mercredi 11 mars 2015

Vilnius Poker, Ričardas Gavelis

Après notre entrée, ici et là, dans le vaste domaine du Mot et le Reste, après un bref séjour dans Les Jardins statuaires du cycle des Contrées que nous retrouverons très prochainement au Tripode, après Enig Marcheur enfin, j'ai le plaisir de vous présenter aujourd'hui le dernier Monsieur Toussaint Louverture. 
Le plaisir et l'effroi, devrais-je dire comme je vous l'annonçais la dernière fois, puisque ce monument inédit en France, sorti il y a cinq jours à peine et pour lequel je tiens à remercier Monsieur Toussaint Louverture qui m'a permis de le découvrir en avant-première, n'est autre que Vilnius Poker, de Ričardas Gavelis.

« Eux » : c'est ainsi que les nomme Vytautas Vargalys. C'est aussi le titre de la très longue partie, la première des quatre, qui constitue près des deux tiers de l'ouvrage. Après neuf ans dans les camps, dès le réveil, quotidiennement, Vytautas se bat et se débat pour distinguer le souvenir de l'illusion. Psychose peut-être, paranoïa sûrement, ses réflexions sur le temps, sur son prétendu travail qui consiste à informatiser une bibliothèque sans ordinateur, sur l'occupation russe de la Lituanie, sur Vilnius, sur les autres et sur Eux, sont entrecoupées de scènes de tortures, de sexe et d'enfance. Autant de souvenirs crus, et que l'on aimerait ne pas croire, qui font irruption dans la narration.
Rapidement, la singularité de son regard l'emporte sur celle de son environnement et nous amène à nous méfier plutôt de lui, de sa violence et de son rapport aux femmes, de la même manière qu'il se méfie d'Eux.

Dans sa quête et sa traque, Vytautas interprète, prend tout au pied de la lettre, les mots, les odeurs, les choses, cherchant à distinguer parmi son entourage les prisonniers des geôliers. Ses idées sont fixes, ses gestes douteux. Il radote, ressasse, se perd à répéter sans cesse la litanie de la Lituanie à travers toute une mythologie dont il fait partie. Il est Vilnius. Ils le sont tous. Tous hantés par un passé détruit, un présent sans racine, un avenir inaccessible. Tous saisis d'une envie de tuer ou de se tuer. Tous bourreaux ou victimes, parfois les deux à la fois. Le pire dans Vilnius, c'est qu'il y a toujours plus fou que soi. Même Lolita,
trop lumineuse pour être vraie, trop belle pour être honnête, à qui il se cramponne lorsqu'il risque de basculer de l'autre côté du miroir ou de la barrière, semble ne pas devoir échapper aux règles qu'il édicte.


Trois cents, cent, soixante, trente pages : les parties diminuent, disparaissent progressivement avec leurs personnages. Bientôt Vytautas s'incline, s'efface, pour laisser la parole aux « marmoires » de Martynas, son collègue bibliothécaire, dont les extraits constituent la seconde partie et qui mène son enquête à la manière de l'inspecteur qui l'interroge. Comme s'il s'agissait pour l'auteur de mettre à jour les faits et de prolonger son roman par un essai. Mais, très vite, Martynas remplace les kanuk'ai et leurs kanuk'és, les Eux haïs de Vytautas par « l'homo lithuanicus » ou « sovieticus » et le « Pouvoir Exécutif des Grabataires ». Il faut croire que Martynas délire, que son hyper-rationalisation n'est qu'un autre symptôme d'un syndrome post-traumatique, qu'aucun des personnages de sa « collection » ne tient debout, pas même Vytautas. 

D'ailleurs, que croire, et qui ? La « fille du pays » ? Accaparée par ses besoins et ses désirs matériels, subvenant à ceux des autres quand elle n'est pas livrée à eux, femme réelle courageuse mais vulnérable ravagée par la folie des hommes, elle demeure, à l'image de la Lituanie, une perpétuelle exilée et une martyre silencieuse. Bien entendu il manquerait encore la version de Lola, mais à quoi bon ? Finalement, à qui laisser la parole, à qui offrir le dénouement, sinon à un « chien philosophe » portant le nom du prince fondateur de la cité ? Moins cynique que canin, seul un chien, peut-être, pouvait encore nous présenter les ressorts de cette pièce qui se joue à guichet fermé, de cette partie qui se déroule à cet instant un peu partout dans le monde, et qui s'intitule Vilnius Poker.

