D'une rentrée l'autre, le blog reprend ses quartiers après une stase de deux mois essentiellement consacrés à une présentation livre par livre du cycle de Jacques Abeille, « une exploration du Monde des Contrées, en guise d'introduction, ornementée des 20 sérigraphies du projet des 400 coups inspirées des Jardins statuaires » qui sortira en mars au Tripode, assorti notamment d'une exposition au Point Ephémère à Paris en mai 2016.
Ex-stase donc - et cependant reconnexion avec soi-même, avec la langue qui nous mène et nous malmène - à l'occasion de cette lecture de Comment rester immobile quand on est en feu de Claro qui nous réunit aujourd'hui. Un opus magnum et dei d'une centaine de pages sorti le 7 janvier aux merveilleuses Editions de L'Ogre que nous avions eu l'occasion d'évoquer - d'invoquer même - lors de notre Dialogue impromptu autour de Cordelia la guerre de Marie Cosnay et puis lors de mon Dernier inventaire avant liquidation. Dialogue ici encore, entre l'auteur et sa langue, et son livre, et son lecteur. Entre « deux aspirations en apparence contraire ».
intercède
ô langue
appétit-néant
fais de moi l'instant d'après
le caméléon blanc que j'écrase
du pied
Imprécations, déclamation, déclinaison. En perdre son latin. Ou non : déclamatio et disputatio. Lettres. Ou ne pas l'être. Nous voilà d'ores et déjà entrés dans l'if du sujet. Horatio sans Hamlet, Mercutio sans Capulet, le poète semble résolu à en découdre pour de bon avec la question sans à tous coups vouloir la résoudre pour autant (qu'est-ce qu'on s'en fout au bout d'un moment) peut-être parce qu'elle n'est pas là dans le fond de la forme (nous y reviendrons) mais (comme la vérité) ailleurs (évidemment). Champ libre donc. A la menace poétique que l'auteur évoquait encore il y a quelques mois. A la pensée, à la vision, aux allitérations, allégories, analogies, hanaps et Paraclets. Chercher (au pif) une structure connue, une langue approchée (c'est-à-dire approchante, s'entend), quelque chose de déjà vu (senti) et ne rien trouver (à vue de nez). Comme l'on se condamne à ainsi procéder. Par paresse, maladresse, ignorance, convention, c'est tout comme. Comme si les mots et les choses se valaient. Lassitude, désespérance du sens. Et la tentation de brandir le fruit du Malus sieversii à la manière d'un crâne en s'écriant : Pomme ! Tant tout est dans tout et tout est tout comme, et caetera. Jeter la première. Et soudain, et déjà, l'ellipse, lapidaire, frappe là.
L'oubli
l'oubli a vocation d'ellipse
D'ellipse donc – le mot est lancé une nouvelle fois - advienne et comprenne que et qui pourra (qu'est-ce qu'on et caetera au bout d'un moment et tout ça). En attendant, se souvenir de ce que l'on tient là. Méduse filant sous les doigts, figée sous le regard, fusant sous couverture : hydroméduse, pyroméduse, disparaissant sitôt la brûlure infligée à sa proie. Pas d'inquiétude néanmoins, d'emportement, d'empêtrement. Par étape cependant, sans amers ni amarres, larguer les larmes et la pitié. Laisser le choix des armes, l'induire nécessairement, métaphores effilées et mots acérés adressés à l'attention du -néant. Personne pour réclamer le corps. John doe, just do. Et puis soudain le fond se dérobe lorsque l'on croit l'avoir touché, le goudron disparaît et la forme nous dérobe, nous enrobe, nous englobe, nous cajole pour mieux nous étouffer, pour mieux nous échapper. Déterrée, excavée, secouée des cendres qui la recouvraient pour respirer le grand air, violemment terre à terre, brusquement terrassière, assez lestée, l'est toute entière la langue atterrée. Quoi faire alors. Quoi faire encore.
L'astuce serait de feindre
feindre de feindre de feindre
Ivresse des profondeurs. Apnée. Nous reviendrons meilleurs, never morts et born again. Bornés, mornés, ornés, homonymies, analogies et sel et sang. Flux et reflux. Echos. Abscons raisonnements aux résonances absurdes. Véhicules, petits et grands. Ici des endroits où, des gens à qui, l'on se rend. Exigences et revendications. Condition de la reddition : -néant. Le temps, parfois, aussi s'y met (entre parenthèses) et l'air, souvent, de rien, reviennent les analogies. L'on suit, l'on devance, l'on retient enfin - intercède ô langue - sur le seuil à nouveau et dans la queue le venin. Lire entre les livres, entre les lignes, intertextualité sans complaisance. In cauda venenum. L'on se doute bien que tout cela risque de finir très mal (l'ourobouros et le pal). Ne pas voir venir. Ne pas voir plus loin que. Se faire les dents, pour l'heur. A corps, encore. A cœur, toujours. On ne sait, jamais. Et la musique, pendant. Et la douleur, souvent. Et la douceur, après. L'amour, c'était donc ça. Insoutenable légèreté des lettres prises sur le faît.
