dimanche 21 décembre 2014

Nota Bene : Vous êtes tous jaloux de mon jetpack, Tom Gauld

Histoire courte : « Voulez-vous publier mes histoires courtes? » demande un petit personnage présentant ses feuillets. « Non. » lui répond un autre, assis derrière un bureau. Fin. Ainsi commence Vous êtes tous jaloux de mon jetpack, et ainsi aurait pu se terminer l’aventure Tom Gauld si celui-ci n’officiait pas depuis huit ans pour The Guardian et plus récemment pour le New York Times, Buenaventura press, Drawn & quaterly pour finalement atterrir en 2024, du moins chez les éditions du même nom.


Publié en France en août 2014, cet ouvrage se présente comme un petit recueil d'environ 150 strips non numérotés dans lequel on se perd, se reperd, et dont on se repaît sans fin. Un petit livre à la fois intelligent et drôle, logique et absurde, visionnaire et terre à terre, caustique et encaustique, réunissant somme toute, au gré d’autant de pages, tout ce qui passe souvent pour contraire.

L’on y retrouve ainsi le meilleur de l'humour britannique avec ses mèmes (comme cette « conspiration Shakespeare » qui n'est pas celle que l'on croît), son autodérision (« l'héroïne de livres pour enfants qui n'était pas orpheline ») et ses thèmes chers aux Monty Python (la « cuisine anglaise » avec le pudding, la religion avec « Inspecteur Dieu »), mais aussi la musique (du DIY et des nouvelles technologies avec « le grand critique de rock »), de la politique (sur le thatchérisme), de l'art contemporain, de l'histoire et de l’archéologie (qui posent de façon récurrente la question de la survie de la littérature et de la civilisation). Toutes choses qui, mêlées ici avec une bonne dose de second degré, d’absurde et d’espièglerie, constituent dans le même temps un excellent remède contre l'ethno-, l'anthropo- et le chrono-centrisme.


Tous les arts sont abordés : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, la photographie, la bande dessinée évidemment et même (dixième art par décision unilatérale et universelle de la Cour Suprême des Etats-Unis en 2012) le jeu vidéo (mettant en scène Rhett Butler, les sœurs Brontë ou les marais brumeux) ! Seule grande absente : la photographie, ce à quoi heureusement je remédie ici (en vous offrant quelques aperçus qui sont loin de rendre grâce au soin apporté à l’album). Mais c’est surtout aux lettres que Tom Gauld rend hommage, revisitant avec bonheur, esprit et ouverture les grands noms de la littérature : Joyce, Shakespeare, Hemingway, Beckett, ou encore Dan Brown et Dickens devenus eux-mêmes des personnages récurrents auxquels adviennent de folles and amazing adventures !

Jouant sur l'anachronisme et l'uchronie, Tom Gauld interroge et confronte ainsi sans relâche les genres (avec l'amour impossible entre la « créature littéraire complexe » et le « personnage de science-fiction » ou entre « le roman réaliste et expérimental ») et revisite les classiques à grands coups de voyage dans le temps (avec la question classique du meurtre d'Hitler), dans la lune ou dans une « utopie futuriste ». Une fantastique traversée qui nous donne l’occasion de rencontrer tour à tour L’Homme invisible, la créature de Frankenstein, des extra-terrestres et des robots, et de mesurer l’impact de l’union dystopique et (très) épisodique de la science et de la religion ou de la grève des automates.


Enfin, en tant que lecteur, libraire et écrivain c’est avec bonheur que j’ai découvert la famille et les catégories d'écrivains (athée, torturé, fou ou grand) et retrouvé nos plaisanteries à travers les personnages du romancier indécis, les papiers de l'écrivain et leur classement, et surtout la « Police du roman ». (Elle existe ! Elle existe !) Sans parler de tous ces éléments absurdes et surprenants laissés à disposition pour la composition d’un roman : objets épiques, types de domestiques, maisons du futur, personnages améliorants ou encore scènes perdues dignes d’un magasin ou atelier d’écriture.

Mais il y a aussi ces autres strips, hors catégorie, ou plutôt qui constituent des catégories à eux seuls et qui, le plus souvent, s’inspirent de situations quotidiennes (comme, étonnamment, « le hibou et le matou qui n'avaient pas le pied marin »), des jeux de labyrinthes, liens et autres casse-têtes que l’on verrait avec plaisir figurer sur des boîtes de céréales et de drôles d'actualités devenues drôles pour l’occasion (« où devrais-je l'enterrer ? »). Et puis il y a tous ces objets plus étranges les uns que les autres, tel cet inénarrable cadeau de Noël idéal (mêlant toutes les qualités et de fait indéterminé/able). Enfin il y a la mystérieuse Boîte Mystérieuse et son comique de répétition.    