Ici, entre souffrance et mépris, les cinquante nuances de gris de Vilnius ne se dissimulent pas : elles prennent forme dans ce brouillard qui la recouvre, dans la disparition des oiseaux, dans celle des opposants, seul sentier qui peut mener à Eux. Eux, « Ce ne sont pas des hommes. C'est la seule explication possible : ces intrus ne sont pas des hommes. » Ni les bourreaux ni leurs victimes ne sont des hommes. Ce sont les kanuk'ai et leurs kanuk'és, leurs « spirochètes » et leur « patho-logique », ce sont Circé et La Reine des Poussières, la Néris et sa boucle que le récit épouse, le Dragon et le Loup de Fer qui s'affrontent, Ahasvérus, le juif errant, Dieu enfin, que tous évoquent, mais qui ne se manifeste jamais que par son sadisme ou par son absence. Ainsi naît la mythologie de Vilnius construite par Vytautas, contredite comme pour mieux lui donner corps par les témoignages de Martinas, Stéfania ou Gédiminas. 

Une mythologie qui plonge ses racines dans la tradition et l'histoire et qui, se substituant à elles, constitue le seul héritage lituanien face à une réalité qui ne dit pas son nom. Celle de ce passé indépassable. De ces millions d'individus passés des camps allemands aux goulags. Des agents du KGB, du NKVD, des autodafés, de la novlangue et de la double pensée. De la même mine bouffie de tous les tyrans du monde. Celle de la cruauté et la folie des hommes. De la conscience qui suffirait à les sauver. De la peur qui les en empêche. Des remords quand il est trop tard. « Les plus grands pays s'effondrent exactement de cette façon. Personne ne se pose à temps et à voix haute cette question. Que se passe-t-il (…) L'homme est devenu ce qu'il est, car il est capable de s'adapter ; mais c'est aussi cette capacité qui le mènera à sa propre ruine ». Une réalité mise à jour par Arendt au coeur des camps, par Foucault au sein des prisons, mais que ni la raison ni les livres ne semblent devoir arrêter.


C'est pourquoi Vilnius Poker est un livre nécessaire. Parce qu'il concentre et montre à lui seul toutes les tares les plus sombres et les plus familières de l'humanité. Bien entendu, l'on serait tenté de le considérer uniquement comme un grand roman historique. Après tout, la ville n'est-elle pas libérée du rideau de fer ? N'attire-t-elle pas toujours davantage de touristes ? Ne vient-elle pas d'entrer dans la zone euro ? Un festival de jazz n'est-il pas né l'année même où Ričardas Gavelis terminait son roman ? Tout cela n'est-il pas encore une fois le résultat d'un esprit dérangé ? Et quand bien même. Ce serait oublier un peut vite qu'« on peut trouver Vilnius n'importe où. » Aujourd'hui comme hier, le même mal, les mêmes maux, sont à l'oeuvre un peu partout dans le monde, parfois jusque chez soi. Guerres, génocides, meurtres, prostitution, viols, tortures, destructions de toutes sortes que seul distingue le degré de sophistication et de cruauté de ceux qui s'y emploient. Violence coutumière, quotidienne, réelle ou symbolique que Vilnius Poker incarne et dont il fait désormais partie. 

« Je lisais les ouvrages et je voyais la fougue, la fantaisie, la métaphysique disparaître progressivement de la littérature européenne – car un peuple kanuk'é n'exige rien de plus que des descriptions abrutissantes de la vie quotidienne » nous confie Vytautas. Bien entendu, l'humanité a les chefs, les écrivains qu'il mérite. Sauf que personne ne mérite cela. C'est bien pourquoi, lecteur, rien ne te sera ici épargné. Car « réveiller quelqu'un n'est pas un crime, c'est un service qu'on lui rend. » Et cependant que faire de ce service ? Que faire ailleurs et, d'abord, ici ? « La seule chose que l'on puisse encore faire en ce bas monde, c'est écrire », lui répond son père. Que faire, sinon ? A ces questions, Ričardas Gavelis n'entend pas apporter de solutions toutes faites, et laisse le lecteur se défaire du piège qu'il lui a tendu. Ici comme ailleurs, la liberté est quelque chose qui se conquiert, que cela paraisse évident, ou non.   

« Une multitude de livres y font allusion – peut-être de façon un peu trop vague, presque inintelligible, pourtant ces mises en garde discrètes sont indispensables à celui qui commence son initiation. Une foule d’artistes a disparu pour toujours. Quelques-uns, cependant, ont survécu. » Monument post-moderne, Vilnius Poker, inscrit incontestablement Ričardas Gavelis dans la lignée des nombreux auteurs qui l'ont inspiré et qu'il cite comme un rempart contre la barbarie. Dans ce panthéon l'on retrouve Dante, Camus, Joyce, Beckett, Kafka et Orwell. L'on ajoutera Borges, Ginsberg, Huxley et la Boétie. L'on ajoutera aussi qu'il suffit de réfléchir comme Gavelis nous incite à le faire. J'ai d'ailleurs retrouvé, parfois mot pour mot, nombre des considérations qui émaillent mon premier roman.  
 
En enfonçant le couteau dans les stigmates qu'il porte par sa construction imparable et son écriture acérée, par l'attention qu'il requiert, la tension et les questions qu'il génère, Vilnius Poker est un roman entêtant, magistral, dont on ne sort que difficilement, avec une bonne gueule de bois. Pour aller plus loin, pour dépasser peut-être, en plus des auteurs cités ci-dessus, l'on consultera avec profit Le laboratoire des poisons de Vaksberg et, bien évidemment, L'Archipel du goulag de Soljenitsyne. Mais l'on retrouvera aussi des correspondances dans l'innocence et le désarroi d'Enig Marcheur encore (d'ailleurs ici aussi il y a des têtes plantées sur un pieu et elles parlent, aussi), dans l'efficacité et la virtuosité de Glose, dans la réflexion des Jardins statuaires, dans Une saison de coton dont vous pouvez retrouver une magistrale recension sur le site de Lou. Autrement dit partout où l'humanité se retrouve confrontée à elle-même, partout sa déchéance provoque un sursaut.  


Pour toutes ces raisons, pour le merveilleux travail d'édition qu'il effectue depuis des années, pour l'envoi en avant-première des épreuves non corrigées et néanmoins remarquables de ce livre, je tiens à remercier une nouvelle fois Monsieur Toussaint Louverture, un éditeur à qui l'on peut faire confiance les yeux fermés pour nous les ouvrir et nous offrir un peu de beauté grâce à la magnifique couverture réalisée par Zeina Abirached qui a elle aussi connu la guerre et dont je vous invite vivement à découvrir l'oeuvre juste et sincère. Au reste, que faire ? Question difficile avec laquelle chacun se débat à la manière de Vytautas et que j'ai pu évoquer à ma manière au gré d'une actualité délétère ici, ou encore . Cesser de jouer un rôle, refuser d'obéir, prendre du recul, penser, témoigner et transmettre. Ouvrir la voie et la vie à une autre littérature. Lire et écrire pour commencer.

Toutes choses auxquelles je vous invite et auxquelles je retourne moi-même, en attendant de vous retrouver avec la suite tant attendue du cycle des Contrées de Jacques Abeille, intitulé le Veilleur du jour et qui sort le 26 mars au Tripode. Quant à Vilnius Poker,
vous pouvez vous le procurer sur le site de Monsieur Toussaint Louverture ainsi que dans toutes les librairies et, d'ici là, vous faire votre propre idée au gré de ces quelques pages.

© Ričardas Gavelis, Zeina Abirached & Monsieur Toussaint Louverture

1 commentaire:

  1. Ce livre est un précipice. Je suis en train de le lire... de l'enregistrer pour le GIAA. Et je tombe d'une partie à l'autre: le plus typique et le plus banal des cauchemars...

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