jeudi 25 avril 2013

La Révolte des enfants des Vermiraux, Emmanuel Jouet

Après avoir abordé Fictions et Fantaisies par le biais de Bric-à-brac man de Russell H.Greenan, puis du Journal d'Adam, Journal d'Eve de Mark Twain, c'est au tour de la collection Mémoires et miroirs de faire son apparition dans cette nouvelle édition d'Un éditeur se livre organisée par Libfly et consacrée à L'oeil d'or

Issu des travaux de recherche d'Emmanuel jouet, La révolte des enfants des Vermiraux est une monographie très documentée destinée à saisir les « Approches d'une économie des secrets dans une institution éducative » du siècle dernier qui se place d'emblée sous les augures de ce triple impératif du devoir, du vouloir, et du pouvoir. 


Fondé en 1882 l'Institut sanitaire des Vermiraux « pour le redressement intellectuel des anormaux » devient  en 1905 - date de séparation de l'Eglise et de l'Etat - une institution morale et privée. Dans cette optique la plaquette du projet insiste ainsi sur la nécessité d'un contrôle extérieur et indépendant, détaille le soin apporté à l'environnement, au cadre de vie, alliant espaces naturels, confort moderne et équipements culturels, des jardins à la literie en passant par la nourriture, le vêtement, le travail et sa récompense. Or, malgré tous les bons sentiments exprimés, c'est bel et bien le caractère « utile » et « économique » qui revient sans cesse et dont se félicitent les différents souscripteurs au projet. 

Ici, nul « complot » ainsi que le rappelle l'éditeur, Jean-Luc André d'Asciano, nul « pervers », non plus que nul pathos, mais un ethos, c'est à dire une habitude qui va se muer en manière d'être et identifier bourreaux et victimes jusqu'à les définir avant même de les faire apparaître comme tels. Une attitude mue par l'«avarice» et l'« âpreté au gain » des directeurs et de leurs acolytes, à commencer par l'omniprésent et omnipotent Landrin qui, se prévalant de tous les titres, grâce aux appuis, chantages et manipulations auxquels il a recours va parvenir non seulement à obtenir la main sur la vie toute entière de l'établissement et de ses occupants mais encore à échapper à toute poursuite dans un premier temps. 

C'est cependant l'illégitimité de sa position et l'évidence des maltraitance qui va progressivement mener à leur inculpation en lieu et place de celle des enfants révoltés. Toujours plus nombreux, constituant une main-d'oeuvre gratuite et corvéable à souhait, privés de soins et de nourriture, entraînés dans une « spirale de surviolence » jusqu'à la mort « par abandon ou maltraitance », ces pensionnaires - « muets, rampants, sales, décharnés, à moitiés vêtus », décrits comme et n'ayant « plus rien d'humain » - livrés au commerce et aux abus sexuels, réduits à l'évasion, à la révolte ou au suicide pour tenter d'échapper à leur sort et d'avertir les autorités et l'opinion, vont finalement attirer l'attention du procureur et de la presse. 

« D'une utopie à sa dérive », Emmanuelle Jouet, docteur en sciences de l'éducation et chercheuse en psychiatrie sociale, égrène ainsi une à une les déclarations (plus ou moins vraies) et intentions (bonnes ou mauvaises) qui ont présidé à l'avènement du drame. Manoeuvres des uns, révoltes des autres, procès et, enfin, dévoilement de cette fameuse « économie du secret » : tels sont les grands axes de cette étude qui met en lumière la part d'ombre non seulement de quelques obscurs protagonistes mais un processus progressif, honteux et discret mais néanmoins systémique, de déshumanisation de ces enfants « arriérés », « vicieux », « dégénérés », « idiots », « inadaptés », qui cependant apparaissent plus conscients que leurs gardiens. Encore l' «affaire des Vermiraux » n'est-elle exceptionnelle que par l'ampleur de cette « surviolence », le retentissement qu'elle a provoqué et l'attention dont, par suite, ont fait l'objet des institutions moins bondés et donc moins susceptibles de se rebeller. 

En vérité, derrière la philanthropie affichée, au nom du « vivre ensemble » et d'une sociabilité qui se veut respectable et structurée au regard de la dangereuse et incontrôlable délinquance qu'elle est censée endiguer, violences, exploitations et escroqueries apparaissent bel et bien comme le lot commun de ces établissements. Des instituts dont la visée « prophylactique » - déceler et prévenir – pose elle-même problème en liant, sous l'angle du corps et de l'esprit, la médecine et la morale, par le biais de ces hygiénistes et autres « aliénistes », préconisant « d'étudier avec soin les coordonnées anthropométriques des jeunes sujets dont on aura à suivre le développement et sur lesquels on pourra étudier les effets du traitement ». Des méthodes qui rappellent combien la prison constitue non pas la marge mais à la fois le laboratoire et l'idéal de gestion de nos sociétés modernes ainsi que l’a brillamment démontré Michel Foucault dans Surveiller et punir. 