La Boîte Mystérieuse et son comique de répétition (La Boîte Mystérieuse et son comique de répétition) qui l'amène à revenir deux fois. La Boîte Mystérieuse et son comique de répétition qui font qu'on en parle encore à la fin de l'ouvrage lorsqu'un strip volant, sorte d'addend-errat-um, au lieu d'invalider la qualité de l'édition, vient encore ajouter à sa virtuosité. Une édition qu’il convient enfin de détailler au regard du soin apporté à sa réalisation : une couverture cartonnée épaisse et rigide au dos toilé, imprimée en brillant sur fond mat, des pages de bon grammage cousues puis collées sur toile, un encrage et des couleurs soignées, le tout accompagné d’un petit feuillet comportant une jolie préface et un« dictionnaire gauldien » utile et désinvolte. Bref, tout ce qu’il faut pour faire de ce recueil un livre, une bande dessinée, un objet et un cadeau parfaits, incontournables et de référence (et qui fait d'ailleurs partie de la Sélection Officielle du Festival d’Angoulême).

«Créer un catalogue de livres illustrés et de bandes dessinées, accompagner des démarches d’auteurs cohérentes, soigner la fabrication des livres, et construire des expositions qui permettent de rentrer dans l'univers de nos livres » : telles sont les ambitions d'Olivier Bron et Simon Liberman lorsqu’ils créent les éditions 2024 en 2010. Avec passion et curiosité ils réalisent depuis un travail d’édition ample et soigné sur des titres beaux et variés dans la forme comme dans le fond, des premiers albums de Gustave Doré aux dernières expérimentations de Guillaume Chauchat, jusqu’au flamboyant Quasar contre Pulsar de Lefèvre, Beauclair et Chaize, en passant par Jim Curious qui se lit avec des lunettes 3D. Des albums soigneusement conçus, cousus ou collés, le plus souvent cartonnés, aux dos parfois toilés et toujours de qualité qui forment un catalogue, une ligne éditoriale, une identité qui s’affirment au fil des ans.


A présent que Vous êtes tous jaloux de mon exemplaire, n'hésitez pas à vous procurer le vôtre et à l'offrir autour de vous sans modération pour Noël et les fêtes !

Photos : Eric Darsan, extraits de Vous êtes tous jaloux de mon jetpack © Tom Gauld et 2024

jeudi 11 décembre 2014

Perpetuum Mobile, Paul Scheerbart

J'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui le Perpetuum Mobile de Paul Scheerbart, traduit de l'allemand par Odette Blavier, et sorti le 3 décembre 2014 chez Zones Sensibles, une très belle maison d'édition que j'avais eu le plaisir de découvrir en tant que libraire par le biais de la virtuose réédition de Flatland, et en tant qu'amateur de belles éditions et de sciences humaines avec le remarquable Marcher avec les dragons de Tim Ingold.
 
 

« Bijou d'intelligence », cet ouvrage d'une soixantaine de pages « à la fois très sérieux et très rigolo » révèle très vite ses qualités. Dès la préface, le ton est donné. Un vieil homme, dénonçant l'esprit de sérieux de ces « Messieurs les Physiciens » qui font « Autorité » entend, en remplaçant un biais par un autre, prouver que l'on peut inventer un mobile perpétuel, dit aussi Perpetuum Mobile.

Selon lui, la loi de l'attraction terrestre l'emportant sur celle de la conservation de l'énergie, l'on doit pouvoir « transformer cette attraction en mouvement perpétuel » puisque « tout objet en repos exerce une poussée ». C'est alors qu'intervient l'auteur qui, affirmant y être parvenu après deux ans et demi et avoir publié le résultat de ses recherches, s'en félicite avec ce « Très cher Directeur de laboratoire » avant de nous en faire part avec le même allant, le même humour et la même ironie.

Tout commence en décembre 1907 lorsque le narrateur, tout à son imagination, s'invente « diverses petites histoires dans lesquelles se passerait quelque chose de nouveau », mettant en scène l'usage détourné et nouveau du canon, du ballon ou encore de la roue. Débute alors un travail de recherche dont on suit les développements par l'intermédiaire de schémas. Or, tandis que l'on croirait volontiers le mouvement perpétuel d'ores et déjà réalisé avec la figure 2, l'opposition présupposée de la communauté scientifique ainsi qu'une ambition démesurée l'amènent à proposer un nouveau modèle — qui, semble-t-il, condamne le premier qui cesse dès lors de se mouvoir, ce que ne tarde pas à confirmer sa réalisation — et à prolonger l'abstraction... jusqu'à Mars !

Evidemment ce n'est qu'un début. Tournant en rond, entre doute et conviction, reproduisant les mêmes schèmes et imaginant les applications les plus folles, l'auteur et narrateur se voit artiste et inventeur, ridiculisant les utopies par cette invention si terre à terre, le « perpé » résolvant tout, et tout un chacun possédant le sien dans un monde devenu entièrement « mobile ». Victime de son succès et débarrassée des besoins vitaux les plus essentiels, il craint seulement que l'humanité perde également sa faculté de penser et de comprendre ses écrits. Alors, pour y remédier, le démiurge se rêve mécène, « Tonton-Millions » ruinant les banques et l'industrie, réduisant la laborieuse fierté du travailleur à néant et finançant l'astronomie qui constitue pour lui « le meilleur de toute cette fantastique histoire de roues ». La politique, cette « affaire de boutique », le matérialisme, le militarisme et les patries ainsi devenus obsolètes, chacun ne s'occuperait plus que « de littérature, de technique, d'art et de sciences ».

Tour à tour découragé le manque de moyens et mû par ses promesses financières, enthousiasmé et apeuré par les conséquences de son projet, l'inventeur, qui reconnaît ne s'être « jamais beaucoup soucié des problèmes techniques », confie à d'autres ou reporte sans cesse sa réalisation. Obnubilé par « le sens des flèches », pestant quand le modèle réduit, ne répondant pas aux prévisions abstraites des schémas, se meut en sens inverse, il tente sans arrêt de sauver ses abstractions mises en péril par d'autres plus abstraites encore. « C'est assez difficile, et un rien épuisant, que d'imaginer semblable activité constructrice. On pourrait écrire quelques milliers de romans d'anticipation sur ce seul thème ». Et cependant, malgré l'inquiétude de sa femme face à leurs ennuis financiers, et pour notre plus grand plaisir, l'auteur ne se lasse pas d'écrire ses « histoires astrales » et « fantaisies d'avenir » qui constituent tout autant un laboratoire qu'une échappatoire, sauf lorsqu'il abandonne, avant de s'y remettre, son projet pour s'occuper d'un plus pressant concernant le « grand militarisme aérien ».


Car le Perpetuum Mobile, avant d'être un exercice de style, est d'abord une histoire vraie. Celle de Paul Scheerbart, dessinateur, humoriste et écrivain. Constamment endetté, ruiné et refusé pour ses positions antimilitariste comme son contemporain et concitoyen Robert Musil, il concentrera à la fin de sa vie toutes ses forces et tous ses espoirs dans l'invention d'un mobile perpétuel. C'est ce travail, publié en 1910 sous la forme d'un journal technique puis en 1951 dans Bizarre, la revue des éditions Jean-Jacques Pauvert, que l'on retrouve aujourd'hui publié par Zones Sensibles. Hormis celui-ci seuls deux autres ouvrages, aux destinées opposées, ont connu la postérité au point d'être traduits. D'abord ses travaux concernant L'Architecture de Verre qui devaient inspirer Albert Speer. Puis L'Évolution du militarisme aérien et la dissolution des infanteries, forteresses et flottes européennes, paru en 1909 et réédité chez Nilsane en 2008, dont l'auteur fait mention et dans lequel il prévoit « les conséquences possibles d'une guerre aérienne totale sur la civilisation occidentale ». En vain. Sans connaître ni richesse ni succès, il meurt un an après le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

Et malgré tout jamais le Perpetuum ne se départit de son humour ni de son ironie, revenant sans cesse sur les « aspects comiques » et « drôles », sur le côté « marrant » du monde comme de sa quête qui se termine, peut-être en clin d'œil au Tractatus Philosophico-logicus de Wittgenstein, par une pirouette que je vous laisse découvrir. Et si l'on retrouve les préoccupations à la fois scientifiques et utopistes chères à Musil, cette recherche autodidacte, avec sa naïveté et ses échecs, permettent surtout à l'auteur de développer toute une prospective qui s'inscrit dans la droite ligne qui unit les fantaisies des siècles passés et le roman d'anticipation, de Jules Vernes à Barjavel, images d'un futur tel qu'on l'imaginait autrefois, révolu avant même d'être advenu. Mais, au-delà ses lubies, ses vues à la fois justes et plutôt réalises (« une nouvelle maison d'édition, aux capitaux gigantesques, ne pourrait favoriser que l'industrie du livre — et non ce qui est fait pour être lu ») rejoignent celles de ses contemporains, de celles d'Henry David Thoreau dans La vie sans principe, à celles d'Aldous Huxley dans l'Olivier en passant par celles de Jack London dans Quiconque nourrit un homme devient son maître .

