jeudi 12 novembre 2015

Rentrée littéraire : dernier inventaire avant liquidation

Les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, me répétait souvent ma grand-mère. Ce que je m'empressais de répéter à mon tour, histoire d'en rajouter un peu. Aujourd'hui, quand je fais le tour de mon blog et passe en revue ses mues, j'avoue que mes chroniques rétrospectives – écrites au lance-pierre, au lance-grenade et, de façon générale, à l'occasion – me gênent un peu aux entournures, tout à la fois trop uniformes et trop cavalières. Dans le même ordre d'idée, j'avais imaginé écrire celle-ci en un tour de main, voire à la cosaque ou à l'emporte-pièce. Mais les idées ayant, pour peu qu'elles soient plusieurs, comme les livres une sainte horreur de l'ordre, je laisse finalement à Frédéric Beigbeder le soin de l'intitulé.


J'avais prévu et annoncé pour cette rentrée littéraire des articles plus fréquents et plus courts qu'à l'ordinaire. Mais, si j'ai pu tenir un rythme de lecture plus soutenus, je n'ai pu me résigner à évoquer de façon lapidaire des livres que je considère en bonne part, chacun à sa manière, comme des monuments. Et ce, aux dépens d'autres ouvrages auxquels je souhaitais, dans une moindre mesure, faire écho. Pas pour le blog pour des raisons de cohérence, de ligne, de format, de temps, d'espace. Mais pas de côté pour autant. Des Pas de côté donc, que vous pouvez d'ores et déjà retrouver sous la forme d'un album photo commenté sur les réseaux.

Pour ces mêmes raisons, il m'est difficile de laisser - ne serait-ce que pour un temps – ces monuments explorés, sans un dernier coup d'éclat, de semonce, d'état et de fait, dans la forme comme dans le fond. C'est pourquoi j'ai souhaité, à tort ou à raison, donner à cette rétrospective les allures d'un roman feuilleton-d'aventure-théâtral-en-un-acte, exercice contre nature destiné à mettre en scène sous un angle différent les chroniques publiées et à rendre une nouvelle fois hommage aux livres, auteurs et éditeurs évoqués. En deux mots de procéder à un

Dernier inventaire...

Bien entendu il y avait eu des signes, une ligne, une voie. Il y avait eu bien entendu Le Mot et le Reste, bien lu recycle des Contrées, bien sentie la série américaine, Saroyan, London et leur morale à géométrie variable. Les Gaspilleurs et Le passager clandestin. La nécessité de lire et d'écrire à tout va, de jouer son va-tout et de Mentir à perdre haleine. Un mentir vrai, cela va de soi. Il y avait eu le scintillement argentin, l'éclipse Saer et son efficiente Glose il y a bien longtemps déjà. Et puis, plus près de nous, Les chemins de retours de Cervera. Autant de sentiers lumineux et détournés, autant de Contre-Allées, de lieux imaginés qui tous m'ont amené, à la veille de la rentrée et de la sortie de Merci, à demander à l'éditeur 

Quoi faire


Question-réponse que Katchadjian, mieux qu'aucun autre, avait enchâssé tel un Grand Os, artefact rayonnant, à l'ombilic du monde. Et avec elle cette joie fulgurante et dévastatrice qui vous saisit à l'idée que l'on puisse – Encore ? Déjà ? - écrire comme cela. A l'idée que la littérature ça peut-être ça. A l'idée que le rêve – que ce que l'on voulait écrire sans bien savoir quoi, c'est-à-dire lire – se réalise là, devant soi. Et ce malgré le beurre froid dans les poches, la corde raide, la concupiscence et la censure, la peur de se tromper et ses conséquences, la paralysie, la chute et la décrépitude, la peine et la nausée, la nervosité et la guerre. Malgré le sentiment que « les choses se compliquent », se « tendent » et « dégénèrent » pour les oniriques et incessants migrants de ce livre entêtant. Malgré la peine de prison encore encourue par Katchadjian pour s'être réfugié au cœur du labyrinthe borgésien au lendemain de l'acquittement d'Erri de Luca. Il faut dire aussi que Quoi faire est aussi un formidable livre politique et libertaire.

A peine cette question posée, brusquement la rentrée littéraire. La prescription uniforme, presque la conscription. Il n'y a plus d'apprêt, on le sait, à Saint-Germain-des-Prés. Juste un avant. Liquidation à la Hune. A la Deux, magots. Entre les soldes du lointain Printemps et celles du Nouvel An. Prix au rabais malgré les exceptions. Qui confirment la règle. De Troie, évidemment. Et les chevaux légers de même, outsiders aux côtés de ceux de trait coiffés au poteau, cheveux défaits en berne et mise en plis mis en bière. Quand, au détour de mondes et de Vies Parallèles, soudain ce cri :

Merci


Katchadjian, encore lui. Le même point de mire, la même liberté pour visée, la tyrannie de l'absurde toujours en ligne de front. Entraîné par les événements il ne s'agit plus de savoir Quoi faire, mais comment. S'impose alors, à la guerre comme en littérature, la nécessité des hommes et des femmes, des armes et de l'argent. Des hommes et des femmes, il y en a encore : Marie Cosnay, Stéphane Vanderhaeghe, Philippe Annocque et Pierre Cendors, mais aussi Rich, pour ne citer qu'eux. Des armes il en va de même, à commencer par le langage et par les livres. Dans Cordelia la guerre et dans Archives du vent il y a un Berreta, dans Merci et dans Charøgnards quelques fusils, dans Pas Liev au moins une brique. Quant à l'argent, justement, il manque. Tout le temps. N'en déplaise au président de la Société des auteurs qui déclarait il y a peu qu'il n'y en a pas besoin pour écrire un livre. Tout en reconnaissant que c'est « beaucoup plus compliqué sans ».

Mais de quoi parlons-nous ici ? Depuis quand peut-on sur le même pied parler du dedans des livres et des dehors de l'édition ? Certains déjà ne suivent plus, perdus dans ce fourre-tout foutraque et indécis et demandent Merci. Ils ont raison. Car, en plus de faire partie de ces livres rares qui ici et là ne nous accordent la grâce de les comprendre qu'à condition que l'on ait éprouvé dans son corps l'expérience de lecture à laquelle ils nous convient, Merci convoque dans le détail, ce qui est sombrement génial, cette révolution perpétuelle, commune à toutes les sociétés humaines, en tout temps et en tous lieux, qui mène de la révolte à l'endoctrinement, de l'espoir aux exactions, de la libération à l'oppression. La dialectique létale de l'injustice subie et infligée qui ainsi se perpétue de cachot en château et dont l'ombre perdure tant que demeure le moindre mur.

Murs de la honte, murs des Lamentations, mur-mur dos à dos, le froid et la goutte au front, camps de concentration mis à contribution. Gérer le flux à tout prix, mais pas trop. Pour combien de temps, combien de migrants, demander un devis. Murmure qui monte, rumeur qui gronde. Elle marche vite Cordelia, rattrape l'actualité et lance des

Paris sur l'avenir


Guerre, bombardements, rayonnement d'ondes électromagnétiques, empoisonnements, attentats, pandémies, épidémies, radioactivité : « Ces choses-là arrivent, dit Mitchell. Pour de vrai ». Pour y pallier, Zukor joue et rejoue des scénarios toujours plus gros, toujours plus improbables. Le problème c'est que, si Mitchell réfléchit beaucoup, il évite généralement de penser. Alors quand la catastrophe advient, il n'est plus temps, ni de l'ajourner ni de l'infléchir, tant et loin s'en faut. Venu des Etats-Unis, cet autre pays du langage, Paris sur l'avenir se présente comme un petit théâtre des catastrophes avec de vrais humains dedans. Un roman sombre et truculent, drôle et gentiment - mais sûrement - barré, à l'image de notre héros qui fait également écho à l'actualité, entre capitalisme carnassier et reflux des migrants, et vous invite aussi réellement à vous réfugier au Sous-Sol et à remettre en question votre mode de vie avant qu'il ne soit trop tard, avant que ne débarquent ceux qui, envahisseurs ou réfugiés, passent aux yeux de certains pour des