Ayant pour source principale le journal d'un notable local mis en ligne par sa petite-fille, les travaux de celle-ci, ainsi que le réquisitoire et un travail de terrain facilité par quelques rares habitants déterminés à voir ressurgir l'affaire, La Révolte des enfants des Vermiraux, bien qu'illustré avec sobriété par Sarah d'Haeyer, demeure bien sûr un ouvrage très universitaire limité à une époque restreinte et à un sujet précis. Néanmoins, si l'on peut regretter que l'essentiel soit constitué de témoignages d'archives aussi sinistres que redondants - afin de faire apparaître l'écart entre « le projet initial des Vermiraux rêvés et la finalité des Vermiraux jugés » et éviter le risque d'« illusion rétrospective » qui tendrait à juger le passé en fonction du présent, ferait oublier que l'enfant n'était pas une personne, ou encore que la violence évoquée n'était pas normale pour autant - il permet dans le même temps d'interroger la façon dont la logique utilitariste, malgré les exactions qu’elle autorise, et sans doute grâce à elles, peut et a pu s’imposer par le passé jusqu’à s’étendre aujourd’hui à tous les domaines de la vie. 

lundi 1 avril 2013

Journal d’Adam, journal d’Eve, Mark Twain

Après Bric-à-brac man de Russell H.Greenan nous continuons notre exploration des publications de L’œil d’or auquel Libfly consacre sa neuvième édition d’Un éditeur se livre avec cette fois, toujours dans la fiction, une réédition très réussie du Journal d’Adam et Journal d’Eve de Mark Twain pour laquelle je tiens à les remercier.

L’histoire, la petite comme la grande, débute avec l’écriture. Celle d’Adam qui ne l’invoque que pour évoquer les désagréments que lui procurent la présence de « la nouvelle créature ». Celle d’Eve qui interroge ce qui l’entoure. Celle de l’auteur, enfin, qui réussit successivement avec humour et sensibilité à dresser un portrait original de ces premiers représentants de l’humanité.

Twain - dont le nom évoque à la fois la dualité et la distance de sûreté qui permet à un navire de ne pas s’échouer - joue ainsi sur cette ambivalence entre la notoriété et l'ignorance de ces premiers nés, comme hésitant quant au point de vue à adopter, oscillant entre regard omniscient et une focalisation interne, contribuant à rendre flou la frontière qui le sépare de ses personnages. Et pour cause : si  1893 voit naître la première mouture du Journal d'Adam, ce n’est qu’au lendemain de la mort de sa femme, qu’il se verra réécrit et réunit au Journal d’Eve.

Ainsi donc, si de prime abord tout semble opposer nos deux personnages, sinon les séparer - jusqu’à leur publication - ces longs « extraits du journal d'Adam » suivis du court « Journal d'Eve », tous deux prétendument traduits « d'après le manuscrit originel » présentent en réalité de nombreux parallèles et de véritables correspondances entre les actes et jours évoqués par l’un et par l’autre.  Et ce n’est qu’en les comparant que l’on comprendra qu’elle se sent obligé de faire les « frais de la conversation », le croit « flatté » et le suit sans cesse quand lui ne songe d’abord qu’à la fuir, déplorant que « ça parle trop fort » Et que l’on pourra à juste titre se demander finalement qui, d’elle ou de lui, a écrit le premier. Et à qui revient la faute du péché originel.

Ainsi l’incompréhension qui régit d’abord leur relation et donne lieu à tant de situations absurdes (leur premier mode de communication consiste à se lancer des mottes de terre) va-t-elle progressivement céder devant une certaine reconnaissance réciproques des qualités, caractères, manies, goûts et envies de chacun, et combien ceux-ci s’enrichissent au contact de l’autre. Et, tandis qu’Adam, personnage plus naturel que culturel (à l’opposé des préjugés qui voudraient que l’homme soit du côté de la raison et la femme de l’instinct) va devenir plus sophistiqué à mesure des échanges avec Eve, celle-ci apparaît clairement à la fin du récit et malgré la moindre place qui lui est réservée, bien plus complexe que son compagnon qu’elle nomme « l’Expérience ».

