ricardo Reis, hétéronyme de Fernando Pessoa, et d'Ildefonso S., Saint des Saints à la bibliographie fantasque, sur lequel à dessein on ne trouve rien. Du coup, on s'interroge, écran de fumée, baratin, fumisterie ou bien.


« Tu es vain si tu penses qu'il est de ton fait de penser ce qui ne se pense pas (…) Laisse chaque chose là où elle se trouve et dans l'état où elle se trouve accepte-là. Occupe-toi d'être sève quand c'est la sève qui monte en toi. »

Jeu du je, c'est certain. Qui aime suive, malgré, maugrée contre la répétition et l'absurde. « La pensée ne fait pas jouir le monde. Si le monde veut jouir, il doit être pensé. » Ne pas attendre de réponse du cheminement interne. Suivre le flot, le fluide, la répétition des motifs. Ne pas s'émouvoir et se laisser porter par tout. Par la matière surtout. Par la matière en tout. Premier lieu, premiers temps, magie élémentaire qui féconde la faconde, métrique et matrice, homoncules et homonymies.

LZRD, quatrième et dernière partie. Qui commence par la pierre, se lézarde comme l'on s'y attend. Tient de la salamandre, du feu de l'athanor. Couve et couvre, magie encore. Alchimie. Aleph. Serpents. Seigneur et nouvelles créatures — « Là où il n'y a pas d'arbre pour dessiner la lune je fais un trou dans la terre. L'animal qui a vu la lune fait aussi un trou dans la terre. » Verbe. Talismans.  

Ana Tot étonne, tâtonne, tente, en écho, la lit, sa poésie. Par elle donne le la, tend la combine, téléphone arable qui charrie, charrue, creuse le sillon et attend la moisson de pensées, de réflexions, de sons. Postulats souvent étranges, conclusions, parfois hâtives, qui hâtent le lecteur de conclure à son tour. Et si celui-ci, le tour pris aidant, bien mal appris et avisé, acquis cependant, s'en détourne, ce sera pour se tourner avide vers L'Amer intérieur.

L'Amer intérieur, Collection de l'umbo


« mieux vaut la malice du fils que le maléfice du mot. »

L'Amer intérieur, Lucas l'irascible : Titre et sous-titre. C'est tout. Chez lui, chez Lu'. Tout un et tout lui. C'est Tot qui remet ça et luit par sa hardiesse et son ardeur. Annonce la couleur, la douleur. Avec délice, plonge sous la douche écossaise, dans le bain en tartan, souffle le chaud et l'effroi du familier - « pas cool en fait » - du soutenu, couché sur le papier - « tue ton mec qui te maque qui te bat ton maquereau » - du relevé, allitéré — « attire l'ire lira l'irascible ». Vulgate, mythe au logis, qui prie (m) orphée pour avoir morflé, l'enfer des bénits dissipés. Homonymie en sus, analogies, calembours, contrepèteries, anadiploses. Mots dits, mots crus. Reichienne à l'envi. e. Pas de réchauffé mais faire feu de tout bois contre, tout contre, la mère et son amant.


« un domi dominant qui dit peu mais qui nique un pseudo mari sodomite ami mythomane à mi-temps un adepte adipeux des agapes (pas question d'adoption) »

Prise à partie, fine - « le fin du fin à la fin des fins » - mais pas que, L'Amer intérieur se présente comme un poème en vers libres, très libres, gaillard, graveleux, grivois, grossier et paillard, où l'insulte exulte et dont la démesure permet de passer sur, et outre, le plaisir du texte, « monté comme un âne comme un ananas comme un analphabète en somme une bête de somme ».

Outrances donc, et outrages, sont au programme. De ce texte sadique, sadien et slam-hic où l'ivresse, les mots et maux-émaux accordent plus encore place et mets de choix à la bouche, à l'oral, mais pas seulement. De ce petit livret paru, livré, ni relié, ni paginé - en un mot : nu - en décembre 2012 dans et par la Collection de l'umbo, chez qui l'on peut également retrouver Jacques Abeille avec L'origine des images, paru l'année suivante.

Pour lecteurs et lectrices avertis qui, apaisés par l'excès, se tourneront avec les autres vers le bon enfant Voyage en bonhomie.

Voyage en bonhomie, collection de l'umbo


« devant le carré qu'il appelle sa maison
le bonhomme fait dos rond au tracé des chemins »


Ainsi commence le Voyage, non pas d'hiver mais varié, qui pourrait aller son petit bonhomme de chemin si seulement. Mais s'agissant : 1. d'Ana Tot tout n'est pas si évident 2. d'un voyage, pas si linéaire. « au commencement le bonhomme n'a pas de maison (…) dans un tout autre commencement (…) il a seulement des yeux pour regarder ses bras et au bout de ses bras qui sont tantôt deux lignes plus ou moins droites tantôt deux angles plus ou moins droites. »

Desnos déjanté, Carême au carré, Prévert en Paroles, Perec en ce que vous voudrez, Voyage en Bonhomie est un petit bijou d'intelligence et de créativité. Miniature imagée, conte poétique, philosophique et métaphorique qui se suffit à lui-même, se lit et se relit. Petit ouvrage pas plus relié que le précédent, papier plié mais paginé cette fois, et doublement. Petite histoire rondement menée, carrée, aiguë et acéré. Qui se raconte, se parcoure comme un album illustré, se lit à voix haute et se prête à l'imagination.


« il évoque à coup sûr un cercueil ou un livre pas du tout un canif ce qui est bien regrettable parce que le bonhomme aidé de sa ressemblance aurait pu s'éventrer lui-même. »

Avec cet incroyable voyage, bonhomme dans la forme, barré dans le fond, bercé au large, le lecteur se laisse entraîner plus loin que ce petit poème aurait pu le laisser entrevoir, tiré au cordeau plus qu'au flan, qui voit dangereusement s'accroître son tirant d'eau et le fond se rapprocher ostensiblement – et la fin poindre sitôt la moitié passée. Il faut dire aussi qu'avant cette parution -  en décembre 2014 dans la Collection de l'umbo avec un Frontispice d'Antonio Ramirez - « Sous le titre Carnet de voyages en bonhomie, ce texte a donné lieu en 2006, en version manuscrite autographe, à l'édition d'un livre d'artiste à huit exemplaires dans la collection Manos. » (Vous pouvez l'apercevoir ici) Quand à ce qu'il advient de ce bonhomme et du lecteur et bien, ce n'est pas que cela ne compte pas, mais - quand on aime, n'est-ce pas – il reste le cas méca.  

méca, Le cadran ligné 


« Les choses ne sont pas comme elles sont. » 

méca : sans majuscule, à l'emporte-pièce. Méca dont les exergues s'exercent à ne  commencer pas. Rouage qui tourne autour d'un. Point. A la ligne, au Cadran ligné exactement. Date de sortie, sur l'écran : 11 : 06 : 2016 Ana-logies, Tot-ologies. Cur-sœur, cœur sûr, mécanique bien huilée. Et rodée. Par trop peut-être. Où les apparences, trop peu trompeuses, multiplient les tropes et répétitions. Où l'on retrouve, découvre, une familiarité avec ces refle(t)xions. Chaque page comme un adage, une variation, une version d'un thème qui se referme, se conclu, systématiquement

(entre parenthèses)

camées, sous-titre en miroir, inversé, image d'Epinal, anagramme. Anadiploses encore. Ana dit et implose, tentée par le Tic et le TOC, le procédé poussé à l'extrême, la répétition pour elle-même, jusqu'à la transe, la perte du sens qu'elle explore. Oralité, plus que jamais, sinon exclusivement. Prise de sons, en 3D. Volumes poussés à fond, au bord du gouffre. Philo filée emberlificoté, qui s'emmêle, dont on perd le bout, qu'il faudrait démêler/mesurer à l'aune d'une métrique plus linéaire, moins répétée surtout/dérouler par à-coups pour ne pas renoncer à lire


(((T)o(u))t)


« Tenir va lâcher. »

méca - là est l'idée, labellisée – mais qu'à cela ne tienne, et la tenir sur un livre entier, est réellement à devenir et à rendre fou. C'est alors qu'il faut chercher. Recourir à. La langue-tempête, essence de tout. Qui fait voler le grain de sable dans l'engrenage, déglingue les rouages. Il faut lire tout haut. Chercher, checker le sketch, la feinte, la flambe. Le slam plutôt que le lamentatio. Où l'on retrouve la forme et le volume à nouveau. Non le grave mais la profondeur sous le masque, la fausse transparence, l'opacité du couvert que l'on sert et remet, du courant de pensée, insupportable, hérité du nouveau roman, qui trace les limites de(s) (l') Exercice(s) de style(s) : Frictions et Tombeau.

« Quelque chose m'échappe absolument. Construit pour m'échapper. A moins que je sois stupide. » (Pierre Terzian, Il paraît qu nous sommes en guerre). 