Charøgnards


Les mots sont comme les corbeaux : insaisissables, invasifs, erratiques et volatiles. Face à cette « allégorie » fatale et futile, le travail de l'écrivain, vital et utile. « Ne cédons pas à la facilité du langage ». Allions sens et son, forme et fond. Rallions l'effet. Raillons les faits. Entre poème prosaïque, révolte poétique et transe hypnagogique, Stéphane Vanderhaeghe use avec ses Charøgnards de toutes les ruses et démontre la capacité d'un style et d'une expression inventifs et soutenus, prophétiques et réels, contagieux plus que prophylactique, à élargir la perception, « promesse d'un avenir qui » avec ce roman à l'envergure atypique qui, entre envolées lyriques et piqués typographiques, ouvre au regard du lecteur et de l'édition de larges horizons aux confins desquels s'inscrivent les 

Archives du vent


Labyrinthique, onirique et méditative, chamanique et médiumnique, évanescente et granitique : telle est l'œuvre de Pierre Cendors qui se dévoile avec ce livre unique, jeu de solitaire mouvant et émouvant, étrange et fascinant, de casse-tête et de patience. Un roman-monde, plein, possible et mémoriel qui constitue également une formidable mise en abyme du travail de création et rappelle évidemment Le cycle des Contrées de Jacques Abeille. « Tant que tu peux revenir, tu n'as pas vraiment fait le voyage » déclare Roger Munier en épigraphe des Archives. Et c'est peu dire qu'il faut lutter, non seulement pour revenir à ce que l'on a fui - « La réalité, la vie, le monde- la feinte trinité » - mais aussi pour quitter cet univers interlope, inépuisable et magnétique, littéraire et cinématographique où règne l'intertextualité à l'image de 

Cordelia la guerre


Formidable relecture de Shakespeare auquel nous avons Lou et moi voulu rendre hommage par des dialogues impromptus. Exercice dans l'exercice, et pas de tout repos, mais ô combien jubilatoire, révélateur et salutaire. « Je construirai un diptyque, ici nous sommes emportés par les eaux, là mon présent à bouffer à des arbouses ou comment ça s'appelle. » Bombardements en Orient. Réfugiés. Frontières. Chômage. Immolations. Femmes, enfants, esclaves, noyades, prisonniers. /« Les canons sciés dépassent du bosquet. Ça fait une forêt deuxième, un étage hérissé au-dessus des feuillages moussus. Petit peuple hérissé. » Scène déjà vue, scène figée, scène à la dérive, charriant le flot d'immondices passées vers un pire aval. Coup de pied dans la fourmilière, table rase. Le livre érinye exécute. /Ivre livre qui renforce la détermination dans nos choix de vie, des cris à l'écrit, de l'effraie à l'or frais. Ivre livre, rempart contre les rampants et leur pensée inique. Interfère dans le martèlement, ouvre l'évidence, la forge et force l'or à se changer en, mais 

Pas Liev


Pas Liev, évidemment. Sa logique propre sous les dehors très terre à terre de ses souliers souillés. Sa mauvaise foi assumée. Sa bonne mauvaise foi, sartrienne, existentielle, existentialiste même, dans le fond comme dans la forme. Une mauvaise foi qui déforme, renvoie à La Nausée. Et à L'Etranger de Camus, confus, qui voit rouge, qui dit sang. Sans coup férir, par à-coups, Liev nous délivre sa vision du monde, sa façon de penser, de percevoir ce qui l'entoure. Insaisissable. Déplacé, dérangeant et cependant indépassable, Liev est lui-même comme personne. Et personne comme tout le monde. Avec lui en tous les cas Philippe Annocque nous offre un livre délirant, délivrant, cathartique où l'on - c'est-à-dire Liev - pense comme l'on pisse, sans toujours s'en rendre compte. Un livre où, quand il faudrait se rendre à l'évidence et rendre des compte, l'on est tenté de conclure par trois petits points dans la figure. Et une œuvre que l'on retrouvera avec Liquide 

... avant liquidation

Et la liquidation n'est pas loin à Saint-Germain. Quand en avoir ou pas et passer à l'action se résume à être côté en bourse. Quand la concentration devient une affaire de camp et l'édition de clan. Quand on préfère miser sur la quantité plutôt que sur la qualité. Inonder le marché et haranguer le passant. Compter sur ses lauriers pour rallonger la sauce. Sur le frontispice plutôt que sur les fondations. Sur le manque de palais que l'on entretient ainsi. Quand il faudrait éditer moins, mais mieux, se consacrer à chaque livre avec autant de ferveur, avec autant de passion. Et brûler ses vaisseaux. Et risquer la maison. Quand d'autres avec passion, dans le même temps s'y risquent et réussissent, l'on sent, l'on sait, que la révolution, du moins l'évolution, est en marche. Même les jurés, après un instant de panique, une sensation de flottement, ont suivi le mouvement. Tant et si bien que si le prix Décembre sent le sapin, les autres s'en tirent plutôt bien. Le Médicis avec Günday et Galaade, Le Wepler avec Senges et Verticales ou encore le Goncourt, peinard, avec Actes Sud et Enard.


La rentrée littéraire ne fait pas vendre davantage. Mais autrement. C'est pourquoi elle doit être un champ de bataille et d'expérimentation. Un athanor où le plomb se change en or. Si ce n'est pas le cas, aucune leçon à tirer sinon l'abstention, suivant le bon conseil de Mirbeau et Micberth. Il n'y a pas de désaffection des lecteurs, pas de cadavre de la littérature, simplement deux tentations. D'un côté le désir magnanime de vouloir ménager les vivants, quitte à leur épargner la vue du sens. De l'autre, la volonté assassine de vouloir laisser de beaux restes. Le choléra ou la peste. Pour avoir ici même cédé aux deux, je m'en lave aujourd'hui les mains et les yeux, ne lis et ne chronique désormais plus que ce que j'aime passionnément. Et vous invite à faire de même. Dans une société où l'on confond souvent le symptôme et la maladie, la littérature, elle, se porte très bien, merci. J'ai eu le plaisir de la rencontrer à plusieurs reprises pendant cette rentrée littéraire et je tiens aujourd'hui à remercier ceux qui la servent si bien. 

« Ils ont toujours été là, discrets, en marge de nos habitudes civilisées. Anodins, invisibles. Sauf qu'aujourd'hui les choses sont en train de changer. » Cette phrase de Charøgnards pourrait sans conteste constituer l'introduction d'un manifeste et ce que je dis de ce beau livre un hommage à ces éditeurs indépendants qui constituent la relève face aux dits grands ou gros. Une relève qui, sous les dehors barbares de ses noms de guerre – ici, Le Grand Os, Le Tripode, Quidam, L'Ogre ou encore L'Œil d'Or – et de ses noms de lieux – là, Zones Sensibles ou La Contre Allée – représentent autant de Vies parallèles. Autant d'auteurs, d'ouvrages et d'éditeurs qui participent à l'exsurgence d'une forme nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère, nous assistons en France. 

Une forme qui interroge le fond, marquée par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de combinaisons, dans laquelle le premier « je » se dissout lentement, imperceptiblement, pour céder la place à cet « autre » dont parle le Rimbaud voyant, et l'interpeller à la seconde personne. Une forme qui me parle et que j'explore dans mes propres travaux y compris, d'une certaine façon, par l'entremise de ce blog. Mais nous en reparlerons. En attendant, action !

Rentrée littéraire : dernier inventaire avant liquidation

Avec, par ordre d'apparition : 
Quoi faire (special guest de la rentrée), Pablo Katchadjian, Éditions Le Grand Os​ 

Merci, Pablo Katchadjian, Guillaume Contré, Vies Parallèles
Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur
Archives du vent, Pierre Cendors, Le Tripode
Pas Liev, Philippe Annocque, Quidam éditeur

Mais également :
Monsieur Toussaint Louverture, Le Mot et le Reste, Zones Sensibles, La Contre Allée, L'Œil d'Or, 2024, Le passager clandestin que vous pouvez également retrouver sur ce blog,
et bien d'autres encore qui ne manqueront pas avec le temps d'y faire leur apparition.