Tirant des leçons des siennes propres, éprise de beauté et férue de sciences, c’est en effet chez elle que l’on retrouve les réflexions les plus originales ainsi que la plus grande part d’introspection. Déplorant d’être comprise par les animaux sans pouvoir les comprendre, honteuse de son ignorance, usant tour à tour d’un langage scientifique et familier, capable des pires bévues pour confirmer  ou infirmer ses croyances et postulats, elle va jusqu’à élaborer un principe d’induction/déduction pour valider ses actions : « Il est toujours préférable de valider les choses par l’expérimentation concrète : ensuite, vous savez[…] vous ne le saurez jamais si vous vous fiez uniquement à des intuitions et à des suppositions. »

Cette propension à interroger son propre point de vue mais également les divins desseins avec autant de naïveté que de rigueur ainsi que l’incapacité de supporter l’incertitude qui en découle qui constitue leur point commun. De là à dire qu’ils recherchent la connaissance il n’y a qu’un pas que chacun encourage et décourage à la fois, comme quand Adam veut empailler Caïn, ou quand Eve tente de cueillir le fruit de l’arbre défendu. Tout cela, on s’en doute, va les mener à la chute mais aussi à l’union à travers un récit aussi drôle qu’émouvant, bourré de clins d’œil et références bibliques, historiques, philosophiques ou scientifiques, de la théorie des formes à celle de l’évolution (avec un Caïn qui, de « poisson », devient « kangourou » sous le coup des théories que l’on peut à juste titre qualifier d’adamiennes)

Pour ce second volet d’Un éditeur se livre consacré à L’œil d’or organisée par Libfly à l’instar des Lettres à la terre du même auteur que d’autres contributeurs ont choisi, ce Journal d’Adam et Journal d’Eve bénéficie des talents du traducteur Freddy Michalski et de l’illustratrice Sarah d’Haeyer qui servent à merveille l’esprit de ce petit livre sur lequel il y aurait somme toute encore beaucoup à dire. Un ouvrage drôle et touchant à la fois, qui met en avant la complexité des genres et des relations qu’ils peuvent entretenir, la vision que l’époque de Twain et que l’auteur lui-même pouvaient en avoir, et qui questionne nos conceptions contemporaines au moment même où la question du genre fait débat.

Nous retrouverons L’œil d’or et ses parutions très prochainement avec, dans la collection Essais & Entretiens cette fois, La Révolte des enfants des Vermiraux d’Emmanuelle Jouet. Un ouvrage moins ludique et moins poétique qu’il n’y parait mais qui a le mérite de poser là encore des questions sociales puisqu’il présente « la dérive d’une institution sanitaire et éducative ainsi que les modes de complicité qui ont permis de dissimuler ces crimes ».  

dimanche 17 mars 2013

Bric-à-brac man, Russell H. Greenan

Après Allia ou encore la Contre Allée, j’ai aujourd’hui le plaisir de vous présenter cette neuvième édition d’un éditeur se livre organisé par Libfly et consacrée cette fois à L’Oeil d’or - que je tiens à remercier - maison d'édition indépendante et de qualité que j'ai eu l'occasion de découvrir dans une vidéo de présentation passionnée de Jean-Luc d'Asciano ainsi que par l'intermédiaire de ce premier ouvrage intitulé Bric-à-brac man. 
Réédition du roman de Russell H.Greenan datant de 1976, celui-ci a fait l'obet d'un travail soigné, illustré ne dizaine de gravures en noir et blanc de Sarah d’Haeyer qu’il vaut toutefois mieux découvrir au fur et à mesure au risque de se voir révéler l’intrigue.  

Quant à l'intrigue elle-même, « Par où commencer? En voilà une question piège. Dieu seul sait où naissent les drames personnels » nous dit le narrateur. Hasard ou fatalité c’est quoiqu’il en soit par la rencontre avec son cousin Maurice Fitzerald à qui il doit de l’argent qu’Arnold Hopkins, « cueilleur » de profession, c’est-à-dire brocanteur itinérant, va débuter son récit. Refusant d’abord les « petits boulots »  malhonnêtes que lui propose celui-ci pour éponger sa dette, Arnold ne rechigne en revanche pas à exécuter les réparations que lui propose Mme Dunlap, gérante d’un hospice pour vieilles dames riches pour mieux abuser de la crédulité mais aussi de l’avarice de celles-ci.

Passionné par les objets et l’argent qu’il se figure pouvoir en tirer, le narrateur ne tarit pas d’éloges devant les bibelots et babioles en tous genres qui lui passent sous les yeux et entre les mains, se tuant à la tâche, souvent en pure perte, dans l’espoir du trésor, du filon, de l’occasion qui de larron le changerait en honorable et renommé antiquaire. Une attention qui contraste avec ses étranges épisodes d’ « amnésie spasmodique » qu’il attribue au stress et à l’angoisse de son mode de vie, encore accrus lorsqu’il finit par accepter de ces « boulots confidentiels » qu’on lui propose sans cesse et qui, fatalement, ne le resteront guère éternellement. Ajoutez à cela la rencontre avec une « fille époustouflante » mais voilée et voici le décor planté, les éléments réunis, préparant la tragédie qui va désormais se jouer.