Mais elles témoignent aussi de cette multidisciplinarité qui le caractérise, le rapproche également de Tolstoï, Skinner, Zweig ou encore et surtout de Musil, et fait de lui un humaniste plutôt qu'un spécialiste ou un utilitariste. Les études de théologie, de philosophie et d'art qu'il entreprend dans sa jeunesse, le menant à prendre du recul quant à l'importance de la planète jusqu'à énoncer dans son Perpetuum les prémices d'une mystique holiste, voire panthéiste, qui renaît à son époque avec Rudolf Steiner ou Teilhard de Chardin. Ainsi, s'il craint le malheur qui affecterait le plus grand nombre, cherchant à y surseoir par des moyens techniques, c'est aussi parce qu'il recherche son propre bonheur et qu'il le sait incompatible avec l'indifférence ou l'hostilité générale.

Et c'est peut-être cela la grande leçon de l'histoire, de la petite comme de la grande, cela l'utopie irréalisée, l'uchronie manquante, celle qui, prolongeant les expériences éducatives, culturelles et sociales de ses contemporains permettrait de sortir du modèle dystopique, économique, politique et policier dans lequel nous sommes englués depuis une centaine d'années. Celle qu'il nous reste à construire avec plus d'esprit, d'invention, d'imagination et de légèreté aussi.





« En hommage à Paul Scheerbart et à son travail harassant, cette réédition est proposée avec un pop-up du mobile, à monter soi-même à l’intérieur du livre ». Fidèle au livre au point de me voir (à l'instar du narrateur, si ce n'est autant du moins comme lui, embarrassé par le montage pourtant simple), j'aurai le plaisir de vous en révéler les rouages lorsque je serai parvenu à le réaliser (le montage réalisé plus haut, ainsi que sa photo, sont l'œuvre de Zones sensibles). photo du montage en milieu d'article. 

mardi 21 octobre 2014

What young India wants, Chetan Bhagat

Entre la mi-août et la mi-septembre,Lou et moi, quelques semaines avant notre mariage, avons passé un mois entier en Inde, de Delhi à Bénarès puis à Bodhgaya avant de remonter vers Amritsar et Dharamsala.

Un voyage riche, mais éprouvant (et vice et versa), empli de discussions, de notes, de réflexions, de questions en suspens auxquelles les quelques livres rapportés dans nos bagages ont apporté fort à propos quelques éléments de réponse, ainsi qu'un peu de réconfort et de repos.
Parmi ceux-ci : The Petpost Secret de Radhika Dhariwal, Land of the Seven Rivers de Sanjeev Sanyal et enfin What young India wants de Chetan Bhagat que j'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui.

Romancier et éditorialiste indien, auteur de cinq romans à succès tous adaptés à Bollywood, Chetan Bhagat a rassemblé dans cet essai paru en 2012 chez Rupa une quarantaine de textes au travers desquels il entend nous présenter une Inde à la fois réelle et personnelle, légitimant sa démarche à travers une introduction d'une vingtaine de pages, nous expliquant pourquoi et comment, de fils de fonctionnaire à Delhi élevé avec tout le nécessaire, mais non le superflu, il a décidé après des études d'ingénieur et un emploi d'investisseur, de devenir conférencier puis éditorialiste avec l'opportunité rare d'écrire en hindi et de s'adresser au plus grand nombre plutôt qu'à l'élite. 

Dans une première partie intitulée Our society, il tente d'apporter un éclairage sur la société indienne en montrant à quel point, sous le couvert de la diversité, de la famille et de la religion, règne la plus grande confusion. J'ai pu y retrouver nombre de nos constats (le lien entre argent et religion, le fait que riche soit synonyme de bon, héritage synonyme de mérite) et surtout de nos questionnements sur les raisons qui font de la nation indienne l'une des plus pauvres, divisées, oppressées et corrompues. « What is wrong with India ? » Si la réponse, notamment pour les habitants de la capitale demeure toujours la même (« This is what India is » ou « who cares »), le problème selon lui réside dans trois traits de la psyché indienne qu'il suffirait de changer : la servilité et le manque de libre arbitre, l'acceptation quotidienne de la corruption, et l'élection de mauvais dirigeants.