Remerciements :
A tous ces excellents livres, auteurs, traducteurs et éditeurs qui donnent un sens à la lecture, à l'écriture, à l'édition, à la rentrée même et, allons bon,  à la vie. A tous, Merci et longue vie !

mercredi 21 octobre 2015

Pas Liev, Philippe Annocque

Aujourd'hui sort Pas Liev. Ou peut-être pas. Peut-être Liev est-il déjà sorti. Ou peut-être pas. Le livre, lui, est en librairie. Philippe Annocque l'a brillamment écrit et Quidam joliment édité. Allez vous le procurer. Pour le même prix vous aurez Liev et Pas Liev. Un livre et une tuerie.

« Le débit était rapide, mais les syllabes se détachaient avec netteté dans l'espace. Liev s'est dit qu'il commençait à se faire tard ; Son ombre était longue. La roue avant de l'homme lui écrasait la face. »


« Et puis les choses sont allées moins bien. »


« C'était en plein milieu des champs. »
C'est là que tout a commencé. Du moins peut-on le penser. Au milieu des choses. En plein jour. In media res. In meridies. Le peut-on ? « Liev marchait depuis un bon moment », nous dit-on. C'est peu après qu'il s'est souvenu. Un peu. Deux fois. Au moins. Après, on ne sait pas. « On ne sait jamais ». Personne. Lui non plus. On le croit. On continue. Plusieurs chemins se sont offerts à lui déjà, et à nous, sans qu'on le voit. On est à la deuxième page seulement.

On est à la deuxième page. Seulement, et ce qui étonne tout d'abord, c'est la sensibilité aux couleurs, à la lumière. Au blanc, au rouge et au soleil qui les éclaire. Qui rappelle L'Etranger. C'est mot pour mot ce que j'ai noté à mon insu en marge du roman les deux premières fois que je l'ai lu. Car c'est un livre qui mérite plusieurs lectures. Ainsi ce qui étonne encore chez Liev c'est sa duplicité. Ou sa naïveté, c'est selon. Sa façon d'analyser les choses. Sa logique propre sous les dehors très terre à terre de ses souliers souillés. Sa mauvaise foi assumée. Sa bonne mauvaise foi, sartrienne, existentielle, existentialiste même, dans le fond comme dans la forme. Une mauvaise foi qui déforme, renvoie à La Nausée. Et à L'Etranger de Camus, confus, qui voit rouge, qui dit sang.

Sans coup férir, par à-coups, Liev nous délivre sa vision du monde, sa façon de penser, de percevoir ce qui l'entoure. « En réalité le soleil n'était pas si haut c'est l'horizon qui était bas. » Mais c'est à Kosko que l'on attend Liev, visiblement. Là qu'il se présente pour le poste de précepteur. Plusieurs chemins donc. On va y arriver. Mais avant cela il s'est passé quelque chose. Quelque chose d'apparemment anodin s'est passé. Se passe. Ou se passera. Quelque chose qui va déterminer tout à la fois : le récit, le passé, le présent et le futur de Liev et de Pas Liev, ou plutôt de son lectorat sans que celui-ci ne puisse jamais tout à fait déterminer quoi. Qu'importe. Pour Liev et Pas, les faits importent moins que ce qu'il faut faire ou pas. De fait, réellement, il y a eu cette petite construction de brique au bord de la route. Et l'oubli. L'oubli d'aller aux toilettes avant de sortir d'un cinéma sorti d'on ne sait où. Là Liev a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû.

Dû être vu voyant quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir en fait. Mal vu peut-être, mal entendu sûrement, par un passant en bicyclette. Et moqué certainement. Car Liev pense qu'on le moque. Souvent. A tout le moins, Liev - ou Pas Liev c'est selon - se soustrait lui-même à l'analyse qu'il opère à tout va. Son va-tout peut-être serait qu'il ne saurait réellement pas. Ignore ou veut ignorer ce qui l'indiffère en réalité, mesurant toute chose à l'aune de ce qui est « agréable » ou « désagréable », « bien » ou « pas bien », « convenable » ou « inconvenant ». Une éthique qui, en distinguant l'éthos de l'èthos, les mœurs de l'usage, l'éloigne du sens comme du bien communs. Car Liev veut bien faire, c'est un fait. En ce sens il n'est au fond pas différent de nous. Voilà sans doute pourquoi il n'est pas Liev. Pourquoi il ne trouve pas la place qui lui échoit. Pourquoi on l'invite dans un débarras, à s'asseoir là où rien n'est fait pour. Pourquoi les enfants sont en vacances. Pourquoi on lui fait jouer le rôle de sous-intendant en attendant leur retour. Pourquoi tour à tour l'on se méfie ou l'on se fend d'un peu de sympathie pour celui qui n'est peut-être pas si fou dans le fond. 


Dans le fond « ce n'était jamais facile de répondre » - dans la forme non plus, c'est un fait - aux questions qu'on lui posait. Aussi, parce que lui, Liev ou pas, fait toujours en sorte de faire ce que l'on attend de lui, il se voit sans cesse contraint de rechercher des sèmes, signaux, signes distincts, à défaut, semble-t-il, d'instinct ou d'empathie. Surtout il réagit. A tout. A rien. Différent de, et indifférent à tout. Passif surtout. Il est ce qu'on lui fait. Ce que les choses lui font. Comme elles viennent. Comme elles vont. Bientôt Liev tourne en rond. La réalité de la chose c'est tout de même quelque chose, non ? « Et puis les choses sont allées moins bien ». Toujours en représentation, mal à l'aise ce faisant et toujours mal faisant, pris à défaut en porte à faux et sur le fil, Liev se défausse, tente de se rassurer, de fuir autant qu'il le peut. Le peut-on encore ? Le peut-il vraiment ? Et croire à une histoire avec Mademoiselle Sonia quand Magda est dans son lit ? Se croire précepteur, abhorrer Karl, faire et s'en faire moins accréditer qu'accroire ? Que croire ? Et qui ? Pas Liev. Mais Liev oui, certainement. Dilemme du Crétois. Menteur ou pas, Liev ? Pas Liev le narrateur, mais un autre non plus fiable, unreliable narrator qui se fend de cette fable, de ce conte philosophique, expressionniste et réaliste, conçu autour de ce personnage peu affable sans véritable atour.

Tour à tour éléphant au milieu du salon, nez de Gogol au milieu du quignon, portrait à la Picasso, pantin qui se prend pour un vrai petit garçon, homme ferdydurkien cuculisé à la manière de Gombrowitz, innommable à celle de Beckett, la figure de Liev relève de tout cela. Ineffable. Insaisissable. Déplacé, dérangeant et cependant indépassable. Doté d'un calme aussi relatif que remarquable. D'un caractère aussi effacé que son empreinte est indélébile. Débile léger ou massivement Asperger, Liev marque par sa folie qu'on imagine aisément se retourner contre lui ou autrui. Qui souffre de tics et de tocs, de paranoïa, d'un délire de persécution, prend la pose dans un rôle de composition, présuppose que les autres en font autant, se soucie sans cesse de ce qu'ils pensent et sans arrêt de ce qu'il paraît sans le savoir jamais. Liev est-il plus ou moins conscient que les autres, qui révèle, peut-être à son insu, l'hypocrisie sociale et salutaire, presque sanitaire, de ceux qui l'entourent ? « On ne peut jamais savoir ». Pourquoi ne se souvient-on pas de ce que l'on a fait la veille. « Impossible de se rappeler ». Est-ce normal ? Est-on normal ? Qui est-on ?

On dira ce que l'on veut de Pas Liev, ce que l'on peut surtout, dépassé par ce personnage singulier, pluriel, déterminant, aux noms, prénoms et pronoms fluctuants dont on sent qu'il sombre progressivement. Hors monde sans doute, immonde peut-être, entre la veille et le sommeil, le rêve et le réel, Pas Liev est lui-même comme personne. Et personne comme tout le monde. Personnage à la dérive, sans âge ni ancrage, qui se cramponne à ce livre pas éponyme. Qui étonne, détonne, dénote. Où les mots se répètent et résonnent. Que l'on lit dans le blanc des lignes. Un livre comme pas un. Comme Pas Liev. Un livre délirant, délivrant, cathartique. Où rien n'est dramatique mais où tout est très sûrement tragique. Où l'on doute, assurément. De Liev mais comme Liev. Un roman où l'on court à sa perte. Doucement mais sûrement. Dans lequel on se glisse. Où le sentiment d'étrangeté autant que la virtuosité sont omniprésents. Où l'on perd la notion du temps.