Astucieux mais téméraire, malin mais pas assez pour éviter les ennuis, souvent confronté à plus rusé et plus violent que lui : ainsi se révèle progressivement notre Bric-à-brac Man, héros pas super du tout, au fil d’entreprises de plus en plus ardues et risquées du fait même de sa propre ingéniosité. Sans être virtuose, il se montre en effet un amateur aussi avide que zêlé, détaillant la mise en place de ses casses avec la même minutie que les affaires courantes qu’il continue tant bien que mal à mener. Self-made – mais aussi mad et bad – ce même Bric-à-brac man ne manque évidemment pas de cotoyer nombre de personnages hauts en couleur tel Lew, ancien comique radoteur, Hogan Guilfoyle, grippe-sou aigri et envieux guettant le commerçant voisin à la jumelle, ou encore Félix Merendano qui prétend être le diable en personne, assisté de son facétieux serviteur et bouc émissaire Xochimilo. 

Vendeur ambulant puis antiquaire, Russell H. Greenan transpose avec brio son expérience en faisant un généreux étalage des objets, des astuces, du jargon qui ont cours dans cette « grande famille » qui fut la sienne. Tous éléments d’un milieu qui joue sur les ressorts comme sur les failles de l’économie capitaliste et libérale à grand coups de clientélisme, de crédits, d’intérêts, de chèques en bois et de la langue qui va avec. Et ce avec un sens de la description et du détail mais aussi de la construction d’une intrigue rythmée et riche en rebondissements se déroulant sur près de 250 pages découpées en une quarantaine de chapitres qui se présentent d’abord comme un récit puis nous entraînent dans une série d’affaires qui se suivent puis se mêlent comme autant de pièces d’un puzzle avant de s’assembler en un surprenant dénouement qui révèle la nature même de l’ouvrage.

Réellement captivant et sombrement drôle, Bric-à-brac man a tout d’un roman américain de la grande époque, qui tient dans le même temps de la littérature blanche et du polar avec ses personnages tout à la fois puritains et roublards, de l’étude sociologique et du divertissement en retraçant les contours d’un univers où la fin justifie les moyens, la nécessité est mère d’invention, la prudence mère de sûreté, les volés tous des voleurs, et où l’on ne sait jamais à qui l’on a affaire ni où l’on met les pieds. Le portrait d’une société mue par l’apparence, le mensonge et la spéculation au sein de laquelle « Si vous vous adonnez à la vérité, ne serait-ce qu’une seule minute, tôt ou tard on vous fera passer cette fantaisie. C’est pourquoi les hommes honnêtes appartiennent à une espèce en voie de disparition ». Désabusé, malchanceux autant que malheureux en affaire comme en amour, ce Bric-à-brac man n’est en revanche et heureusement pas dénué d’humour, à qui l’on conseille de se lancer dans le music-hall. Un personnage en compagnie duquel l'on passe somme toute un excellent moment, et que je vous invite à découvrir sans plus tarder.

A ce titre je tiens à nouveau à remercier Libfly et L'Oeil d'or pour cet ouvrage qui s'est révélé être une excellente surprise, et vous donne d'ores et déjà rendez-vous pour la suite de cette nouvelle édition d'Un éditeur se livre avec cette fois la (re)découverte du Journal d'Adam et journal d'Eve de Mark Twain. En attendant vous pouvez retrouver le détail de l'opération sur la page Libfly consacrée à l'opération, suivre les échanges concernant cet ouvrage sur le forum dédié ou encore explorer les autres publications de l'éditeur sur le site officiel de l'Oeil d'or.      

lundi 25 février 2013

Trame d'enfance, Christa Wolf

« Christa Wolf n'a que seize ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au moment de l'exode en 1945, elle rencontre un homme qui a survécu aux camps, en fuite comme elle. Il porte un pyjama rayé, et constatant l'étonnement de la jeune fille, il lui demande: " Mais dans quel monde avez-vous vécu ?" C'est à cette question que l'écrivain tente de répondre dans Trame d'enfance. 

La documentation pure ou le récit qui, dans W ou le souvenir d’enfance de Perec, se substituent parfois à la mémoire ne sont ici, à eux seuls, d’aucune utilité pour y répondre. Il s'agit cette fois de retourner tout à la fois aux endroits non seulement imaginaires mais surtout réels qui l’ont constitué. 