tu le sais la patience est un toit
aux tuiles vivantes
aux volets de panique
que l'orage invente dès qu'il faut jouir
-debout
Et soudain garde à vous, gare à toi. Voilà que ça tue et que ça tutoie. Intendance, deuxième voix. Convaincre. Insister. Vouloir. Faire savoir. Evidence et faire-valoir. Argent – comptoir – réalité. Rendre des comptes, enfin. Il fallait bien que cela arrive, se rendre. Aux Lois. A la et au Physique. Et que ça cause, sans conséquence, sans arrêt, sans ponctuation. Que ça cause pointu, obtus, obus. Contre le mur, tout contre. Oubli léthal. Et l'histoire qui remet ça avec führers et dialectique. Gagner la guerre. La perdre. L'histoire en majuscule, en majesté, lésée tout de même, lésée, c'est tout comme. Ecrire en pays dominé. Par l'histoire et le roman. Par l'économique et le financier. Par le politique et le guerrier. Faire feu de tout bois mais en coupe réglée.
Entrechats. Interlude. Répit. Panse et repense cet atlas hercule bossu en troisième roue du carrosse, haussant les épaules et laissant tomber sa charge. Abandonne le monde conçu comme tel, le monde conçu comme télévision, le monde comme volonté et comme représentation, le monde connu, conquis, cocu, le monde mondialisé qui s'est fait un enfant dans le dos. A la place : l'eau. Indice de pénétration : au-dessus du niveau de l'amer. De nouveau : le flot. Orgie de mots où gît le cerveau, où luit la raison. A qui, donner. A tout, prendre. Les cavernes et les ruines. De quel côté la désespérance ? Suivre le cours du, la possibilité du, nihil en optimiste. Choisir son camp. A quoi bon le mépris, à quoi bon le dédain, à quoi bon simplement. Aqua. Le flow en mode battle et slam de fond, toucher encore, saisir toujours, la pensée comme un bathyscaphe et l'eau dans les écoutilles. A t'écouter, ça titille le tympan. T'occupe. Tais-toi. Dans le monde du silence, personne ne t'entendra créer.
Hela. Tout doux. Alléger l'allégorie. Lever le pied. Retomber sur. Moins lourd le pas. Moins dur la botte. Plus souple la pensée, le verbe. Si possible la guerre, c'est okay (toqué). Et surtout la loi, La Loi, La LOI ou La loi (ce que la chanson ne dit pas, celle qui te sert de béquille de pute – je pèse mes mots) et ce que tu serais en droit de bel et bien lui dire (et bien qu'elle bien que veuve possède le secret des couilles souveraines, à ce que tu crois du moins et tout ça). Mais au lieu de cela toi (c'est à dire moi c'est-à-dire l'autre alias le faire-valoir aka celui qui ne veut plus rien dire du tout autrement dit nous) tu te le tiens pour dit et te tient droit devient qui te tient à l'œil et au doigt (le majeur, ou le bras tout entier selon la saison).
Dois-je m'obsoléter par-devant par-derrière ?
[...]
je te je vous le
demande : tout ça pour quoi :
S'entendre dire sans tendres pensées. Avouer aux gémonies les espoirs des faits. Exprimer du remords. Déplorer. Déflorer les tables rasées de près par Ockham le rouge et le fond du Panthéon pour, une bonne fois pour toutes, En découdre...mais comment, comment se poser la question du combat avec l'imposture, voilà qui demande de nous une énergie astronomique. Et cependant telle est la question qui émerge finalement. La vraie. Non celle de la forme ou du fond sinon celle des eux évidemment. Et ce malgré et grâce à « l'exsurgence d'une forme nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère, nous assistons […] Une forme qui interroge le fond, marquée par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de combinaisons » comme je le déclarais dans mon dernier article. Non l'éternelle querelle des anciens et des modernes donc, qui se valent tous autant qu'ils sont – pré, post et néo, conservateurs et consorts. Mais chercher à en découdre. Vraiment. Systématiquement. Authentiquement. Avec soi, avec l'autre, avec l'autre en soi et soi en l'autre. Avec les ficelles du métier, avec celles qui lient l'être et l'identité, avec l'un-posture et la multiplicité.
Voilà ce qu'à mon tour j'ai ici tenté de faire et de démêler, à tort ou à raison, comme toujours humblement mais sûrement, sans jamais être certain cependant d'être parvenu à transmettre autre chose qu'une expérience, c'est à dire un résidu, de lecture parmi d'autres d'un autre livre pas comme les autres. De dialoguer avec le texte donc. Tant l'on ne peut à mon sens (pas commun, je le sais bien, et pourtant plus que d'autres, pour ce que ça vaut et au bout d'un moment, etc.) parler des livres de L'Ogre, de Marie Cosnay ou de Claro sans, d'une façon ou d'une autre, « endosser la langue plutôt que l'expliquer » pour reprendre le beau mot de Benoît Laureau que je tiens une nouvelle fois à remercier ainsi qu'Aurélien Blanchard, les deux facettes de cet Ogre bicéphale et bifrons, divinité bien ancrée dans le présent mais dont les visages regardent, comme il se doit de front, et le passé et l'avenir. L'Ogre, enfin, avec lequel je suis enchanté de commencer l'année et d'entamer cette rentrée un peu particulière avec cet ouvrage singulier, premier volume d'un « véritable triptyque autour de la domination, du féminisme et de la langue » qui se poursuivra tout prochainement partout et notamment ici avec Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman d'Angela Carter et Safe de Lucie Taïeb.
