jeudi 7 mai 2020

O.P., Ordre Public, de Ramón Sender

« — Salut, mon gars ! Regarde mon formulaire d’entrée. O.P. On m’a arrêté au nom de l’ordre public – et il ajoutait en riant : Quel ordre public ? Je suis l'ordre universel et eux... Tu sais ce qu'ils sont ? Le calendrier de Saragosse ! » O.P. [Ordre Public] de Ramón Sender. Traduit de l'espagnol par Claude Bleton et postfacé par E.P. [Elsa Pierrot] — « La couverture a été appréhendée par le brigadier Sylvain Lamy, et la fiche anthropométrique des pages intérieures est signée Jeanne Witta. » L’ouvrage est paru hordement chez Le nouvel Attila le 7 avril 2016.   


« — Foutu vent !
Ce dernier avait lu les formulaires et il ricanait : “O. P., ordre public.” Toute l’Espagne subissait ces deux lettres comme une marque cousue sur le cœur : O. P. Le vent aussi avait son formulaire. »

Le vent a été emprisonné, par et pour ceux qui le craignaient — pour peu que l’on puisse emprisonner le vent. Là, dans la prison Modelo de Madrid (« une prison modèle, comme son nom l’indique ») il rencontre le Journaliste, qui va découvrir le milieu carcéral, sa hiérarchie et sa morale à géométrie variable. Un univers en miroir où les valeurs, re-/i-nversées, demeurent dans le même temps « copie conforme » du monde extérieur, avec ses gardiens et ses prisonniers, ses golems et ses habitants véritables, ennemis ou amis de « de la propriété, de la sécurité, de l’État et de Dieu. »         

Au fil des ini-/a-mitiés naissantes, des vies et histoires narrées, ces personnages qui sillonnent et peuplent la prison et sa cour vont se révéler à nous et, en retour, nous révéler un peu de nous qui révérons ou rêvons la liberté, partageons leurs aspirations au sein de notre propre confinement de lect-eurs/-rices : d’un côté le Flingoteur et le Boiteux, la Tripe, le Suiffard, le Cinoque, la Torgnole, aux tempéraments marqués, à la fois sec et trempé comme le vent, ou encore le Loupiot ; de l’autre, le Pipelet, le Professeur, le Pompon, le bibliothécaire, le Zèbre, définis par leur fonction.

« On chante, on fait un peu de gymnastique et on trouve même cette vie de moine simple et voluptueuse. La cellule est un cube blanc, plein de vitrages, de plans de lumières. Naturellement c’est une cellule payante. Deux pesetas par jour. Dans cette braderie qu’est la morale espagnole, on vend la liberté, la justice et – pourquoi pas ? – la santé. »

À travers eux se fait jour une critique de l’ordre social bourgeois (parfaitement décrit par Alain dans Les dieux), dont les membres s’(e r)assurent par le copinage, la reconnaissance sociale, et même la misère pacifique, qu’ils sont tout, y compris « pauvres, mais honnêtes » (« ils endossent la morale du riche ») et poussent dans leurs retranchements ceux qui ne sont rien (« C’était terrible de ne pouvoir être quelque chose qui se résume en un mot. ») A cette lecture (et à celle de Foucault, Surveiller et punir), à l’aune de tous ces hommes victimes de l’arbitraire, emprisonnés et libérés sans raison (« On clame toujours son innocence et personne n’y croit. »), l’on mesure qui du meurtre ou de la société et de sa prison (« ce monument à la liberté qu’est la prison ») fait le criminel. 

« C’est moi qui l’ai tué, oui monsieur, d’un seul coup, d’un seul. » (Ordre Public)
«
first stroke. A very big man, dead, at the ground (...) But I'm not a criminal
» (Dawn by law, Jim Jarmusch)

« Les prisonniers sont peu expressifs. Leur cordialité est neutralisée par l’absence de liberté » mais, au vu des circonstances, ils entretiennent des relations plutôt bon enfant (« tu dis ça pour de vrai ou pour rire »), discutent de la paternité des innovations techniques des bourreaux, se supportent, se soutiennent, s’organisent, y compris avec les prisonniers sociaux, auxis et autres kapos. Et si et quand l’un d’entre eux balance ceux qu’il reconnaît malgré tout comme ses camarades (dénigrant celui qui se présente comme réformiste d’un « les camarades ne parlent pas comme ça ») ce n’est que par contrainte et nécessité, non parce que c’est « convenable et patriotique » comme l’avocat.