Accompagnée de son frère, de son mari ainsi que de l’une de ses filles, la narratrice se rend donc sur les lieux de son enfance plus de vingt-cinq ans près la fin de la guerre qui a vu la chute de l’Allemagne nazie pour tenter de comprendre ce qui s’est passé et l’enfant qu’elle a été.

Dès l’exergue le ton est donné, qui interroge l’histoire, le mimétisme, la communauté, l’identité mais aussi la conscience, le sentiment d’appartenance et celui de culpabilité : « Quiconque croit reconnaître des similitudes entre un personnage du récit et lui-même, ou une personne de sa connaissance, devrait réfléchir au curieux manque de singularité qui s’attache au comportement d’un grand nombre de nos contemporains. Il conviendrait d’en incriminer les circonstances en ceci qu’elles produisent des types de comportements reconnaissables ».

Sous la trompeuse apparence d’un discours moralisateur, celle qui figure parmi les plus grands écrivains allemands de sa génération se livre ainsi à un profond exercice d’introspection qui met en question tant la responsabilité de l’individu que celle de l’écrivain, et qui fait écho à la conférence du même nom prononcé par Sartre dès 1946. 

C’est l’utilisation de la première, seconde et troisième personne pour parler d’elle à différents stades de son évolution qui m’a permis, à l’instar de l’œuvre de Georges Perec, de découvrir cet ouvrage dans le cadre de recherches sur la narration. La difficulté et la nécessité de dire et d’écrire ce qui hante, l’impossibilité de se reconnaître dans ce que l’on a pu être, la question des mécanismes de la conscience et de l’inconscient, le rapport à l’autre, donnent à la mise en perspective de la vie particulière de cette enfant vouée aux jeunesses hitlérienne une portée psychologique et historique qui dépasse le cadre particulier qui l’a vu naître et en font là encore un excellent témoignage sur le travail de l’écrivain.

dimanche 17 février 2013

Ovni, Trondheim, Parme, Dreher

Ils sont trois à s’être adonnés aux joies de cet album : Lewis Trondheim au scénario, Fabrice Parme au dessin, et Véronique Dreher aux couleurs. C’est beaucoup pour une histoire qui ne semble au premier abord pas vouloir dire grand-chose, dont le dialogue est absent, et dont on ne sait que faire dans un premier temps, sinon l’aborder un peu à la manière d’un volume de la série Où est Charlie, en observant et en recherchant attentivement où peuvent bien être cet Ovni, ou plutôt ces Ovnis. Et c’est là que ça devient fou : car ils sont partout, en tous temps et tous lieux ! 

 Ainsi suivons-nous les péripéties de ces petits extra-terrestres bleus, de leur arrivée sur la planète du même nom à l’époque des dinosaures jusqu'à l’extinction de ceux-ci ; de leur rencontre avec les hommes de Cro-Magnon jusqu'à l'avènement des grandes civilisations, égyptienne, grecque et romaine ; des invasions barbares à la découverte des Amériques et de l’Asie en passant par l’île de Pâques ; du Proche-Orient aux temps moderne, au débarquement et à l’ère nucléaire, tant leur histoire est aussi la nôtre.


Tour à tour curieux ou effrayés, accourant ou fuyant, piétinés, dévorés, foudroyés, écrasés, noyés, détruits en somme, le plus souvent par maladresse, par mégarde, par ignorance, et parfois même par l'intelligence d'autrui (à l'occasion de cette scène où ils sont confrontés à l’allégorie de la caverne), ils deviennent les témoins privilégiés de la destinée humaine, au point de nous faire oublier la leur. D'où cette question qui reste en suspens tout au long de cette aventure : arrivés lors d’un crash, parviendront-ils à repartir ?

Pour tenter de répondre à cette question il suffit de faire preuve d'un tant soit peu d'attention pour s'apercevoir en suivant ces personnages qu’à chaque double page deux chemins au moins s’offrent à eux, l’un mettant à terme à leurs aventures, l’autre leur permettant simplement de poursuivre leur existence tumultueuse. Ainsi cette bande dessinée qui se déroule comme une frise chronologique d'une cinquantaine de pages, soit une fresque de près de dix mètres, tient-elle également du jeu de piste, du labyrinthe, et du livre dont vous êtes le héros.

