mercredi 21 octobre 2015

Pas Liev, Philippe Annocque

Aujourd'hui sort Pas Liev. Ou peut-être pas. Peut-être Liev est-il déjà sorti. Ou peut-être pas. Le livre, lui, est en librairie. Philippe Annocque l'a brillamment écrit et Quidam joliment édité. Allez vous le procurer. Pour le même prix vous aurez Liev et Pas Liev. Un livre et une tuerie.

« Le débit était rapide, mais les syllabes se détachaient avec netteté dans l'espace. Liev s'est dit qu'il commençait à se faire tard ; Son ombre était longue. La roue avant de l'homme lui écrasait la face. »


« Et puis les choses sont allées moins bien. »


« C'était en plein milieu des champs. »
C'est là que tout a commencé. Du moins peut-on le penser. Au milieu des choses. En plein jour. In media res. In meridies. Le peut-on ? « Liev marchait depuis un bon moment », nous dit-on. C'est peu après qu'il s'est souvenu. Un peu. Deux fois. Au moins. Après, on ne sait pas. « On ne sait jamais ». Personne. Lui non plus. On le croit. On continue. Plusieurs chemins se sont offerts à lui déjà, et à nous, sans qu'on le voit. On est à la deuxième page seulement.

On est à la deuxième page. Seulement, et ce qui étonne tout d'abord, c'est la sensibilité aux couleurs, à la lumière. Au blanc, au rouge et au soleil qui les éclaire. Qui rappelle L'Etranger. C'est mot pour mot ce que j'ai noté à mon insu en marge du roman les deux premières fois que je l'ai lu. Car c'est un livre qui mérite plusieurs lectures. Ainsi ce qui étonne encore chez Liev c'est sa duplicité. Ou sa naïveté, c'est selon. Sa façon d'analyser les choses. Sa logique propre sous les dehors très terre à terre de ses souliers souillés. Sa mauvaise foi assumée. Sa bonne mauvaise foi, sartrienne, existentielle, existentialiste même, dans le fond comme dans la forme. Une mauvaise foi qui déforme, renvoie à La Nausée. Et à L'Etranger de Camus, confus, qui voit rouge, qui dit sang.

Sans coup férir, par à-coups, Liev nous délivre sa vision du monde, sa façon de penser, de percevoir ce qui l'entoure. « En réalité le soleil n'était pas si haut c'est l'horizon qui était bas. » Mais c'est à Kosko que l'on attend Liev, visiblement. Là qu'il se présente pour le poste de précepteur. Plusieurs chemins donc. On va y arriver. Mais avant cela il s'est passé quelque chose. Quelque chose d'apparemment anodin s'est passé. Se passe. Ou se passera. Quelque chose qui va déterminer tout à la fois : le récit, le passé, le présent et le futur de Liev et de Pas Liev, ou plutôt de son lectorat sans que celui-ci ne puisse jamais tout à fait déterminer quoi. Qu'importe. Pour Liev et Pas, les faits importent moins que ce qu'il faut faire ou pas. De fait, réellement, il y a eu cette petite construction de brique au bord de la route. Et l'oubli. L'oubli d'aller aux toilettes avant de sortir d'un cinéma sorti d'on ne sait où. Là Liev a vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû.

Dû être vu voyant quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir en fait. Mal vu peut-être, mal entendu sûrement, par un passant en bicyclette. Et moqué certainement. Car Liev pense qu'on le moque. Souvent. A tout le moins, Liev - ou Pas Liev c'est selon - se soustrait lui-même à l'analyse qu'il opère à tout va. Son va-tout peut-être serait qu'il ne saurait réellement pas. Ignore ou veut ignorer ce qui l'indiffère en réalité, mesurant toute chose à l'aune de ce qui est « agréable » ou « désagréable », « bien » ou « pas bien », « convenable » ou « inconvenant ». Une éthique qui, en distinguant l'éthos de l'èthos, les mœurs de l'usage, l'éloigne du sens comme du bien communs. Car Liev veut bien faire, c'est un fait. En ce sens il n'est au fond pas différent de nous. Voilà sans doute pourquoi il n'est pas Liev. Pourquoi il ne trouve pas la place qui lui échoit. Pourquoi on l'invite dans un débarras, à s'asseoir là où rien n'est fait pour. Pourquoi les enfants sont en vacances. Pourquoi on lui fait jouer le rôle de sous-intendant en attendant leur retour. Pourquoi tour à tour l'on se méfie ou l'on se fend d'un peu de sympathie pour celui qui n'est peut-être pas si fou dans le fond. 


Dans le fond « ce n'était jamais facile de répondre » - dans la forme non plus, c'est un fait - aux questions qu'on lui posait. Aussi, parce que lui, Liev ou pas, fait toujours en sorte de faire ce que l'on attend de lui, il se voit sans cesse contraint de rechercher des sèmes, signaux, signes distincts, à défaut, semble-t-il, d'instinct ou d'empathie. Surtout il réagit. A tout. A rien. Différent de, et indifférent à tout. Passif surtout. Il est ce qu'on lui fait. Ce que les choses lui font. Comme elles viennent. Comme elles vont. Bientôt Liev tourne en rond. La réalité de la chose c'est tout de même quelque chose, non ? « Et puis les choses sont allées moins bien ». Toujours en représentation, mal à l'aise ce faisant et toujours mal faisant, pris à défaut en porte à faux et sur le fil, Liev se défausse, tente de se rassurer, de fuir autant qu'il le peut. Le peut-on encore ? Le peut-il vraiment ? Et croire à une histoire avec Mademoiselle Sonia quand Magda est dans son lit ? Se croire précepteur, abhorrer Karl, faire et s'en faire moins accréditer qu'accroire ? Que croire ? Et qui ? Pas Liev. Mais Liev oui, certainement. Dilemme du Crétois. Menteur ou pas, Liev ? Pas Liev le narrateur, mais un autre non plus fiable, unreliable narrator qui se fend de cette fable, de ce conte philosophique, expressionniste et réaliste, conçu autour de ce personnage peu affable sans véritable atour.