Aujourd'hui sort Pas Liev. Ou peut-être pas. Le livre, lui, est en librairie. Philippe Annocque aussi, depuis plus longtemps que lui. Dix ans au moins séparent ainsi ses Chroniques imaginaires de la mort vive et ses Mémoires des failles. Rien (qu’une affaire de regard), nous dit-il. Homme moderne, agrégé de l'être, des réseaux et de la Vie des hauts plateaux, Philippe Annocque aime les je et les mots, déblogue, capitaine ad hoc et Nemo, depuis presque autant de temps derrière ses Hublots. Quand Abeille ou Cendors érigent des univers, Annocque s'élève lui-même en homme-monde habité par de multiples personnalités, développant une autobiographie ubiquitaire et parallèle, ouvroir d'une vie potentielle réalisée via l'écriture et vouée à elle, une vie faite œuvre qui embrasse tout le réel à travers chacune de ses parcelles. 

Le tout au gré d'une construction dont on perd les clés au moment où l'on croit les avoir trouvées. Où l'on ne sait qui se méprend. Dont on ne se déprend ni se défend. Où l'on est contre, mais tout contre alors. Où la fiction nous prend tout entier. Qui dénonce la prégnance et la vacuité de l'habitude, de l'attitude, de l'identité. Où l'on a le temps pour penser sans le pouvoir vraiment. Où l'on tourne à vide. Où l'oisiveté est mère de tous les vices. Où tous les ressorts sont employés à raison, jusqu'à la typographie une fois encore intelligemment mise à contribution. Où l'on est Liev et Pas Liev à la fois.

Dense, intense, sur un pied, sans les mains, les bras levés, Pas Liev est un livre enivrant dont l'indifférence ne nous laisse pas. Une intriguée policée et policière dont on sent les prémices, où l'on - c'est à dire Liev - pense comme l'on pisse, sans toujours s'en rendre compte. Un livre où, quand il faudrait se rendre à l'évidence et rendre des compte, l'on est tenté de conclure par trois petits points dans la figure. 


Avec Pas Liev s'achève ici en force et en beauté notre série consacrée à la rentrée littéraire de cette année. Ou peut-être pas puisque je vous propose de nous retrouver ici même dans une dizaine de jours pour une rétrospective un peu spéciale dont les livres et leurs personnages seront les héros.

D'ici là vous pourrez découvrir sur les réseaux quelques titres aussi divers que supplémentaires parmi lesquels Victoria n'existe pas, La femme qui pensait être belle, Les enfants de chœur de l'Amérique ou encore Tyler Cross.

Je vous invite également à aller voir du côté de chez Lou, de ses excellentes Feuilles volantes et d'Un dernier livre avant la fin du monde et de la rentrée, où vous pourrez également (re)trouver et (re)découvrir Dans les ruines de la carte ou nos Dialogues impromptus autour de Cordelia la guerre.

dimanche 11 octobre 2015

Dialogues impromptus autour de Cordelia la guerre.

« Je construirai un diptyque, ici nous sommes emportés par les eaux, là mon présent à bouffer à des arbouses ou comment ça s'appelle. »
« Les canons sciés dépassent du bosquet. Ça fait une forêt deuxième, un étage hérissé au-dessus des feuillages moussus. Petit peuple hérissé. »

Cordelia la guerre - Marie Cosnay - éditions de l'Ogre


Bombardements en Orient. Réfugiés. Frontières. Chômage. Immolations. Femmes, enfants, esclaves, noyades, prisonniers. Morts. Masse. Du papier, du neutron, plus, plus. Trop de publications. Trop de paroles. Ça parle pour ne rien dire. Images, ondes, bruit : bombardement, bombardement, bombardement.

Traitement uniforme de l'actualité. Raz de marée de la pensée unique, idéologique, composée d'une multitude d'idées simples et identiques qui se renforcent, se rendent et se forcent à rentrer dans les rangs. Slogan et bras que l'on retient à grand-peine, sur lequel on s'assoit en guise de balai. Strange days et Strangelove, estrange époque où il est plus facile de désintégrer l'atome que de vaincre un préjugé. Tais-toi si tu l'oses ou prends ta dose. Ne pas dire, ou trop. Surinformation. Information sur information. Les mots ou la chose. Avec ou contre nous. Dialectique de l'instant. Choisir son camp. Prendre pour argent, content.

Scène internationale, scène sociale, scène politique, scène littéraire. Sur les planches alignés, sont les comédiens. Arc de cercle. Ou alors : sur les planches entassés, sont les comédiens. Pêle-mêle, forme vague, indistincte, qui parle trop fort, qui vocifère, déblatère, fait du cinéma côté jardin, et puis court. Tape du pied. Se croit visible quand elle beugle être transparente. L'assène. Scène déjà vue, scène figée, scène à la dérive, charriant le flot d'immondices passées vers un pire aval.

Léviathan, animal polymorphe. La queue du dragon, le serpent et le lion sur le même bateau. Veau d'or et vau-I'eau. Les flics et les enflures d'abord. Identification. Différenciation. Soudain le flot face à la forme vague. Pas si vague, la Vague. Revancharde, plutôt. Le bleu des Vosges et Versailles. Traité, tranchées et gaz moutarde. Et quatorze, de nouveau. Un siècle plus tard, la guerre sur le tard, mais préparée. Dans la lignée, la ligne de mire, de démarcation, la visée opportune : la tune. Les mots pour le dire et ceux pour le taire. Plus un mensonge est gros (plus il est répété) et plus il passe (pour une vérité). La parenthèse et la passe. Concentration des médias et dilution de l'information. Précipité vert de gris vers l'impasse.

Un seul coup : entre Cordelia la guerre. Elle est la figure antique et dressée qui pointe du doigt. Elle, monstre. Qui fait tomber les masques. Sous ses pas, le roi est nu. Ni tragédienne ni comédienne : opérante. Cordelia la guerre n'avale pas ; elle crache dans un flot de paroles les non-dits et les inacceptables. Inondations, crues, pluies obliques dans ses pages. Vague qui nous submerge, nous emporte, lame poétique qui tranche et déferle. Avec elle volent les hiboux et les furies. Cordelia la guerre, l'impitoyable. Coup de pied dans la fourmilière, table rase. Sa colère est contagieuse.

Contagion contre contagion. Déterminée à sortir des terres minées, Marie Cosnay dépasse, pose les choses et les mots comme ils sont, qui connaît la chanson, mine et l'air de rien. Rien ne peut venir de rien, dit-on, dit Lear. Morale pas chère dont on fait les dictons. Diktat et division. Multiplication des pactes. Ne pas claironner. Lear pour lire. Ecrire pour ne pas oublier. L'écriture comme ligne de fuite, ouvrant de multiples perspectives aux multiprises de l'angle mort et de la pulsion du même nom.

Le livre érinye exécute. Femme et force, libre, afflue. Marie écrit et les têtes tombent comme les héros. Plus de piédestal. Là-haut est une frontière orée où tout se brouille. Ils y perdent leur superbe, les Lear, les Kent, les pauvres Tom. Les salauds de riches dans leurs palais-cubes. Les décalés, les calques, les éminents qui miment et ne riment à rien. Hors, ils sont, ceux qui se pensent élevés. Dans leurs hauteurs, elle les débusque, Cordelia la guerre. De ses serres, elle saisit, arrache et déplume. Ebouriffe sans esbroufe. Dépiautés, Shakespeare et ses sbires. Aveuglés qui négligez ceux d'en bas, voyez venir les oubliés, ceux des parvis et des maisons de l'emploi.

Cordelia la guerre, ivre livre qui délivre la parole des indigents, indigènes nu-pieds qui, sans-voix, slament, hantent, le langage des possédants édentés qui, sous couvert d'argent, continuent d'ânonner les âneries des dits puissants. Ivre livre qui renforce la détermination dans nos choix de vie, des cris à l'écrit, de l'effraie à l'or frais. Ivre livre, rempart contre les rampants et leur pensée inique. Interfère dans le martèlement, ouvre l'évidence, la forge et force l'or à se changer en mais. Où donc, sous couvert de ne pas dire l'évidence, la subjugue par de subliminales interférences. Traduire l'infection d'un monde mal pensé. Guérir le mal commun par le bien dit.