Graphique et coloré, malin et amusant, jalonné de détails, bourré de références et de clins d’oeil aux mythes et légendes ainsi qu’aux personnalités qui ont marqué leur temps, cet Ovni qui porte bien son nom, somme toute très caractéristique de la collection Shampooing lancée par Lewis Trondheim aux éditions Delcourt ( « Ça lave la tête et ça fait des bulles. » ), constitue une manière plaisante d'enseigner quelques repères aux plus petits ainsi et offre un excellent divertissement aux plus grands.

samedi 9 février 2013

W ou le souvenir d’enfance, Georges Perec

W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, est un récit qui commence sur une île. Qui rappelle L’Utopie de Thomas More ou le Neverland du Peter Pan de J.M.Barrie. Où les enfants perdus, d’abord laissés à eux-mêmes, deviennent ici les athlètes d’un idéal mis en lumière par Leni Rie­fens­tahl dans Olympia. Qui se termine à l'ombre d'une dystopie dont les conséquences évoquent bien davantage le Nuit et Brouillard d'Alain Resnais. Un drame dévoilé au gré d'une construction savante, difficile d'accès et plus encore à suivre, entre notes correctives et anecdotes anodines en apparence, mais essentiel pour comprendre la démarche de l’écriture autobiographique en général et celle de Perec en particulier ainsi que ses liens avec l'introspection et la psychanalyse, à l’instar de L’Age d’homme de Michel Leiris.


C’est en 1975, près de dix ans après Les Choses qui l’ont révélé, un an après l’adaptation par Bernard Queysanne d’Un homme qui dort (chronique et vidéos ici), et trois ans avant la consécration de La vie mode d’emploi, que Perec fait paraître ce W ou le souvenir d’enfance, que l'on retrouve aujourd'hui dans la collection Imaginaire de Gallimard, composé de deux récits alterné, très différents et cependant, ainsi qu’il le déclare lui-même, « inextricablement enchevêtré » comme nous allons le voir.

Le premier est constitué de l’histoire de Gaspard Winckler qui revient sur son passé sans parvenir à réunir ni preuve ni date, récit fragmentaire dans les faits, mais précis dans le dialogue qu’il entretient avec un mystérieux contact nommé Otto Apfelstahl qui le charge de retrouver celui dont, déserteur, il aurait usurpé l’identité et qui, en fuite ou abandonné, aurait survécu à un naufrage. Cette quête dont il se dit « témoin et non acteur » va alors le mener dans une seconde partie à révéler ce qu’il sait d’une île appelée W, prétendument fondée par un certain Wilson, constituée de Wasp, gouvernée par le Sport.


Une île où les règles seraient arbitraires, les affrontements entre individus ou villages sauvages, la et les disciplines strictes, les récompenses somptueuses, les punitions cruelles, la loi aussi implacable qu’imprévisible. Une société de maîtres et d’esclaves, inspirée des sociétés antiques et des méthodes concentrationnaires, illusoire, dérisoire, où l’effort de chacun ne sert qu’à les réduire tous et qui fait l'objet d'une description longue et précise qui tranche avec ce que le narrateur dit ignorer de sa propre identité. 

Le second se présente comme une enquête visant à reconstituer l'élaboration de ce récit, mais aussi des souvenirs de l'auteur lui-même à travers celui-ci. De cette mise en abîme qui commence avec l'affirmation d'une amnésie (« Je n'ai pas de souvenir d'enfance »), de l'histoire de celle-ci, de ses antécédents familiaux, du chemin entreprit pour recouvrer une mémoire occultée et révélée tout à la fois par la « grande histoire » et par le récit imaginé par l’enfant qu’il fut, va naître une anamnèse, mais aussi le constat d'un indicible. 


C'est d'abord en posant successivement les souvenirs et les photographies qui lui restent, en analysant leur construction, en tentant de délier le vrai du faux puis, dans une seconde partie, en tentant de relier ces éléments, de recréer les rapports qui auraient pu exister entre les actions, les lieux, les gens qu'il a connus, que l'auteur va réellement établir un édifice capable de rendre compte de cette mémoire et, à travers lui, bâtir une histoire où règne l'importance non du sens, mais des signes, des mots, des symboles, des détails.

L’ensemble, alterné, divisé en deux parties séparées par trois points de suspension, rassemble ainsi nombres d’éléments particuliers et à part entière qui ressurgissent sans cesse dans l’œuvre de Perec, parmi lesquels l'importance du classement, de la typographie, de la contrainte, du vrai, du faux, jusqu'au personnage même de Gaspard Winckler que nous retrouvons dans La vie mode d’emploi ou Le Condottière. Mais c’est surtout la perte et l'insécurité liées à la mort et à la déportation de ses parents qui transparaît tout du long, et notamment dans l'évocation du passage sur W d’enfants insouciants et libres à un âge adulte qui constituera leur réalité et leur apparaît d’abord comme un cauchemar inconcevable et incompréhensible avant de les condamner à un espoir trompeur et à un silence forcé. 

Photos extraites d'Olympia de Leni Rie­fens­tahl.

vendredi 25 janvier 2013

La Révolution des casseroles, Jérôme Skalski

Après Un Fil Rouge de Sara Rosenberg, et comme annoncé précédemment, j’ai le plaisir de vous présenter La Révolution des casseroles de Jérôme Skalski, sorti en octobre 2012 aux éditions de La Contre Allée, dans la collection nommée Un Singulier Pluriel, à laquelle appartenaient déjà Cosa Nostra et Le Retour du Prince

L’auteur, journaliste et reporter, nous y explique comment, et par là même pourquoi, le pays est passé « du statut de « laboratoire » du néo-libéralisme à celui de symbole de la « déroute » du système financier international » en retraçant l’historique de la crise, de la révolution, puis de la constitution qui en résultent.  

L’Islande, « terre de glace », doit en effet moins son nom à son climat qu’à ses vastes étendues désertiques et stérile qui limitent ses ressources à la géothermie et à la pêche et la rendent dépendante de son commerce extérieur. Or l’arrivée au pouvoir des « Néo-Viking », tenant d’un capitalisme financier néo-libéral incarné par le Parti de l’Indépendance, l’entraîne dès les années 90 dans un processus de privatisation, de défiscalisation, de déréglementation qui crée et accroît de façon exponentielle la dette du pays envers la Banque Centrale de l’Union Européenne, rejointe peu de temps auparavant, et la conduit dès 2006 à une crise qu’elle ne surmonte qu’en apparence. En moins de deux ans, faillites, licenciements, chômage et perte du pouvoir d’achat se succèdent et se multiplient, transformant alors le modèle islandais en symbole de la crise.

Commence alors la « Révolution des casseroles », mouvement populaire qui dénonce à grand bruit la corruption puis la trahison des élites politiques et industrielles acquises à la cause des banquiers, provoquant une mobilisation et une répression sans précédent depuis 1949, date de l’adhésion de l’Islande à l’Otan. La tension monte progressivement au fil des coupes dans le budget de la santé, des arrestations, des interventions télévisées, des lacrymos et des braseros, conduisant à des élections anticipées, à la démission du ministre du commerce et du premier ministre ainsi qu’à la victoire de la mouvance Gauche-Vert qui avait rejoint le mouvement, et à la formation d’un gouvernement provisoire en vue d’une révision de la constitution de 1944 héritée de celle octroyée par le roi de Danemark un siècle auparavant.

Au terme d’un processus nouveau, de l’élection d’une assemblée constituante à la consultation des citoyens via les réseaux sociaux, le texte définitif de la « Proposition pour une nouvelle constitution pour la République d’Islande » est élaboré et approuvée par le Conseil Constitutionnel. Une constitution qui institue une démocratie parlementaire avec un président aux fonctions retreintes et une assemblée aux pouvoirs élargis, qui peut le destituer et être dissoute par lui. «  Une constitution d’un genre inédit » qui entérine les acquis de la Révolution et repose sur les valeurs de la société islandaises, définies pour l’occasion au cours de nombreux  débats : l’accès à la justice, à l’éducation, aux ressources naturelles, à la paix. Une constitution où seul le peuple demeure indissoluble, avec en sus un procureur spécial ainsi qu’une commission d’investigation chargés d’enquêter sur la corruption et la responsabilité des élites dans la crise.

Une constitution qui, somme toute, va à l’encontre de la tendance constatée aujourd’hui dans les autres pays, en mettant un frein à l'exploitation et à la spéculation jusqu’alors soutenues comme ailleurs par les manipulations des médias en réaffirmant les droits fondamentaux de la personne humaine. Une expérience islandaise - que la presse étrangère n’a, pour l’essentiel, guère relayée jusqu’ici que comme l’exception d’un village de pêcheur isolé confirmant la règle libérale d’un monde globalisé et qui avec le temps - et désormais grâce à Jérôme Skalski et aux éditions La Contre allée que je tiens à nouveau à remercier - nous apparaît davantage comme un modèle viable et applicable de développement à travers ce petit ouvrage intéressant, clair, factuel et instructif, ancré dans le réel et tourné vers l’avenir.  

 Rencontre avec Jérôme Skalski à la librairie L’Harmattan de Lille le 17 octobre dernier 
dans le cadre de l’opération La voie des Indés organisée par Libfly. 


Crédit photo et vidéo © Jérôme Skalski -  la Contre Allée -  Libfly

jeudi 17 janvier 2013

Un fil rouge, Sara Rosenberg

Après Cosa Nostra et Le Retour du Prince, nous retrouvons les éditions La Contre Allée avec deux nouveautés intitulées respectivement Un fil rouge et La Révolution des Casseroles, parues il y a quelques mois à présent dans chacune de leurs deux collections.
 