« J’ai eu à ma portée bien être, considération sociale et même fortune, richesse. C’était plus facile, plus confortable et plus intelligent, d’après la pensée générale, de les prendre que de les laisser, et je les ai repoussés, pour rester fidèle à ce que je suis. Pourquoi ? Quelle ambition obscure peut bien nous orienter et nous diriger ? Il n’y a pas d’ambition, uniquement de la foi. »

Ce monde régulier est, comme le séculier, un monde d’hommes (« Il fallait protéger les invertis comme s’il s’agissait de vraies femmes. »), d’ordres de tous ordres, cléricaux, syndicaux, politiques qui tous développent une mystique : « Messes jaunes, vertes, blanches. Messes bleues ». Messe rouge, enfin, qui, avec son fanatisme et ses martyr(e)s, n’a rien à envier aux messes d’autres couleurs battant pavé et pavillon. Un ordre, somme toute, pénitentiaire, laboratoire de l’Ordre Public (de la) moral(e) de la pénitence, ordonné par l’État avec la bénédiction d’une Eglise complice et concupiscente au sein d’un pays subdivisé au rythme de son histoire, de ses régimes, des forces et crimes qui l’habitent.   

Poétique et imagé, surréaliste et riche en paraboles (la scène incroyable des Trois tours d’Espagne), O. P. est un livre puissant qui joint le geste à la parole, outrageant l’Ordre Public dont il (d)écrit et défie les ordres absurdes qui le de-/con-stituent aux yeux qui osent se dessiller dans l’ombre pour le voir au grand jour. Couleurs et lumières sont d’autres personnages encore, omniprésents de la première page (« La protagoniste des perspectives – comme dirait un aimable essayiste –, c’est la lumière, fidèle amante du vent. ») jusqu’à la description de toutes les couleurs de l’ennui, de la palette des sentiments qu’elles induisent et dont elles enduisent les parois, imprègne chaque cellule du corps pénitencié. 

N°48, The prisoner (Patrick McGoohan) (Spoiler alert).

« L’inspecteur rit jaune. Il tendit la main au Journaliste en lui souhaitant étourdiment bien du bonheur dans les limites sévères du régime carcéral (…) Il avait suffi qu’un prisonnier interrompe les signes extérieurs de déférence et de discipline pour que l’inspecteur se sente méprisé et traité avec une scandaleuse frivolité. »

Peu à peu, le Journaliste se libère, provoque l’inspecteur, tutoie le brigadier, réalise que « La vilenie de l’État, des institutions répressives, n’était pas de la cruauté – ce qui aurait déjà été quelque chose – mais de la stupidité. » (Brel, dans un célèbre entretien, parlait de peur, de paresse, de graisse autour du coeur, de suffisance — pas un jour ne passe sans que nos gouvernants ne nous en fassent la triste et révoltante démonstration). Une vilenie qui touche ici jusqu’au vieillard, que « l’obligeance résignée de soixante-dix années de vie espagnole » a conduit dans cette même prison qu’il a payée de son travail perdu, prisonnier social, victime réprimée d’une misère organisée, livré aux « jeux de gamins idiots » des gardiens et des politiques — « Un prétexte. Le prétexte pour les exterminer était créé. Qui tomberait cette fois ? ».

Malgré l’épuisement physique et la « fatigue morale », il reste : les doléances des prisonniers victimes du pain, citoyens déchus, mais fonctionnaires, car à charge de l’État et de revanche (« quel dommage de ne pas avoir de pétard ») ; la trahison des élites (« Nous apporterons la République, et alors ? La République n’efface pas le sang des cours des prisons, des pavés de la rue, de la chaux des murs où l’on fusille. ») ; le cri terrifiant (« Ce cri ce cri magnifique »), ce cri de détresse et d’avertissement de celui que l’on torture à mort, cri qui, seul, parvient à percer le silence et les murs des autres geôles : « Camarades, on nous tue. » ; la volonté de ne pas se laisser tuer sans se défendre, de survivre à la torture et à onze balles dans le corps, de contre- attaquer encore « avec les armes de l’ennemi : la robe et la loi ».         