Polysémie, sème les mots et joue avec les codes. Décode. Dénonce les impostures et les fausses postures. Affronte les discours aseptisés. Ivre livre, oui, celui qui remet de la vie dans le verbe et dans les actes. Enfin, la langue s'ébroue ! Encore faut-il qu'elle soit parfaitement maîtrisée pour la secouer ainsi. Et la tirer avec effronterie.

Tirage de tête et chef de file, Cordelia la guerre préfigure une nouvelle forme de littérature, frontale et elliptique. Qui dit, rapide, l'action, évite la rime facile qui paraphrase à la périphérie des villes. Poésie, prophétie, stase et extase, incantation : Marie s'abyme sur le promontoire à l'endroit des paroles, fait feu de tout bois, prophylactique et propédeutique à la fois.

Marie dit les pages. Numérote. Intervient. Prévient, commente, résume. Petit 1, petit 2, petit 3. Sent bien que c'est une histoire. Que ce sont des. Mais ne le dit pas tout à fait. Elle tait l'évidence. Expédie. Mais où est donc or ni car ? Après les conjonctions, les phrases s'abstiennent, souvent. Pas besoin de s'étendre, de coordonner, de subordonner : l'on comprend sans que. Au lecteur d'être vif. A lui de saisir, entre les lignes, les obliques, les perpendiculaires, les arches de feu, et la valse des pronoms. On, tu, nous. Je. Rare et soudain, le je. Intéressant.

Comprendre et prendre position. D'un côté de vieux paternalistes et de jeunes loups sans foi ni loi, le virtuel pour seule vertu. Faux métiers, faux selfs et faux sang bleu. La clique de Neuilly et ses têtes à claques, fils de Puteaux entrés dans Paris. Urbains, trop urbains, qui clignent de l’œil à la vue de l'ordre nouveau et transhumain qu'ils échafaudent. Face à eux, le coin du feu, les valeurs vraies, transvaluées, justes et réajustées, des nu-pieds. Luttes éclipsées dans la marge, réel réenchanté des mondes en chantier. Magie opératoire, humanisme antique, concret, des femmes et hommes vrais, qui embrassent la vie et le réel. Tout le réel. Pas le fantôme dans la matrice qui se dit tel.

Ectoplasme fuchsia, chevaux blancs, cheveux incandescents, et pleurent les serpents auprès des flics et des cow-boys. Fantastique qui accroît l'ultra-réel, alors que luttent les humains en vérité. Oui, les femmes sont vraies, et belles, femmes intelligentes et sans honte qui résistent et mènent à la bataille. Féminité imprégnée de puissance, incarnée. Zelda, si concrète par ses faiblesses et touchante par sa force, sans repos, qui pointe du doigt le palpable et le véritable. Cordelia et Gabrielle, si réelles. Deux femmes dressées qui avancent dans les halliers et les ronciers, avec leurs pieds nus et blessés. Et ces hommes qui les poursuivent jusque dans les bois comme on chasse les fantômes, ces hommes qui croient les aimer ou les haïr, et ne conçoivent que des images, écrans, fumée. Entrez dans le vrai, hommes, et voyez-les. N'adorez pas les fausses idoles, les amnésiques, les disparues. « Elle dit : femmes, femmes, mes sœurs ». Elle seule dit ce qui est. « Tout ce qui était épinglé s'arrache, s'envole et fait fureur. Une furie ramassée dans le corps et l'image d'un oiseau. »

Eric & Lou.

Vous pouvez retrouver ces dialogues impromptus sur le site de Lou ici, et Cordelia la guerre de Marie Cosnay, aux éditions de l'Ogre, dans toutes les bonnes librairies.

jeudi 1 octobre 2015

Archives du vent, L'Invisible dehors, Pierre Cendors


Labyrinthique, onirique et méditative, chamanique et médiumnique, évanescente et granitique : telle est l'oeuvre de Pierre Cendors que l'on découvre à travers ces Archives du vent, jeu de solitaire mouvant et émouvant, étrange et fascinant, de casse-tête et de patience, sorti au Tripode le 17 septembre 2015.

« Est solitaire celui qui dit Je avec autorité et croit ce qu'il dit. Est solitaire celui qui vit en sécurité dans ses pensées. Est solitaire celui qui voit le monde à travers elle et ne voit qu'elles. Storm, lui, voyait au-delà ».

Fondu au noir. C'est encore peu de le lire, il faut le voir pour le croire.


Artiste tardif aussi discret qu'insaisissable, Egon Storm est l'inventeur d'un nouveau genre cinématographique basé sur un procédé exclusif d'archivage numérique - le « Ciné Art-chive », ou « Movicône » - permettant de faire jouer les morts.

Marlon Brando, Robert Mitchum, Louise Brooks surtout, ou encore Adolf Hitler, qui peuplaient jusqu'alors l'imagination de ce cinéaste hors du commun et du temps, reviennent ainsi sur le devant de la scène avec une telle véracité que leurs rôles antérieurs passent pour composés et compassés. En l'espace de trois films – Nebula, La Septième Solitude et Le Rapport Usher – et d'un document audio retraçant leur genèse, transmis à cinq ans d'intervalle à Karl Oska, ancien camarade propriétaire d'un ciné-club - « l'apprenti sorcier du cinéma islandais » devient à proprement parler une légende.

C'est à l'occasion de ce dernier document qu'Oska découvre l'existence d'un quatrième film inédit intitulé Solness, en même temps que celle d'un certain Erland du même nom auquel Storm s'adresse. Commence alors une véritable enquête visant à faire toute la lumière sur les éléments passés et présents de la vie d'Egon Storm, camera obscura - salle obscure et chambre noire à la fois – au sein de laquelle celui-ci développe et projette les films qu'il conçoit. Une investigation qui constitue également une formidable mise en abyme du travail de création en interrogeant la part du déterminisme et du libre arbitre, du réel, de l'imaginaire et de l'identité, à travers un récit à tiroirs, eux-mêmes à double-fonds, magasin d'écriture où l'on retrouve pêle-mêle un carnet de moleskine, une déesse en terre cuite, un Berreta, la date de l'équinoxe - à laquelle j'ai moi-même commencé la lecture de l'ouvrage – et ce grand poème qui s'intitule
 


Illustrant cette boîte de Pandore, la photo de Louise Brooks qui se dévoile, dame de pique au regard acéré dont l'image est inversée au verso. Au cœur de ce miroir, trois cents pages de blancheur noircie réunies coupées au montage par des intertitres à la manière d'un film muet. De l'ensemble se dégage le parfum nostalgique et suave de cet « autre réel » qui, désert, attend la venue de cet homme qui lui ressemble, à mi-chemin entre Borgès et Fellini. Cet homme c'est Egon Storm, réalisateur des Best films never made, envoûteur ou visionnaire, chaman ou meurtrier, qui se dédouble, s'autocite, se carapate derrière ses livres pour mieux s'exhumer et disparaît pour mieux se trouver, amateur de théâtre et de films noirs qui, tel Corto Maltese, réunit à la fin de l'envoi ses personnages restés sur la touche. A moins qu'il ne s'agisse de Pierre Cendors lui-même, auteur et archétype du Voyageur sans voyage et de L'homme caché, prestidigitateur qui s'écrit Goodnight Houdini et Adieu à ce qui vient avant de réapparaître plus loin.

« Avec Storm, vous le comprendrez bientôt à votre tour : plus une chose semble certaine, moins vous en êtes possédé de la certitude ». Ainsi, pour solitaires que paraissent ses personnages – témoin Solness, cet « autre solitaire » - tous demeurent liés, se fondent et se confondent, au point de nous faire oublier qui est qui. (« C'est moi, songea Strom. C'est moi, songea Erl. - Ni l'un ni l'autre, ajouta une voix. ») Au gré des changements de focalisation, Pierre Cendors - ou Egon Storm, qui sait ? - se glisse ainsi avec la même aisance dans la peau du jeune Erland en mode Kennedy Junior fin de siècle (« ce type, seul sur son banc, le genre à se faire dépouiller et s'en foutre, c'est moi, enfin, c'était moi cet après-midi là ») que dans celle de Straum et de Storm. Qui, acteur, scénariste réalisateur et metteur en scène, fait dire à l'un de ses personnages « Nous courons tous comme des acteurs dans un putain de film d'action sans scénario » pour mieux y remédier, à sa façon.