Dans cette optique la seconde partie intitulée Politics entend constituer une approche de la plus grande démocratie du monde. Si l'on y découvre bien entendu des problématiques spécifiques comme celui des castes, des révoltes naxalites ou des tensions avec le Pakistan, l'on y retrouve surtout des problèmes communs aux pays européens comme les ressorts communautaires, identitaires, émotionnels sur lesquels jouent les candidats, les appointements démesurés des élus, l'attaque systématique de toute croisade anticorruption, ou encore l'impunité des politiques, leurs silences et leurs mensonges, les dépassements et financements illicites des campagnes électorales, la corruption et les collusions. Toutes choses qui sont désormais monnaie courante en France ainsi que nous le voyons en ce moment même avec les affaires Tapie, Karachi, ou encore Bygmalion.

La troisième partie enfin, intitulée Our youth, décortique le mythe mensonger d'une jeunesse largement majoritaire certes, mais cependant sous-représentée, victime d'une classe politique qui préfère sacrifier une génération que de reconnaître ses erreurs et qui néanmoins constitue le lectorat de l'auteur qui entend pour toutes ces raisons l'aider. Si le problème de l'éducation, le manque de places, de professeurs, d'intervention du gouvernement, d'imagination et de pratique d'un enseignement qui fait taire les enfants, la corruption dans les écoles et le suicide des étudiants des hautes écoles reviennent constamment à juste titre, en revanche les solutions proposées (parmi lesquelles l'étude de l'anglais ou la nécessité de saines distractions et de projets) semblent bien légères et l'injonction aux dirigeants bien vaine tant que les mentalités n'évolueront pas et que le manque, le besoin, le désir d'argent et donc la concurrence et la convoitise demeureront au centre des préoccupations comme nous avons pu le constater.

What young India wants ? Finalement, si la réponse à cette question, purement rhétorique, figure déjà dans le titre de couverture (où le mot young apparaît constitué d'autres tels que : voice, grow, change, right, freedom, education ou responsability), les belles aspirations prêtées à cette jeunesse à laquelle l'auteur entend donner sa voix, mais dont il s'éloigne déjà, apparaissent surtout par contraste avec une société superstitieuse et âpre au gain, confortant nos propres conclusions sans aller cependant plus loin dans l'analyse, sans doute par manque de recul, oubliant combien l'urgence de la survie ne laisse de place ni au présent ni à l'avenir. Sans parler de son regard sur les femmes, auxquelles il n'accorde qu'un court texte ironique, s'excusant des mauvais traitements commis par une minorité, leur reconnaissant le pouvoir de sauver l'humanité de la saleté, ou se plaignant d'être éconduit.

Malgré tout, et pour ces mêmes raisons, l'essai de Chetan Bhagat demeure toujours intéressant, dans ses idées les plus avancées comme dans ses retranchements, aussi parlant dans ses silences que lorsqu'il insiste lourdement. « When you are poor, you need to be pratical too », nous dit-il. Be pratical : un terme que nous avons plusieurs fois entendu de la part de classes aisées en rupture avec l'Inde réelle avec laquelle l'auteur prétend vouloir se reconnecter, voire représenter, tout en ayant de l'occident une image d'Epinal, naïve et angélique. Ainsi lorsqu'il oppose aux préjugés indiens les arguments biaisés d'un libéralisme bien pensant sans les remettre en question, s'outrant du fait que l'agriculture soit toujours dépendante de la pluie, arguant que c'est l'investisseur et non le travailleur qui prend les risques (sauf lorsqu'il s'agit de Bhopal), défendant pour avoir travaillé pour Goldman Sachs l'efficience des investissements étrangers et des politiques publiques à Hong-Kong.

Depuis, si la crise et les manifestations à Hong-Kong lui ont donné tort, la loi anticorruption dénommée Lopkal Bill qu'il appelait de ses vœux a été approuvée, tandis que, de leur côté, un Indien et une Pakistanaise viennent de recevoir un prix Nobel, dont Chetan Bhagat déplorait l'absence, pour avoir promu l'éducation des jeunes filles. Ce qui constitue à mon sens, plus que l'innovation technique ou économique promue par l'auteur, le meilleur espoir du pays. Pour le reste, s'agissant du premier ouvrage en anglais que je lis intégralement, j'ai trouvé le langage fluide, le style imagé, le vocabulaire simple jusqu'au familier et l'ensemble facile à comprendre et agréable à lire, mis à part quelques mots d'argot et quelques affaires internes qui ont cependant le mérite de mettre en lumière des caractères fondamentaux de la culture ou de la politique indienne.

Enfin, après avoir affirmé l'importance de l'action, mais aussi de la parole et du rôle des artistes dans la société, illustrant son propos par deux nouvelles reprenant certains thèmes traités en amont, l'auteur réaffirme son vœu d'une Inde unie. C'est ce « Great Indian Dream » qu'il entend partager à la manière de Martin Luther King, qu'il « souhaite plus qu'il n'espère » aurait dit Thomas More, dans lequel il voudrait changer un peu les mentalités à la façon du Vick Ran de Night Shyamalan dans sa Petite Cuisine - sans pour autant subir le mauvais sort de ces héros passés - à travers ce livre non d'expertise, mais d'opinions qui, malgré ses bonnes résolutions, représente à la fois une partie du problème et de la solution.

Un essai ambigu donc, auquel il invite les lecteurs à répondre. Ce que je pense avoir fait, pour ce que cela vaut, ici, longuement, à mon niveau et à ma façon, et ce pour quoi je tiens à le remercier. En espérant pour ma part vous avoir également éclairé sur cette Inde réelle plus que rêvée, complexe et contrastée, dont la pauvreté laisse perplexe et la beauté sans voix.


samedi 11 octobre 2014

Désoeuvré, Lewis Trondheim

Après The LP Collection, autre concept qui n'est pas sans lien(s) : celui du Désœuvré de Lewis Trondheim, auteur prolixe qui, en 2005 a décidé de faire une pause après vingt années d'un travail ininterrompu en bande dessinée pour finalement concevoir cet essai, résultat de ses réflexions sur le sujet.

Au 2 juin 2004 Trondheim est au plus bas. Il a décidé d'arrêter la bande dessinée, n'a rien écrit depuis mars, soit depuis plus de 80 jours et, désœuvré, s'attaque à ce journal qui va prolonger cette période d'« inactivité » d'une centaine de jours supplémentaires, s'interrogeant sur les raisons de cette « vacance » choisie.

Les quelques projets de dessins et scénarios écartés, reste essentiellement « le problème du vieillissement de l'auteur de bande dessinée » qui se manifeste par un « phénomène de répétition », sur lesquels il s'interroge. Déprimé, pour ne pas dire dépressif, traînant son spleen, son ennui, sa névrose à travers nombre de situations drôles et imagées, l'auteur redevenu personnage soliloque sur plus de soixante-dix pages, prenant à témoin un public inventé, le promenant, et nous avec, de salons en festivals et cocktails ou faisant renaître un Lapinot pour qui les carottes sont cuites et qui en a gros sur la patate depuis son agonie.

C'est dans cet état d'esprit, entre introspection, boutades et dérision, que Lewis Trondheim expose et explore sans relâche ses motivations, le plaisir, la fuite, et puis la liberté qui demeure le premier privilège du dessinateur, contrebalancée par le fait d' « « être obligé » de faire quelque chose que l'on aime », partagé entre la « passion », le « métier » et « la drogue » (thèmes traités et termes employés également par Dany Laferrière dans son Journal d'un écrivain en pyjama), s'excusant à maintes reprises d'avoir bien conscience que ce sont là des « questions pour privilégiés », des « trucs enquiquinants pour parvenus ». Mais comment avancer sinon ? Pour qui, pour quoi, et à quoi bon ?

Et puis soudain il s'emporte, échange des mails avec Yvan Delporte qu'il restitue tels quels, converse avec Moebius, Fred et Baudouin, flâne avec David B., Margerin et Berberian, se fait des barbecues avec Ptiluc, fréquente assidûment Sfar, déjeune avec Tibet, Blain, recueillant au passage leurs témoignages ainsi que ceux de Baudoin, de Menu, de Delisle, de Spiegelman, de tout un petit monde qu'il croque avidement et sans ménagement avec le zoomorphisme qui caractérise ses personnages, ainsi que quelques vrais animaux au détour d'une exposition d'oiseaux de proie ou de la visite d'un parc zoologique.

Tournant en rond comme un Poisson Pilote, il passe au peigne fin les éditeurs (Dupuis, Le Lombard et bien entendu l'Association), les journaux (Tintin, Spirou, Pilote, Fluide Glacial) plus d'une trentaine d'auteurs franco-belges (parmi lesquels Schultz, Brecia, Gotlib, Peyo, Blanchard, Uderzo, Bilal, et surtout les cas Hergé et Franquin), mais aussi américains (Crumb, Herriman, Jack cole, Bill Watterson, Franck Hampson) ainsi que leurs méthodes de travail, évoquant les groupes, les collaborations, les travaux ajournés dans lesquels on puise, le boulot qu'on peaufine pour les autres, les différences entre auteurs, entre générations, le découragement, la procrastination et la déprime, encore et toujours.