N'oublie pas que je nais chaque matin dans un cube
et que les arêtes de ce cube
peuvent rouler
Avatar tutélaire, monstre mythologique, cannibale à l'image de son Clavier, Claro qui suit L'Ogre depuis ses tout débuts et grâce à qui j'ai notamment découvert ce dernier (merci pour ça aussi), est le dévoreur insatiable de tout ce qui passe à sa portée, le traducteur prolifique de plus d'une soixantaine d'ouvrages et l'auteur mirifique de plus d'une vingtaine d'autres. Hannibal recourant à tous les éléments - le feu, le fer mais aussi l'eau pour faire osciller la langue - il s'empare ici et saisit à point, littéralement, la langue prise sur le vif et sur le gril. Jouissif et réjouissant, incantatoire, up-percutant, le style claque comme un fouet, et la typographie se gave, comme elle le fit il y a peu pour le bien nommé Mille milliards de milieux à grands coups de boutoir, de retraits et d'italiques, d'alignements
à gauche
à droite
sans justification.
Prenant – physiquement, oralement, sexuellement, littéralement – à bras le corps à corps du texte lui-même par un puissant et précis travail de labour, Claro fraye avec la langue jusqu'à ce qu'à son tour elle se fraye un chemin à travers le lecteur. Il faut du temps, de la répétition, pour comprendre ce que l'on sent tenir là sans se le tenir pour dit (un peu à la manière de Glose). Il faut scander scander scander scander ce que l'on a pris d'abord pour une harangue et s'arranger avec soi-même pour s'en pénétrer jusqu'à ce que cela déborde (comme là). Ici rien de trivial, jamais. Rien de vénal, non plus. Sinon à dénoncer comme pendants de la petitesse et de la démesure qui vont souvent de paire, à dépasser les questions passées du sexe (faible ou fort), du genre (mauvais ou bon) et des caractères (tout ça). Pour forger et former dans le même temps, par l'entremise d'une magie opératoire, tantrique et linguistique, l'anneau et l'épée, le signe et le sens, les fondre sans les confondre. Pour fonder, enfin, dans la fonte et l'airain.
Que parles-tu de fondation ?
La pierre seule n'est pas une fondation,
la flamme aussi est une fondation
La pierre seule n'est pas une fondation,
la flamme aussi est une fondation
Viens et vois. Comment rester immobile quand on est en feu couve et prolifère. Couche rouge sur blanc une question qui n'en est pas une et répond noir sur blanc à celles que chacun fait semblant d'ignorer. Rhétorique (on ne le peut évidemment pas) et pratique (comment le peut-on sinon pas à pas jusqu'à la chute), le Comment de Claro se présente comme un miroir tragi-comique à la face des princes-sans-rire et des pisse-copie-froids. Mais, quand on retourne l'énoncé (belle marquise et tout ça), rester immobile quand on est en feu (Comment ?!) se propose comme une patinoire (heureuse ou pas) maïeutique et poïétique sur laquelle le mouvement qui s'exerce - si casse-gueule et pour cela si parfaitement exécuté - permet le glissement de l'opposition à l'apaisement pour mieux mener, non à une fission, mais à une fusion donc, proprement atomique.
Hymne à l'écriture et appel à l'autodafé, Festin nu et Camisole de flamme, Comment rester immobile quand on est en feu est tout cela à la fois, alliant l'immanence et la transcendance, l'exigence la plus inspirante et les plus hautes aspirations à la volonté de l'underground et à la tentation du sabotage. Ici le feu est extatique, cathartique certes, salutaire et propitiatoire à l'envi, mais aussi ardent, grégeois, nucléaire et ravageur, qui expose par sa radiation à la transmutation. Plombé et auréolé, étiré entre la terre et le ciel, le lecteur, la lectrice, ne s'éduque pas. Il, elle s'élève, se dresse, se tient debout, bien campé devant la réalité qui ne tient qu'à la langue qui l'agite.
Avec ce petit livre médusant à l'édition soignée, marqué au fer rouge au feu sang sur le blanc d'une neige qui s'invite pour la première et sans doute seule fois au cœur de cet hiver énucléé, Claro et L'Ogre remettent les pendules à l'heure et le corps à l'ouvrage en ce début de rentrée et d'année 2016 que je leur souhaite et que je vous souhaite à nouveau à toutes et à tous riche en lectures et en découvertes.
Texte et photos © Eric Darsan, photos officielles et extraits (en italique) exclusivement issus de Comment rester immobile quand on est en feu © Claro, les Editions de l'Ogre 2016. Le livre, lui, est, comme tous les ouvrages de L'Ogre, publié sous la licence Creative Commons.
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