dimanche 11 janvier 2015

Glose, Juan José Saer

J’ai le plaisir de vous présenter en avant-première Glose de Juan José Saer qui sort le 15 janvier aux Editions Le Tripode. Ce qui, vous l'aurez deviné, m’amène déjà à déroger à mon intention d'expédier la rentrée de janvier pour me consacrer à mes propres travaux n'est évidemment pas une chronique habituelle.
C'est pourquoi, et pour une fois, il ne s'agira ici pas tant de rendre compte d'un livre à proprement parler que d'une expérience de lecture rendue justement possible par ce roman particulier. 
 
Au moment où je commence à rédiger cette chronique, je viens à peine de refermer le livre que déjà son souvenir s’estompe, s’apaise, jusqu’à devenir étranger. Ce qu’il en reste ce sont, comme souvent, mes impressions de lecture, mes notes, mes réflexions. Or ce qui diffère ici, c'est que l'ultime vision du livre s'est instillée dans l'esprit du lecteur que je suis de façon à la fois si profonde et si étrange qu’elle demeure liée non à l’objet, mais au lecteur lui-même. Si bien qu'au moment de quitter le roman c’est une part de soi-même que l’on semble laisser, à la manière d’un rêve ou d’un souvenir marquant, troublant par son intensité.

J'avais pourtant été prévenu par la quatrième de couverture : « Attention, lectrice ou lecteur, l'objet qui est à présent entre tes mains appartient à cette infime minorité de livres capables, une fois qu'on les a lus, non seulement d'influer sur la suite de notre existence, mais de modifier rétrospectivement ce qu'on pensait avoir vécu avant de les avoir lus. » Et cependant, j'ai beau relire la préface de Jean-Hubert Gailliot dont le passage est extrait, je m’aperçois que, tout en décrivant non seulement les faits (somme toute accessoires), mais l’expérience elle-même, celle-ci demeure incommunicable et pour tout dire inconnue tant qu'elle n'a pas été vécue.

A première vue, pourtant, la narration n'est pas sans rappeler celle bien connue du Perec de Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour, un Perec « en roue libre » comme il aimait à le rappeler, un Perec qui, ici, aurait abandonné le dandinement de la danseuse pour le flegme d'une marche virile non moins absurde ni sensible. C'est ainsi que Leto, plongé dans ses pensées, marqué par une phrase prononcée par sa mère au réveil, marche sans but précis le long d'une rue lorsqu'il rencontre le Mathématicien, un ami de retour d'Europe qui lui rapporte comme on le lui a rapporté – du moins à ce qu'il prétend – le déroulement de l'anniversaire d'un tiers auquel ni l'un ni l'autre n'a été convié.

A grand renfort de répétitions et de reprises, de résumés et de rappels, prétextes à davantage de digressions que d'éclaircissements, nous suivons la reconstitution non seulement de l'événement, mais également chaque mouvement, chaque idée, chaque pensée, chaque parole comme s'ils étaient nôtres. Par une habile mise en abîme, les considérations de nos personnages, les métaphores destinées à décrire par exemple comment se construit la mémoire, s'appliquent au roman lui-même, si bien que le cours de leurs pensées et de leurs pas, le paysage, les gens, le rythme et la circulation, évoluent ensemble au point de se fondre sous l'influence de ce que le Mathématicien nomme « l'Interprétation ».

Fait particulier, et contraire à la plupart des romans, cette Glose qui se divise en trois parties — « Les premiers sept cents mètres », « Les sept cents mètres suivants », « Les derniers sept cents mètres » — et qui se déroule sur près de trois cents pages ne représente réellement qu'une heure de la vie des protagonistes tandis qu'elle exige plusieurs heures de la vie du lecteur. C'est pourquoi, après l’avoir feuilleté avec enthousiasme, il m’a fallu lutter pour effectuer les premiers mètres, lisant et tentant de comprendre de façon exhaustive le moindre mot et détail du récit. Puis, me laissant aller avec une attention plus fluctuante au rythme de la musique du roman, j’ai parcouru les suivant de façon plus légère et plus intérieure à la fois, à la manière des personnages, avant de m'attaquer à la structure même du récit comme de la réalité qu'il décrit.  