« La responsabilité recule, elle recule toujours. Les consciences s’en débarrassent et la refilent à celui qui est au-dessus. Puis vient un moment où le dernier, un homme avec sa conscience, ne sait plus auprès de qui s’en débarrasser. Il n’y a plus personne au-dessus. Mais en ce cas la loi, est providentielle. C’est la loi. Quelle loi ? Il y a encore une loi ? »

L’eau et le vent ! mais aussi l’argent, qui permet d’y accéder, continuent de compter, jusqu’à définir la place dans le rang de chacun dans l’échelle sociale, devant comme derrière les barreaux. L’argent et la fonction bourgeoise, qui rapprochent le Journaliste du banquier ; la conscience, la révolte et la fraternité, qui le poussent à s’éloigner de ce qu’Arendt nomme la banalité du mal. Il y a encore, dans la prison, qui s’énumèrent : le fer, fils et frère des ouvriers ; les corps, qui possèdent leur propre temporalité ; « un animal qui mange les orang-outans » ; les rats, comme dans Le Roi et la Reine ; le bourgeois tueur de pauvre ; le condamné qui ne veut pas davantage d’ennui ; des diables que l’on croirait sortis de l’Enfer de Dante et qui tentent, du moins tentent ; le Journaliste encore, qui ne s’en laisse pas conter. Et le vent, toujours lui, toujours là, qui joue et sème et récolte la révolte.  

Des "victimes du pain" (O.P) au "scream for ice cream" (D.B.L.)

Émaillé de réflexions sur la démocratie, la république, les syndicats et les parties, l’anarchisme et la dialectique, O.P. développe ses personnages et intrigues sur vingt courts épisodes et chapitres à la manière d’un roman-feuilleton. Ce que confirme la postface d’Elsa Pierrot, qui évoque la rédaction et parution des premiers épisodes par Senders (en feuilleton sous la dictature, puis en roman sous la brève République) après son incarcération politique à Modelo pour Troubles à l’ordre public, ainsi que son engagement politique qui porte ses personnages. Parmi eux, Ricardo Lerín Gonzáles, dit le Chinois, est inspiré de l’anarchiste Pablo Martín Sánchez que l’auteur homonyme évoquait dans El anarquista que se llamaba como yo (L'Anarchiste qui portait mon nom), cinq ans avant de se pencher dans L’instant décisif (sorti en 2017 à La Contre Allée) sur la fin du régime dictatorial franquiste qui couvre quasiment toute la période qui sépare sa propre naissance de celle d’O.P. en 1931.

Un roman brillant et mosaïque, sociologique et philosophique, politique et poétique – en un mot : po-é/-li-tique – qui s’ancre avec réalisme dans l’actualité tout à fois simple et complexe, violente et policée, de son temps et du nôtre pour donner à ce récit intime la grandeur d’une épopée. Complété par la postface réussie et très documentée d’E.P. [Elsa Pierrot], O.P. est un objet littéraire qui fait librement autorité dans le catalogue de fonds du Nouvel Attila.

Bonus traque : Lectures de fond du Grand Confinement numéro 14 — Une tentative d’évasion par e-tv-version, produite et retransmise en ACAB+FDP [Auto-Confinement Assisté par Balisage + Forces De Police].


« Pour la première fois de son histoire, la chaîne du livre s’est arrêtée (…) Ce que révèle le confinement, c’est l’absurdité généralisée du fonctionnement de la chaîne (…) il nous faut aussi accepter de réfléchir à ces lendemains. Se réapproprier des pratiques collaboratives inhérentes aux autres arts ; faire le point sur les livres de fonds en trouvant le moyen de les valoriser intelligemment et régulièrement (...) et aux supports audio et vidéo qu’on acceptera d'imaginer pour élargir les publics. Mais en définitive, publier moins et défendre chaque titre d’une manière plus personnalisée. » (Benoît Virot, Pas plus la crise que d'habitude, Tribune du 06 avril 2020 sur Mediapart, à laquelle notamment j faisais écho précédemment).

Dans ce contexte particulier de liberté surveillée ou de détention provisoire, et à l’invitation du Nouvel Attila, j'ai choisi de lire un extrait (p.116 à 118) de ce magnifique O. P., Ordre Public de Ramón Sender. Où le vent de la révolte qui porte tout le livre reprend et redonne vie et voix pour s'adresser à nous.

Lectures de fond du Grand Confinement numéro 14

Vous pouvez retrouver la vidéo d'origine sur la page du nouvel Attila

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