Le résultat ? Des pistes et théories plus sérieuses et plus farfelues les unes que les autres concernant les causes de ce vieillissement : de la maison d'édition qui modèle les auteurs (les rendant alcooliques, dépressifs ou lubriques) à la destinée de ceux-ci en fonction d'un « prototype de femme » en passant par la pression, l'autorité, la responsabilité, la reconnaissance, la facilité du filon, du créateur devenu faiseur, l'épuisement des forces créatrices, la crise du milieu de vie et pour y remédier l'importance paradoxale d'avoir des « projets » et de la « gymnastique » cérébrale que constitue le dessin, établissant des parallèles avec d'autres formes d'art telles que la peinture (Hokusai), l'écriture (Hemingway, Jack London), le cinéma (Woody Allen, Alain Resnais).

Parce qu'il ne craint ni la nommagite aiguë, ni les poncifs, ni les rapports entre art et argent, ni l'exercice de vérité, ni encore la mauvaise foi assumée, parce qu'il ne craint au fond pas grand-chose de ce qui est, mais plutôt ce qui pourrait advenir, l'auteur fait avec Désœuvré un peut-être dernier, mais en tous cas joli cadeau au lecteur qui retrouve un Lewis Trondheim en roue libre avec des bâtons rompus dans les rayons, de l'aisance dans le crayonné, usant de la contrainte et abusant de l'autobiographie sans scénario préétabli, toutes choses auxquelles il nous a habitués depuis son monumental Lapinot et les carottes de Patagonie et en un tour de main fait un joli pied de nez à cette peur de se répéter.

Car c'est peu dire que Trondheim l'agité a des idées, et de la suite dedans. Et c'est peut-être là son véritable mal, mais aussi son talent, ce qui somme toute le guette au tournant : la dispersion plutôt que le vieillissement, la profusion plutôt que l'épuisement. En attendant, auteur ou coauteur de prêt d'une centaine de titres, déjà membre fondateur de L'Association et de l'Oubapo, il a durant cette « vacance » commencé trois albums, créé la collection Eprouvette pour accueillir celui-ci, est entré dans le dictionnaire des noms propres, a enchaîné les rencontres publiques et privées. Depuis, il a participé à une trentaine d'albums, lancé la collection Shampooing chez Delcourt ainsi qu'un blog BD, et participé à la création du « Syndicat des Auteurs de Bande Dessinée » (SNAC-BD) ainsi qu'à celle de la revue Papier. Après la lecture de cet essai, une seule chose est sûre, sans spoiler : Lewis Trondheim n'est pas près de s'arrêter.

Textes et dessins Lewis Trondheim © 2005

mercredi 1 octobre 2014

The LP Collection, Laurent Schlitter et Patrick Claudet

Sous titré Les trésors cachés de la musique underground et sorti le 18 septembre 2014, The LP Collection propose une sélection « représentative des styles et origines » de cinquante titres issus d'une collection originelle de six mille vinyles réunie par Laurent et Patrick avec pour fil rouge l'absence totale d'écho médiatique et le format LP (ndrl : Long Play, ou album, par opposition au Short Play et à l'Extended Play qui sont des enregistrements contenant moins de pistes, donc plus courts). Un long préambule esquisse l'identité du duo à la manière d'un groupe, à travers leurs parcours, leurs goûts et leurs influences réciproques.

L'on découvre ainsi les deux journalistes, également scénariste et écrivain, traquant les disques et leur histoire afin d'appréhender ce « courant esthétique qui s'ignore », tout en posant les raisons idéologiques et pratiques du silence qui entoure les groupes, celle de la fin et des moyens, celle du référencement.

Les chroniques qui en résultent, format propre aux revues et fanzine, sont un modèle du genre, abondent en anecdotes, analogies et jeux de mots, et s'enchaînent au gré de transitions fluides et soignées. Les groupes présentés se composent et se décomposent au gré de leurs membres (de un à cent intervenants, de tous âges, de toutes origines, de toutes professions, magasinier, expert en environnement, moine bouddhiste défroqué), de leurs formations (auteur, compositeur, interprète, guitariste, batteur, chanteur, j'en passe et des meilleures), et des genres explorés (folk, blues, ethno-rock, grunge, cold ou no-wave, électro-psyché, idm, krautrock, lo-fi, shoegaze, grime). Parmi les influences citées figurent enfin, pêle-mêle, Aaron Tobin, Aphex Twin et Harold Budd, Malher, la Monte Young, My Bloody Valentine, Mudhoney, Sonic Youth, M.I.A. et Sébastien Tellier mais aussi les Femen et les Black Panthers, les hipsters, les hippies, l'utopie ou encore Houellebecq, Perec, Proust, Bret-Easton Ellis, Dostoïevsky et Chomsky, tous réunis à la fin de l'ouvrage aux côtés de Tarentino, Cantona ou encore Clara Morgane dans un étrange index comportant plus de 350 artistes toutes catégories confondues.