« Mon histoire n'est pas un roman [...] C'est une formule talismanique pour sortir du monde sans en sortir ». Magie opératoire, rituelle, combinatoire et à « géométrie aléatoire », le cinéma permet à Storm comme à Cendors tous les ralentis, accélérés, marches arrière, arrêts sur images, contre-plongées. Sans omettre pour autant l'importance du hors-champ et des souvenirs-écrans, il impose au spectateur d'adopter le « recul nécessaire » pour apprécier la profondeur de champs investis, l'éclairage et la variété des points de vue ainsi offerts. Si les synopsis des films de Storm ont la force du court métrage, l'enchaînement des chutes et des univers, le sens du dialogue et de l'image, révèlent l'étendu des talents de nouvelliste, de poète et de romancier de Pierre Cendors qui nous livre un roman que l'on aimerait voir adapté sur grand écran tant son écriture fait tour à tour et sur tous les plans la part belle à l'imagination et au vide, à l'immobilité et au mouvement.

« Mon œuvre est toute ma géographie et chaque volet de la trilogie, la cartographie d'un autre réel. » Un réel sensible mais fugace, construction immuable, multiple, poreuse et minérale, château de cartes aux escaliers d'Escher, tour lunaire d'ivoire et d'hiver, palais des vents où la dureté de la glace disparaît sous les doigts du visiteur errant, l'obligeant à revenir sur ses pas pour ramasser les cailloux laissés à son intention, à se frayer un chemin parmi les ruines, à rétablir l'équilibre de cette architecture mise à mal grâce à une « carte mentale » établie progressivement. Un roman-monde, plein, possible et mémoriel, qui rappelle évidemment Le cycle des Contrées de Jacques Abeille, son univers échoïque et labyrinthique, sa maîtrise de la langue et de ses différents registres, l'« érotisme tellurique » et la disposition des Jardins statuaires, Le voyage du fils et cette « légende noire », enfin, qui entoure l'œuvre de Maître Jacques et, à travers celle du mystérieux Egon, celle de Maître Pierre que je vous invite à découvrir aujourd'hui.



« Tant que tu peux revenir, tu n'as pas vraiment fait le voyage » déclare Roger Munier en épigraphe des Archives du vent, qui rappelle également, dans ses thèmes et questionnements, Les Chemins de retour d'Alfons Cervera. « Il m'avait fallu attendre plus de vingt ans avant de comprendre que, par réalité, on me désignait l'impasse quotidienne dans laquelle vivre et, par monde, l'endroit où cette (dés) intégration organisée avait lieu ». Et c'est peu dire qu'il faut lutter, non seulement pour revenir à ce que l'on a fui - « La réalité, la vie, le monde- la feinte trinité » - mais aussi pour quitter cet univers interlope, inépuisable et magnétique, littéraire et cinématographique où règne l'intertextualité. Alors, n'attendez plus. Entrez dans cet étrange ouvrage qui allie la magie et la science, la pensée et la vision. Venez vous initier aux mystères de l'Oracularium, du Pandoracle et de l'Holoscope, de « l'arythmétique nihiliste » et du « dorveil » en compagnie de Storm, de Solness et de la sybilline Caxandra. Embarquez pour cette Nova Terrae, monde persistant où se rejoignent la fin et le commencement, cet « autre réel » qui se nomme

 
L'invisible dehors

« Comme Magnus Morland, je ne viens pas en Islande pour les appâts touristiques, sa culture ou même son histoire […] Je viens pour rejoindre l’autre côté d’une vision qui m’habite depuis de longues années. » Journal de voyage et d'écriture, prélude ou spin off des Archives du vent joliment publié par les bien nommées éditions Isolato au printemps 2015, L'Invisible dehors, carnets islandais d'un voyage intérieur, raconte l'expédition menée par Pierre Cendors dans le cadre des Archives. Or, sitôt parvenu à destination, le voilà qui cesse d'écrire, oublie ce pour quoi il est venu, ressent la nécessité de se dépouiller des oripeaux de « l’affairisme amnésique » de nos sociétés avant de parvenir à consigner par le recours à la poésie et l'aphorisme cette expérience aussi personnelle que professionnelle. « Le reste viendra plus tard » déclare-t-il alors, qui mène à d'autres lectures, à la réécriture, à l'écriture, enfin, des Archives du vent.

« On habite tous, pour le moins, deux mondes ou deux réalités : le monde des choses immédiates, communicables […] et l'autre monde, le monde intérieur, insaisissable. » Espace conceptuel et poétique entre l'hors et l'en, peuplé de songes et d'instants marquants, L'invisible dehors constitue la matière brute, génétique et originelle, en fusion, qui alimente les Archives. Un voyage vécu et rêvé à la fois où, sous « l'autorité invisible » d'Egon Storm, tout est synchronicité, Pierre Cendors cherchant sans relâche cette « voie de communication avec l'univers » à travers la magie, naturelle cette fois, du « langage sauvage du dehors ». Un langage contenu dans l'infinie présence du paysage comme présage, entre « silence indicible » et « vacuité sonore ».



« Pour le romancier comme pour le poète, faisant soit œuvre d'imagination, soit œuvre de vision et, idéalement, l'un et l'autre, tout fait sens. » De L'Invisible dehors aux Archives du vent, de l'Irlande à l'Islande, coexistent ainsi une multitude de chemins, ceux de Milosz et ses Sept Solitudes, de Kenneth White, d'Artaud, de Borges ou de Georg Gudni - peintre fascinant dont l'évocation envahit progressivement tout l'espace de ce court mais dense ouvrage qui tente de saisir la matérialité propre à la géographie intérieure – qui, tous, mènent à un seul homme : Magnus Morland, obscur figurant des Archives qui « recule obscurément en lui » et « lit à rebours » les citations contenues dans ce récit. « Je progresse autant que je reviens sur mes traces » nous confie mine de rien Pierre Cendors à l'issue de son voyage, éclairant d'un même coup de projecteur le vrai visage du personnage et la construction en double hélice des Archives.

« Que vient-on chercher au bout du monde, là, où l'homme n'est pas ? Cette méditation, qui ouvre et clôt mon dernier roman, ne m'a jamais concerné aussi directement qu'aujourd'hui. Preuve, encore une fois d'une complicité “'professionnelle”' entre la fiction et la réalité. » L'invisible dehors, ces archives des Archives, auraient pu rester inédites, à l'instar de ces notes de lecture ou de ce travail préparatoire perdu dans les méandres de la rédaction, si la vie de Cendors comme la mienne ne se fondaient dans le noir de l'écriture. Dans cet autre invisible, cet autre dehors, cet « autre réel » encore, que celui où j'ai lu L'Invisible dehors, vu Paris Texas et Vertigo, pré-vu Le Septième sceau, Les Ailes du désir ou Horizon perdu, pièces communes de nos univers respectifs dont l'appel m'a conduit à condamner certains titres de la rentrée que j'avais prévu de mettre en lumière mais que vous pouvez retrouver en partie ici.


Ainsi, comme passent les heures, de tout ceci ne demeure, à quelques jours de l'automne, qu'une feuille, une seule pour une fois, consacrée au Tripode. Une seule quand il en faudrait au moins trois de plus, une par sortie de ce mois, une par mois qui nous sépare de la dernière consacrée au cycle des Contrées de Jacques Abeille que nous retrouverons très prochainement. Une forêt de feuilles en vérité, quand il s'agit de présenter ce monument à lui seul que constitue ce « grand livre du vent » que sont les Archives du même nom et, en complément, cet « autre solitaire » incarné par L'Invisible dehors qui le précède.

Sur ces bonnes paroles qui en appellent d'autres encore, je vous retrouve dès la semaine prochaine pour une chronique exceptionnelle, exécutée sans coup férir ni filet, à deux voix et à quatre mains, par Lou (toujours aux commandes de ses Feuilles volantes et désormais chroniqueuse pour Un dernier livre avant la fin du monde) et moi-même dans l'antre de L'Ogre : celle du formidable Cordelia la guerre de Marie Cosnay.

Crédits Textes et illustrations © Eric Darsan, Pierre Cendors, Le Tripode, Lars Bohman gallery

lundi 21 septembre 2015

Charøgnards, Stéphane Vanderhaeghe

Sorti le 3 septembre chez Quidam, journal d'un fou ou portrait d'une époque, chroniques d'une apparente disparition et thriller apocalyptique, Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe est un roman à l'envergure atypique qui, entre envolées lyriques et piqués typographiques, ouvre au regard du lecteur et de l'édition de larges horizons. 
« Il est de l'hystoire tréfonds que nous provient ce documens hørs paer que le lectans apprete à consommer ». Dans la langue à peine éclose, malhabile à force de précautions, d'un futur aux accents médiévaux, entre Russell Hoban et Damasio, quelques Ouvertissements s'imposent, lancés par les « rédicteurs » de ce texte.

Ce qu'ils sont - humains mutants à l'instar d'Enig Marcheur, ou bien charognards décrits par le narrateur - nous l'ignorons. Ce que nous découvrons en revanche, c'est l'importance quasi biblique que revêt pour eux l'original de ce – « le mot est époqual »''journal'' et ce que doivent leur « civillusion » et leur langue à celles du narrateur. Le document de seconde main qu'ils nous livrent, expurgé peut-être à force de « dianalyse » et de « transduction », nous offre pour seul repère temporel le chapelet non daté des jours qui s'échappe, se brise et se répand en même temps que la notion de réalité et la conscience immédiate du narrateur. Mais qui sont ces charognards qui « délient les langues » et « défont le temps » ?

« On les trouve habituellement dans les champs, en lisière des routes, dans les bosquets. Ils fuient, méfiants, dès qu'on les approche. Bientôt les rôles seront renversés ».
Le narrateur les a vus. Comme dans ces scénarios qu'il écrit pour la télévision. Le long d'une route solitaire de campagne. Il pressent alors que le cauchemar a déjà commencé et entreprend dès lors la relation de cette menace, tangible et donc crédible, que l'étrangeté et le caractère étranger du nombre croassant de ces charognards, envahisseurs ou réfugiés, représentent à ses yeux. Scénariste encore, xénophobe peut-être, 
« déprimé »« cobaye »« fou »« allié », dérangé à tout le moins dans sa routine, entre silences et compromis, il s'éloigne peu à peu de ses proches, de sa femme initiale et de son enfant syllabe. Sujet anonyme, sans pronom personnel, il devine déjà que rien ni personne ne pourra l'aider. Ni le cinéma ni la littérature dans lesquels il se réfugie. Ni le fusil. Surtout pas ce fusil.

 Buffon,Le Vautour, p.1491 des Oeuvres, LaPléiade

Seul champs de bataille de cette drôle de guerre : ce « village de campagne » isolé où tous nichent, ramassé entre l'église et le café, ignoré par la religion télévisuelle et cathodique qui révèle l'incapacité de ses canons à protons à verser le sens. Où l'existence cède devant la « subs-istance » des charognards, les « pennes » et « syrinx », les « craillements » et « croassements » de tous ces « corbeaux freux corneilles choucas », « craves » et « frégiles », « corvidés » désormais familiers. Qui s'acharnent sur les corps vidés, « charognés », « dépecés », « caviardés », « mâchuer » « dilacérés » de leurs victimes. Qui couvrent le champ de vision du narrateur. Qui cite Buffon sur la passion des humains. Que je consulte à mon tour sur les corbeaux et autres charognards. Qui n'en parle pas. Des Vautours à la rigueur, dans le Discours sur la nature des oiseaux. Qui suit curieusement celui qui traite De la dégénération des animaux

Dans quelle mesure le narrateur a-t-il subi, commis l'irrémédiable ? L'innommable, l'inintelligible ? La mémoire, les souvenirs, les soucis quotidiens, déjà fuis, deviennent tus et se terrent. S'approvisionner, se ravitailler, fuir, s'avère désormais secondaire. Subsiste cet inventaire qui l'entraîne, résistant déjà et collabo bientôt, dans un décor d'entre-deux-guerre. Insistent l'intellectualisation, la ritualisation à outrance, la transcommunication et le bruit blanc de la radio. Persiste le doute, et non l'espoir, le sale espoir, qui fait vivre et le pousse à rejouer sans cesse de nouveaux scénarios. Comment savoir dans l'œil du cyclone si tout est revenu à la normale, ou bien si la normalité c'est cette folie qui chahute l'esprit et que seule vient tempérer cette rémission de courte durée ? L'on pense aux Oiseaux. L'on pense à Van Gogh. L'on pense à Artaud. L'on pense à Van Gogh vu par Artaud. L'on pense au Champ de blé aux corbeaux. Décidément. L'on pense trop, c'est dément. 

 Antonin Artaud, Van Gogh ou le suicidé de la société, p.1445 des Oeuvres, Quarto

Les mots sont comme les corbeaux : insaisissables, invasifs, erratiques et volatiles. Face à cette « allégorie » fatale et futile, le travail de l'écrivain, vital et utile. Et la nécessité, le polissage, la catharsis, la transmutation, le « rêve de performativité » qui constituent le mythe. Celui d'Un homme qui dort voué à la Disparition, à la dépersonnalisation, à la déréalisation, à la déconcrétion, au « simulacre », à l'horreur de devenir charognard sinon charogne. Sisyphe incisant le vif pour ne pas crouler sous le nombre, sombrer dans la torpeur « lénitive » de l'ombre qui rode et le cerne de noir. Quitte à exhumer, à exsuder, ce qui résumait la vie jusque-là, jargon publicitaire des biens dits de consommation, composition chimique de produits dont on ignore le nom, conservateurs, adjuvants, exhausteurs de goût superflus et silencieux, « fictions insipides et convenues » d'un monde où l'information et la communication excèdent et noient la pensée et l'action. 

« Ne cédons pas à la facilité du langage ». Allions sens et son, forme et fond. Rallions l'effet. Raillons les faits. « Pour toi une journée dont la trivialité, la normalité maintenant s'épuise dans des mots sans relief ; pour moi une journée tout sauf qui excède la capacité du langage à ». Entre poème prosaïque, révolte poétique et transe hypnagogique, Stéphane Vanderhaeghe use avec ses Charøgnards de toutes les ruses, élisions, analogies, homonymies, polysémies, allitérations, rimes, parenthèses et répétitions, de toutes les trouvailles typographiques, caractères et dispositions, rognures et biffures, calligrammes et point à point en guise de fin et de colophon. Construction olympienne aux mille métriques, au-delà de la contrainte oulipienne et de l'exercice de style, Charøgnards montre la capacité d'un style et d'une expression inventifs et soutenus, prophétiques et réels, contagieux plus que prophylactique, à élargir la perception, « promesse d'un avenir qui. »

 Guide Peterson des oiseaux de France et d'Europe, page 418

« Jusqu'où dans ces circonstances s'étend la licence poétique ? » s'interroge le narrateur. « Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique », répondait hier encore Claro à qui l'on demandait très à propos « Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ? ». Une réponse à l'œuvre dans son Mille milliards de milieux sorti au Bec en l'air, dans le Cordelia la guerre de Marie de Cosnay paru à L'Ogre et, bien entendu, dans les Charøgnards de Stéphane Vanderhaeghe édité par Quidam. Autant d'auteurs, d'ouvrages et d'éditeurs qui participent à l'exsurgence d'une forme nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère, nous assistons en France. Une forme qui interroge le fond, marquée par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de combinaisons, dans laquelle le premier « je » se dissout lentement, imperceptiblement, pour céder la place à cet « autre » dont parle le Rimbaud voyant, et l'interpeller à la seconde personne. Une forme qui me parle et que j'explore dans mes propres travaux y compris, d'une certaine façon, par l'entremise de ce blog. 

Une forme, enfn, qui s'accompagne de pratiques transversales, dynamiques et totales, à l'image du journal d'écriture de ces Charøgnards que tient Stéphane Vanderhaeghe sur son propre blog. Lecteur, toi qui entre ici, bienvenue . : à l'intérieur du crâne : . d'un primo-romancier, espèce rare en voie d'extinction heureusement dénichée par un Quidam prêt à défendre becs et ongles son talent et sa plume et grâce auquel il peut aujourd'hui prendre son envol. Pour ce texte d'exception, un grand merci à Stéphane Vanderhaeghe ainsi qu'à Quidam, et particulièrement à Pascal Arnaud qui a pressenti que ce livre pourrait me plaire, faisant fi de mes réserves et des conditions excessivement drastiques qui régissent désormais ce blog - choix des services presses, planning serré, ligne éditoriale plus stricte, liberté d'expression - effectuant par là même un travail véritable d'édition et de diffusion, comme nous le verrons à nouveau en octobre avec la sortie de Pas Liev de Philippe Annocque. 