Chercher alors. Où l'eau se trouble. Où l'on rejoue en décuple, en duplex, en huis clos, didascalies et apartés. Où le vide et le plein alternent de nouveau. Retrouver le rythme, flairer la trace, repérer les signes. Savoir lire dans. Les sauts, les saccades. Faire un état des lieux. Du saccage. Un bilan. Des blessés. Déplorer la perte du sens, retrouver de jolis passages, d'images sages – en surface - s'abreuver. Se troubler à force de trouver. Les qualités et les défauts au carré des précédents, les motifs cependant, qui aident à s'apaiser, à se poser. Dans un univers préexistant, persistant. Lutter contre l'idée que, dans la loi des séries, c'était mieux avant. Avancer.


« il y a des jours où tout est matière et d'autres où tout n'est qu'histoire. Ça commence le matin et c'est comme ça jusqu'au soir. »

A l'or, user de l'athanor à nouveau, de l'alambic. Laisser décanter pour ne pas déchanter. Considérer. La question du goût à l'intérieur du grand Tout, du grand tohu-bohu de Tot. Préférer. Chez Annocque Pas Liev à Liquide. Chez Ana, qui excelle dans le conte et le dit, Les Traités et le Voyage à méca. Chez les deux ça file, coule en minuscule, se déverse, traverse ou pas. Verre cassé.

Dépasser le procédé. Sortir des marges quand elles deviennent lignes, du syllogisme, des malheurs du sophisme et de Lapalisse, qui dit tout et n'importe quoi, et n'importe quoi sur tout. Comme dans la trance, il faut que ça avance, se fasse goa, progressive et psychédélique. Se chante, se danse. Que ça creuse les reins, explore le sens, l'essence, des mots et des choses. Que ça enflamme, calcine. Que ça nous parle. Que ça nous dise enfin. Car sinon. Comment rester immobile quand on est en feu ?


« ailleurs dans la chambre, superposée au lit de mes jours, l'image du lit de mes mille et une nuit. Sur l'un des couvertures de laine. Sur l'autre des couvertures de peur. Au milieu du premier brûle un feu qui ne consume rien. Au centre du second, papiers, cartes, feuilles de livres non lus alimentent un feu identique. »

A travers ces écrits, rassemblés ici par les soins d'éditeurs passionnés, s'esquisse, exquise, une œuvre dense, sans fond (au sens de sacs sans fond, sans anse ni fin), poétique, philosophique, drôle, orale, oracle et osée, magique, élémentaire, lunaire, rhétorique, théorique et t(h) orique. Une œuvre-ronde, derviche et toupie, qui tourne sur elle-même pour revenir toujours sur les lieux de ses premiers atours. Autopsie d'un crime, crime de lèse-majuscule — succession d'anadiploses : concaténation.
Figures de style, rituels : qui lit Tot, aime. Pas tout, pas totalement, mais quand même beaucoup, où l'on se surprend, à l'aune de ces travaux et voix de traverses, à apprécier l'acharnement  propédeutique de l'auteure et poète à faire naître, comme son divin homo-nyme, via l'émergence d'un verbe tout à la fois physique et métaphysique, le monde qu'elle porte.


Dernier inventaire avant l'été :

« pas besoin d'être léger pour être emporté »
(Ana Tot, Traités et vanités)

C'est tout pour Tot. Et pour le moment. Le blog prend ses quartiers d'été et vous invite à en faire autant.
Mais, si tentant que ce soit, vous tendiez tout de même et aussi à aimer les pavés :

— Pour l'été, Hugues et Marianne de l'incontournable (aussi) librairie Charybde vous en conseillent quelques-uns ici (dont le cycle de Jacques Abeille auquel Le Monde des Contrées rédigé par mes soins et illustré par les sérigraphes des 400 coups de l'Atelier du bourg pour Le Tripode vous présente en beauté sans vous lester ni vous délester).

— Pour la rentrée, je vous propose, après une petite pause, de nous retrouver ici même au mois d'août pour une université « déter » consacrée à quelques belles éditions libertaires avant de plonger dans la rentrée littéraire indé ainsi que dans une belle série dédiée à l'oeuvre de Leopoldo María Panero chez Fissile. Une oeuvre publiée au terme d' «un long travail collectif de traduction » dont nous reparlerons.

Enfin, vous pouvez retrouver quelques conseils de lectures de l'été :

— Sur Un dernier livre avant la fin du monde : Des livres pour l'été.
— Sur Addict Culture : les livres qui feront votre été ainsi que les souvenir de lectures estivales d'auteurs invités. Addict, qui m'a aimablement convié à rejoindre son équipe et sur lequel j'aurai également plaisir à vos retrouver.

En attendant, bonnes vacances à tou.t.e.s !

Travail, dégage !
Résistance, voyage et plage !