Souvent poètes, souvent déclassés, leurs critiques sociales, lucides et acérées, empreintes de mauvaise foi et de second degré, sont souvent liées à un chemin particulier, alter, qui éclaire leur approche toute personnelle d'une musique politique, complexe et lettrée ou encore grotesque, absurde et vulgaire. A ce point que certains titres « mériteraient de finir à la décharge » si leurs auteurs n'avaient pas eu de bonnes raisons de les commettre avant de disparaître par suicide, crise cardiaque, guerre, censure, attentat et autres splits. Reste que, le plus souvent, la complexité a du bon dans la mesure où elle demeure l'apanage de la virtuosité. L'on découvre ainsi tout un arsenal technique au service de la musique, tout un monde fait de guitares, de violes de gambe, mais aussi et surtout d'ondes Martenot, de séquenceurs, de boîtes à rythme, de tables de mixage, de synthés organisés en couches, de noise gate, de rythme ternaire et même d'infrasons rassemblés pour créer ces « mille-feuilles synthétiques et échantillons organiques » savoureux et uniques.

Chose rare encore, à l'époque où le moindre guitariste en chambre dispose de son compte Facebook, You Tube, Soundcloud ou encore Myspace, aucun des groupes présentés - de Djo Djo Lapin à Ours, en passant par Prince Arthur, Scotty Pone, Katchaturian, Wimbledread ou Gollung - n'est référencé dans les médias ou sur internet. Pour pallier à ce manque et au désir aussi unanime qu'étonnant de demeurer anonyme, The LP Company ne propose qu'une série de reprises de ces artistes pas très Net par des groupes internationalement reconnus. De la frustration à l'envie de composer soi-même la musique évoquée il n'y a qu'un pas que j'ai moi-même allègrement franchi en envisageant de reprendre à mon tour certains morceaux sous le couvert de Milky Koala & The Chocolate Flowers, groupe imaginaire créé avec ma compagne Lou il y a un an. Un pas supplémentaire et nous voici remettant en cause l'existence même de ces groupes chroniqués par L&P « comme s'ils les avaient écoutés ». Et si cet ouvrage éminemment conceptuel qui s'appuie amplement sur l'imaginaire l'était totalement ?

C'est alors que tout s'éclaire, de l'épigraphe de Borges à l'idée de « braquer les projecteurs » ailleurs que sur le livre et de leurs auteurs. Car, tandis que les médias demeurent muet sur les groupes du LP, ils ne tarissent pas sur le concept à l'origine de ces chroniques : la photo d'un radiateur prise dans un bureau (« J’ai lancé que, si un jour je devais faire un album, la pochette serait cette image », Laurent Schlitter, Le Matin, 13 juillet 2013). Un désir, une photo, un nom de groupe, un titre, puis une chronique proposée à la manière d'un synopsis : tel est ce fameux « matériau à l'usage des musiciens » élaboré par L&P. Depuis le mythe est devenu réalité puisque plusieurs artistes ayant répondu à l'appel (et repris, c'est-à-dire créé, certains morceaux), The LP Collection a déjà donné naissance à plusieurs EP. Quand à ses auteurs, devenus acteurs à part entière de la scène musicale, ils envisagent déjà de passer des photos d'objets aux portraits de famille, tandis que Milky Koala, né de la découverte d'accessoires géants dans les rues de Paris, d'une capture du cri de l'animal et d'une traduction Google inénarrable envisage déjà, après le visionnage d'un reportage, de se renommer Ornithorynque...
 

P C B L'ornithorynque par The Marcel Turtle Group, crédit vidéo © Pascal Biaudet

jeudi 21 août 2014

Reprise du blog


Après une petite pause d'un an nécessaire à de nombreux et grands projets personnels et professionnels, le blog revient enfin dès la rentrée. Vous retrouverez ainsi les thèmes et le style qui ont progressivement formé l'identité et la popularité de ce blog depuis 2011.

Afin de vous offrir toujours plus de chroniques, de liens avec l'actualité principalement littéraire, et avec le désir d'aller vers un contenu toujours plus varié, sélectif et qualitatif, je publierai et partagerai de façon plus régulière via les réseaux sociaux, à raison d'un nouvel article tous les dix jours.

En espérant que vous trouverez autant de plaisir et d'intérêt à consulter ce blog que moi à le rédiger et à vous le proposer, je tiens à remercier tous les lecteurs passés, présent et à venir et, reprenant là où nous nous sommes arrêtés, vous souhaite à tous et à toutes une très belle année et rentrée littéraire !