Avant de revenir sur nombre de ces réflexions et thèmes abordés dans mon article de fin de rentrée, je vous donne rendez-vous très prochainement pour une semaine consacrée au Tripode avec les précieuses Archives du vent de Pierre Cendors éclairées par L'invisible dehors édité chez Isolato. Au même moment, ou aux alentours, sortira Vie ou Théâtre ? de Charlotte Salomon, un événement à ne pas manquer, dont je vous ai parlé ici et sur lequel je reviendrai certainement ici ou là. D'ici là bonnes lectures, et gare aux Charøgnards !

lundi 14 septembre 2015

Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich


Avec Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich nous offre un roman d'aventures contemporain et sociologique (la sociologie est un sport de combat enseigné pour la première fois au monde en 1891 à l'université du Kansas) beau et cocasse, biblique et apocalyptique, joliment tenace et terriblement efficace, qui vous tance, vous retourne et vous envoie au tapis avant que vous n'ayez eu le temps de crier au fou. 

« Si vous vous préparez au pire et qu'il n'arrive jamais, vous êtes perçu comme un hurluberlu. Mais si une catastrophe que vous aviez prévue a vraiment lieu, alors votre vie a un sens. Vous n'êtes pas un simple expert. Vous êtes un prophète. »

 Mitchell Zukor, originaire de Kansas City, génie des mathématiques asocial et décalé, a toutes les cartes en main pour s'assurer un avenir serein, jusqu'à ce que sa rencontre avec l'arythmique Elsa Bruner et la catastrophe de Seattle viennent changer la donne. Employé au soixante-quinzième étage de l'Empire State Building, chargé par son patron d'évaluer les pertes de l'entreprise en cas de catastrophe, il est recruté par FutureWorld afin de convaincre et d'assurer les clients à venir pour le malheur et pour le pire. 

« Psychopathe ! Où vas-tu quand tu dors ? » Devenu celui auquel FutureWorld peut fait appel quand il reste encore un espoir, notre capitaine flammes veille. Mais au fin fond de son univers, à des années et des années-lumière de la Terre, le malheur des autres ne fait pas le bonheur de Mitchell car, dans monde névrosé au sein duquel 3 milliards de personnes vivent dans des conditions de survie précaires, prendre ses désirs pour des réalités est une attitude dangereuse voire meurtrière. Entre rêve, pertes de connaissance et hallucinations, chaînes de Markov, courbes de Gauss, méthode Delta-Gamma, Cox-Ingersoll-Ross, Heath-Jarrow-Morton, et autres simulations de Monte-Carlo visant à mesurer l'étendue de l'« hétéroscédasticité conditionnelle autorégressive généralisée », terrorisé à longueur de temps, Mitchell est aussi, par la force des choses, un « terroriste né ». 

Guerre, bombardements, rayonnement d'ondes électromagnétiques, empoisonnements, attentats, pandémies, épidémies, radioactivité : « Ces choses-là arrivent, dit Mitchell. Pour de vrai ». Alors, pour y pallier, Zukor se fait des films, compilant toujours plus de données. Hypocondriaque et paranoïaque, « futuriste » convaincu et donc convainquant, Mitchell Zukor joue et rejoue des scénarios toujours plus gros, toujours plus improbables. Une façon peut-être de tenir à distance ce et ceux qui l'entourent, ses parents, son appartement et cet « âge des ténèbres » fait de « prophètes gesticulants » et de « mendiants aux pieds nus » qu'il peut apercevoir du haut de sa tour de verre climatisé. Le problème c'est que, si Mitchell réfléchit beaucoup, il évite généralement de penser. Alors quand la catastrophe advient, il n'est plus temps, ni de l'ajourner ni de l'infléchir, tant et loin s'en faut.

All we have is now Flaminglips (Cité p. 151) 

« Voici le lieu où l'Amérique prend forme. Où nous prenons forme ». Fils d'un marchand de sommeil qui ponctue ses phrases par des répliques de films, sommé d'agir, de trouver un sens et une direction au sein de ce nouveau monde, Mitchell Zukor va réaliser combien son milieu, bien malgré lui, l'a tout à la fois préparé et exposé au pire et à quel point il lui faudra aller plus loin pour s'en sortir. Au cœur de la tourmente, accompagné dans ce voyage initiatique par sa complice Jane Eppler, femme réelle, sensuelle et sensée, c'est cependant à Elsa Bruner, son antithèse, qu'il pense. Elsa qui, condamnée par sa maladie, a refait sa vie dans une ferme communautaire, Elsa qui transforme des terrains de sport en potagers, va alimenter ses délires et ses réflexions jusqu'à l'obsession. « Quel est ton secret Elsa Bruner ? Pourquoi n'as-tu pas peur ? Que sais-tu que j'ignore ? »

« ''La dernière fois que j'en ai mangé, j'avais dix ans'', dit Jane en décapitant un tigre de ces adorables et délicates petites dents. » Visuel, sonore et photographique - en un mot cinématographique - marqué par un art de la description, du dialogue et de la construction jouissifs et typiquement nord-américains, Paris sur l'avenir constitue, avec ses épisodes truculents et son langage riche et coloré, un petit théâtre des catastrophes avec de vrais humains dedans. Sorti l'an passé aux Etats-Unis sous cette même et remarquable couverture d'Olivier Munday et sous le titre original Odds against tomorrow - du nom d'un film de 1959 se déroulant également dans les rues de New York - c'est le troisième ouvrage de Nathaniel Rich, journaliste et essayiste qui godille allègrement au large d'un univers fortement ancré à la croisée des films noirs, de San Francisco, de la Nouvelle-Orléans, et du 11 septembre.

On ne prête qu'au Rich, c'est entendu. Entre fiction et réalité, déréalisation et utopie, les intentions de Nathaniel sont claires et son pari tenu. Et c'est rien de le dire, il faut le lire pour le croire. Très documenté, constellé de données réelles, Paris sur l'avenir nous invite, grâce à la traduction de Camille de Chevigny, à voyager à la rencontre de cet autre pays du langage. De Fight Club à American psycho, de Thomas Pynchon à Philip K. Dick en passant par The Twilight Zone, James Hogue et Wes Anderson, à l'actualité la plus proche, entre
capitalisme carnassier et reflux des migrants, ce roman sombre et truculent, drôle et gentiment - mais sûrement - barré, à l'image de notre héros, vous invite aussi réellement à remettre en question votre mode de vie pour découvrir et assumer « ce que le futur va vous coûter ».


« Vous ne pourrez pas dire que personne ne vous avait prévenu ». Puits artésien, cellules photovoltaïques, sac d'évacuation, sachets remplis de cash, bottes en caoutchouc, potager et eau filtrée, ou pillage, travail, consumérisme et divertissement : chacun, par sa « stratégie d'évitement » ou d'« action », se prépare à sa survie, à sa mort, ou conjure le sort a sa façon. Le choix est vôtre, il n'attend pas. C'est une des raisons pour lesquelles je vous invite dès à présent à prendre avec Nathaniel Rich vos Paris sur l'avenir, en librairie depuis le 27 août. Un roman qui s'inscrit dans cette série américaine que je vous propose depuis quelques semaines, aux côtés notamment du passionnant et vaste Mentir à perdre haleine de David Samuels, tous deux aux Editions du sous-sol que je tiens une nouvelle fois à remercier. 

 « Le corbeau s'élança de la branche dans un battement d'ailes retentissant. Ils le virent s'élever en direction du New Jersey. ''Ça c'était beau ? Dit Mitchell. Ou horrible ? » Peut-être les deux à la fois, comme nous le verrons tout prochainement au gré des belles envolées de Stéphane Vanderhague et de ses Charøgnards.

Crédit photo © Nathaniel Rich, Editions du sous-sol, Eric Darsan
 
Crédit vidéo © harrison6