J'ai ainsi cherché à appréhender l'effet et ses procédés, ce qui en partie pouvait contribuer à la modification du souvenir comme de la réalité dont nous sommes l'objet dans ce roman. Parmi les raisons probables : la multitude de détails que l'on ne peut tous retenir à défaut d'une mémoire totale, eidétique, celle du Funès ou la mémoire de Borges, compatriote de Juan José Saer. L'on pense aussi à l'expérience sartrienne de La Nausée, non pas seulement décrite par le personnage, mais vécue ici par le lecteur. L'on pense enfin à Musil lorsque, par une analyse quasi scientifique, l'évidence objective ou sociale des personnages, feinte ou présumée, se désagrège tandis qu'« un nouveau lien, impalpable, les apparente : les souvenirs faux d'un endroit qu'ils n'ont jamais vu, d'événements auxquels ils n'ont jamais assisté et de personnes qu'ils n'ont jamais rencontrées ». Et c'est cela sans doute qui nous les rend familiers, cela qui définit aussi notre rapport au livre, à la lecture.

Roman phénoménologique dans la mesure où il vise à rendre compte de l'expérience vécue, Glose fait la part belle aux analogies, aux souvenirs, à la sensibilité, à l'imagination et à l'emphase pour construire un récit à la fois factuel et poétique peuplé de personnages hauts en couleur, du vieux Washington au Centaure (ainsi nommé parce qu'il est « à moitié bête »). C'est également un roman humaniste, dans le sens où l'homme y est la mesure de toute chose. Un homme dont la survie peut, c'est selon, tout aussi bien dépendre de la destinée de l'Argentine ou d'un père que de celle d'une paire de pantalons. Ce même homme qui pose et repousse ici la question de savoir ce qui pourrait bien amener un cheval à trébucher comme d'autres se demandent ailleurs pourquoi ils se sont longtemps couchés de bonne heure tout en clamant « qu'est-ce que ça peut faire » ! Car, de fait, s'il y a du Proust et du Leiris ici, du bon et du meilleur, de l'agacement d'abord puis de l'engouement il y a par-dessus tout une virtuosité qui se libère et se découvre au fil des pages.

En résumé, Glose est un livre qui nous pousse dans nos retranchements, tant et si bien qu'on ne sait plus si finalement c’est en lui que nous lisons ou en nous-mêmes. Mais c'est surtout un livre qui repose moins sur les faits énoncés que sur l’effet produit. Un peu comme si toute cette glose, tous ces « n’est-ce pas ? », à la manière d’un bruit de succion, n’étaient là que pour attirer et distraire à la fois notre attention, comme le ferait un prestidigitateur. Comme si l'auteur avait utilisé les mots à la manière de touches et d'aplats de couleur. Comme si, obnubilés par la densité, plongés dans le Léthé des mots comme Leto dans son tableau, il nous fallait les oublier et prendre du recul pour percevoir le dess(e)in caché et pour que surgisse soudain, comme pour Leto, la sensation d'« être là dans le présent et non dans les marécages de la mémoire ». Mais cet être-là, ce Dasein, d'abord debout et libre face à « l'advenir » partagé, qu'adviendrait-il vraiment de lui, du lecteur, et du monde par la même occasion, s'il venait réellement à sortir de cette rue ?

Somme philosophique, savante et érudite dans sa construction, Glose, dont le titre originel a été heureusement repris par l'admirable traduction de Laure Bataillon (après une première publication, en 1988 et épuisée depuis, chez Flammarion sous le titre L'Anniversaire) est avant tout un roman étonnant, drôle, saisissant, et pour tout dire effarant, que le lecteur voit « s'inventer librement sous ses yeux comme s'il l'écrivait lui-même ». Le verrez-vous, l'écrirez-vous comme je l'ai fait ? C'est ce que je vous laisse découvrir à travers cet extrait et surtout dès le 15 janvier en librairie. A cette occasion je tiens je tiens chaleureusement à remercier Lucie et Le Tripode, tant pour l'envoi que pour la découverte et tout le travail d'édition et de communication réalisé autour de ce livre d'exception. Personnellement, comme dirait Leto, je n'ai « jamais vu un tableau pareil ».