Un fil rouge, est le premier des quatre romans de Sara Rosenberg. Publié 1998 en Espagne, inédit en France, traduit par Belinda Corbacho, il est sorti le 4 octobre dernier dans La Sentinelle, collection qui entend porter « une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels » au sein de la Contre-Allée. 

L’auteur, « militante politique durant les années 70 », forte de son expérience, nous plonge dans ce passé sur la piste de son héroïne, Julia Bereinstein, au cœur de cette Argentine où elle a elle-même combattu et fut emprisonnée pendant plusieurs années.                 

« Puzzle narratif et labyrinthique », le récit se déroule progressivement, à la manière d’une bobine de film, au gré des témoignages. Celui de José qui évoque le travail et les groupes d’entraide et avoue combien il est difficile de « nager entre deux eaux » : celle des amis du syndicat et celle de l’argent fourni par « la pince », ce système de renseignement généralisé auquel nul n’échappe. Celui de Marcos, dit le familier, qui évoque les affaires prospères du père de Julia et les lubies de celle-ci. Celui de Trinidad qui présente le point de vue des femmes, leurs sentiments et sensations, celui des hommes et leur sens du devoir. Ou encore celui de Natalia devant la Commission des Droits de l’Homme.     

Ce procédé de la biographie orale nous laisse ainsi découvrir les différentes facettes d’un personnage, esquissant par là même le portrait complexe d’une héroïne absente, sorte de puzzle auquel la démarche du narrateur redonne corps. Entre les interstices de ces « enregistrements », émerge en effet progressivement, avant de s’imposer tout à fait, la parole, plus poétique, moins politique, plus imagée, de Miguel. Ami d’enfance de Julia, il se remémore les moments privilégiés de leur relation pour mieux commémorer le combat de celle-ci et de ses camarades au travers d’un film rassemblant les éléments recueillis.  

A travers la vie de Julia, c’est évidemment l’histoire de tout un pays, de toute une époque, dans ses contrastes et ses contradictions, qui se dessine. Julia qui, telle Antigone, mue dans une folle, mais consciente résolution, incarne un amour et une liberté dont l’absence se fait cruellement sentir. Julia dont l’existence n’est plus attestée que par ses quelques écrits - des notes laissées en marge de quelques livres aux lettres qu’elle échange avec son ami - ainsi que par ceux qui conservent son souvenir, rappelant l’importance de la mémoire, à l’instar d’Isaias, le grand-père : « Nous oublions notre histoire. Ici tout le monde croit que les choses sont ainsi par la volonté de Dieu, des rois ou de je ne sais trop qui. Si les gens sortent dans la rue et risquent leur vie, ce n’est pas pour le plaisir, c’est parce qu’ils n’en peuvent plus. Voilà ce qui est en train de se passer ».

Ainsi, parce qu’elle apparaît dans toute son humanité, Julia, plus qu’un symbole désincarné, permet d’interroger la place de l’individu dans l’histoire, dans la résistance à l’oppression, valable en tout temps et en tous lieux. Une question qui passe par l’analyse des causes, parmi lesquelles l’accaparement qui pousse à l’endettement puis au vol, encouragés par l’exemple de la publicité et de la corruption que dénonçait il y a déjà cinq cents ans le juriste et humaniste Thomas More dans son Utopie : « Que faites-vous donc ? Des voleurs, pour avoir le plaisir de les pendre. » Une question qui passe aussi par l’analyse des conséquences de l’engagement, de la fin et des moyens, ainsi formulée par l’un des membres du Weather Underground : « jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? ». Un fil rouge qu’il s’agit en somme non de fuir comme un animal pris au piège, mais de suivre et de voir venir afin de ne pas se laisser encercler.

Je tiens une nouvelle fois à remercier La Contre Allée, et tout particulièrement Benoit, pour cette découverte, et vous donne rendez-vous très prochainement avec La Révolution des Casseroles de Jérôme Skalski, qui aborde la question de la mise en œuvre de la nouvelle constitution islandaise.

D'ici là vous pouvez retrouver Sara Rosenberg accompagnée de Belinda Corbacho le vendredi 18 janvier à 19 h dans le cadre d’une rencontre à la librairie Palimpseste (Paris 5e) ainsi que le samedi 19 janvier à 10 h 45 à l'Institut d'études ibériques et latino-américaines pour participer à la Journée "Gradiva"sur le thème les paradigmes masculin/féminin sont-ils encore utiles ? (Tout le Programme ici.)