Tour à tour éléphant au milieu du salon, nez de Gogol au milieu du quignon, portrait à la Picasso, pantin qui se prend pour un vrai petit garçon, homme ferdydurkien cuculisé à la manière de Gombrowitz, innommable à celle de Beckett, la figure de Liev relève de tout cela. Ineffable. Insaisissable. Déplacé, dérangeant et cependant indépassable. Doté d'un calme aussi relatif que remarquable. D'un caractère aussi effacé que son empreinte est indélébile. Débile léger ou massivement Asperger, Liev marque par sa folie qu'on imagine aisément se retourner contre lui ou autrui. Qui souffre de tics et de tocs, de paranoïa, d'un délire de persécution, prend la pose dans un rôle de composition, présuppose que les autres en font autant, se soucie sans cesse de ce qu'ils pensent et sans arrêt de ce qu'il paraît sans le savoir jamais. Liev est-il plus ou moins conscient que les autres, qui révèle, peut-être à son insu, l'hypocrisie sociale et salutaire, presque sanitaire, de ceux qui l'entourent ? « On ne peut jamais savoir ». Pourquoi ne se souvient-on pas de ce que l'on a fait la veille. « Impossible de se rappeler ». Est-ce normal ? Est-on normal ? Qui est-on ?

On dira ce que l'on veut de Pas Liev, ce que l'on peut surtout, dépassé par ce personnage singulier, pluriel, déterminant, aux noms, prénoms et pronoms fluctuants dont on sent qu'il sombre progressivement. Hors monde sans doute, immonde peut-être, entre la veille et le sommeil, le rêve et le réel, Pas Liev est lui-même comme personne. Et personne comme tout le monde. Personnage à la dérive, sans âge ni ancrage, qui se cramponne à ce livre pas éponyme. Qui étonne, détonne, dénote. Où les mots se répètent et résonnent. Que l'on lit dans le blanc des lignes. Un livre comme pas un. Comme Pas Liev. Un livre délirant, délivrant, cathartique. Où rien n'est dramatique mais où tout est très sûrement tragique. Où l'on doute, assurément. De Liev mais comme Liev. Un roman où l'on court à sa perte. Doucement mais sûrement. Dans lequel on se glisse. Où le sentiment d'étrangeté autant que la virtuosité sont omniprésents. Où l'on perd la notion du temps.

Aujourd'hui sort Pas Liev. Ou peut-être pas. Le livre, lui, est en librairie. Philippe Annocque aussi, depuis plus longtemps que lui. Dix ans au moins séparent ainsi ses Chroniques imaginaires de la mort vive et ses Mémoires des failles. Rien (qu’une affaire de regard), nous dit-il. Homme moderne, agrégé de l'être, des réseaux et de la Vie des hauts plateaux, Philippe Annocque aime les je et les mots, déblogue, capitaine ad hoc et Nemo, depuis presque autant de temps derrière ses Hublots. Quand Abeille ou Cendors érigent des univers, Annocque s'élève lui-même en homme-monde habité par de multiples personnalités, développant une autobiographie ubiquitaire et parallèle, ouvroir d'une vie potentielle réalisée via l'écriture et vouée à elle, une vie faite œuvre qui embrasse tout le réel à travers chacune de ses parcelles. 

Le tout au gré d'une construction dont on perd les clés au moment où l'on croit les avoir trouvées. Où l'on ne sait qui se méprend. Dont on ne se déprend ni se défend. Où l'on est contre, mais tout contre alors. Où la fiction nous prend tout entier. Qui dénonce la prégnance et la vacuité de l'habitude, de l'attitude, de l'identité. Où l'on a le temps pour penser sans le pouvoir vraiment. Où l'on tourne à vide. Où l'oisiveté est mère de tous les vices. Où tous les ressorts sont employés à raison, jusqu'à la typographie une fois encore intelligemment mise à contribution. Où l'on est Liev et Pas Liev à la fois.

Dense, intense, sur un pied, sans les mains, les bras levés, Pas Liev est un livre enivrant dont l'indifférence ne nous laisse pas. Une intriguée policée et policière dont on sent les prémices, où l'on - c'est à dire Liev - pense comme l'on pisse, sans toujours s'en rendre compte. Un livre où, quand il faudrait se rendre à l'évidence et rendre des compte, l'on est tenté de conclure par trois petits points dans la figure. 


Avec Pas Liev s'achève ici en force et en beauté notre série consacrée à la rentrée littéraire de cette année. Ou peut-être pas puisque je vous propose de nous retrouver ici même dans une dizaine de jours pour une rétrospective un peu spéciale dont les livres et leurs personnages seront les héros.

D'ici là vous pourrez découvrir sur les réseaux quelques titres aussi divers que supplémentaires parmi lesquels Victoria n'existe pas, La femme qui pensait être belle, Les enfants de chœur de l'Amérique ou encore Tyler Cross.

Je vous invite également à aller voir du côté de chez Lou, de ses excellentes Feuilles volantes et d'Un dernier livre avant la fin du monde et de la rentrée, où vous pourrez également (re)trouver et (re)découvrir Dans les ruines de la carte ou nos Dialogues impromptus autour de Cordelia la guerre.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire