mardi 19 septembre 2017

La ville fond, Quentin Leclerc

Comme un blanc de mémoire, comme un bruit. Que fait la ville qui. Fond dans le lointain qui. Fait que tout change alentour. Effet papillon dont les battements retentissent, surprennent, entraînent. Vers le vide et un silence chargés. Comme un blanc de mémoire [un trou], comme un bruit. Provoqué par l'absence du théâtre des opérations, de la peste, de la quarantaine à laquelle sont soumis le héros et son autre – appelle-moi choléra – qui cherchent à atteindre cette ville qui peut-être n'existe pas (ou contient) plus que le reste. Comme un, comme un. Bris de mémoire dont les répercussions se font écho. Invisible, innommé, à moins que l'on y regarde, y soit, en soi. Soit. La voie s'ouvre devant nous. En route, il est temps, et plus, vers le petit village de Bram. En route vers la ville en route vers la fin en route vers le commencement en route vers La Ville fond, le second roman de Quentin Leclerc sorti le 07 septembre chez Les éditions de l'Ogre.


« C’est sous le soleil pourtant rare du mois d’octobre que la ville s’était mise à fondre. Bram marchait vers le bus dont les pneus avaient éclaté. Le chauffeur était accroupi à côté de l'une des roues aux pneus éclatés. Le chauffeur tentait par tous les moyens de regonfler le pneu, mais il n'y avait rien à faire, il avait éclaté. Bram posa une main sur l'épaule du chauffeur accroupi en signe d'encouragement : il n'y avait rien à faire. La pompe soufflait dans le vide. « Décidément se dit Bram, il n'y avait rien à faire. » »

Veuf(,) solitaire(,) étrange, Bram, qui doit se rendre chaque semaine à la ville pour se procurer ses médicaments, voit son quotidien bouleversé (comme l'a bouleversé la mort de sa femme) par la panne du bus qui l'empêche d'accomplir son rituel/de prendre son traitement. Naïf dont on suit le cheminement intérieur, violent à ses heures, débonnaire contrarié dans ses projets, taciturne tournant sept fois ses pensées dans sa langue si particulière avant de parler, psychopathe qui s'ignore, malade ou drogué en manque, rêveur égaré, mort qui se prend pour un vivant, Bram – qui (n')est peut-être (rien de) tout cela, quoi qu'il en soit et fasse – demeure Bram avant tout au début de chaque phrase. Comme la ville fond à la fin de chaque paragraphe, nous apprenant ce qu'il semble ignorer encore.

Comme à l'annonce d'une nouvelle inattendue, aussi inconcevable qu'inédite malgré ses redites, le ton, le procédé, provoquent d'abord chez le lecteur, la lectrice, une hilarité quasi prodromique. La mort, la tempête, les arbres arrachés, la nuit, l'horreur : rien n'y fait ni n'arrête l'équipée de Bram et du chauffeur, qui s'entraînent l'un l'autre, tour à tour, dans une course poursuite contre la mon(s)tre. Les pas s'ajoutent aux pas, chassés le plus souvent, pour éviter ou tenter de saisir au vol, à l'aveugle, ce que l'on ne peut voir venir. Et quand bien même tout ne serait que construction mentale – celle du narrateur, celle de l'écrivain, de l'un ou l'autre des personnages, de la lectrice ou du lecteur – l'on continue d'ignorer, d'apprendre, d'interroger ce qui peut advenir quand la ville fond.

« Les champs bordant leur parcours avaient encore le blé haut. Des rangées de fils barbelés encerclaient des troupeaux de vaches coites. »

La ville fond, l'imagination et l'invention font le reste. Les scènes et les situations s'enchaînent, plus délirantes les unes que les autres, instillant leur logique et leur causalité particulières. Qui ne laissent présumer de rien, n'épuisent que les personnages qui y sont confrontés, résidents résilients de pays indécis dont les paysages se fondent pour en créer de nouveaux. Ami, ennemi, mort ou vivant : difficile, à travers les différents prismes, les différents calques, parfois réunis, de distinguer qui est qui de ces personnages, au nombre croissant, mais réduit. Qui se débattent/agissent avec. Démesure, strips, trips, tripes de types qui n'en manquent pas. Qui fondent un câble, pètent les plombs, les choses allant de mal en pis sans qu'ils n'y puissent quoi que ce soit.

Irrémédiablement, inextricablement, le tout petit monde de Bram s'étiole, disparaît sous la complexité, l'opacité indicible, incompréhensible, d'une réalité qui s'évanouit, collapse. Les fuites, les meurtres, les dis-/rup-/pari-/tions s'étendent et se multiplient. Le bus, le bar, la boucherie, réservent toujours plus de mauvaises surprises. Les fermiers, les porcs, les policiers, se comportent contre toute attente, tout contre. L'impression de déjà-vu saisit le lecteur, la lectrice, au détour d'un personnage, d'un passage. Qui se déclinent à l'infini sans répit ni repos. Un détail choquant surgit ici (mine de rien), sur lequel le récit revient là pour mieux le réduire (à néant). Une scène atroce survient, que l'on croît avoir mal compris, qui se poursuit avec bonhomie.


« Bram croyait que les armes conservent quelque chose de ceux qu'elles ont tué. Bram n'avait jamais eu d'armes car sinon de la fenêtre de chez lui il aurait vu tous les morts, et il ne l'aurait pas supporté. »

Memory, mémo, memento mori : à ce jeu tous les doutes sont permis, aucune hypothèse n'est assez satisfaisante, aucune conviction aussi jouissive, que les coups de théâtre et dénis d'initiés que l'auteur et son personnage principal nous assènent et opposent, toujours a posteriori, prenant notre parti pour mieux nous rassurer/nous surprendre. Derrière la toile, cette tension constante. Nerveuse, sensible, l'attention tendue comme une peau de tambour. Qui vibre, tremble, tres-/sur-/soubre-saute à la moindre occasion. Comme un couteau, comme l'animal dont il est tissu se trame, s'éventre, rassemble, (recon)s(t)itue tous ses organes pour mieux nous sauter à la gorge, tigre ou mouton-garou.

La ville fond. La catastrophe et le récit se déroulent malgré tout, suivent leur voie en off. Le traitement des images à la fois photo- et cinémato-graphique (qui procède par calques, superpositions et ajouts subliminaux) du scénario (dont le développement fonctionne par tressaut-/scientill-/clignot-ements, variations et soustractions du nombre d'images par seconde), le soin apporté aux fondus, aux contrastes, aux lumières, participent à et de cette esthétique particulière, à cette tension qui gagne en intensité tout au long du roman, jusqu'à atteindre son point culminant, par-delà le mont Palmier, là où le mythe et l'épopée viennent transcender ce qu'il reste de réalité.

« La campagne était devenue pour Bram comme un trou encombré duquel il était incroyablement difficile de s'extirper ; comme un trou-pieuvre infernal. » 

Changements de focalisation, inversions du sujet, du complément, reconstitutions, répétitions de conjonctions, problèmes de coordination, perturbations, interférences, résurrections, allers et retours entre le rêve et la réalité, le futur, le présent, le passé, en avant, arrière, sur les côtés, voyage dans le temps et l'histoire, boucles et ellipses dans la forme et le fond : Quentin Leclerc enchaîne les sets et resets littéraires, joue des tours et tropes et topos, des codes et références de la télévision, des jeux vidéo, de rôle et dont vous êtes le héros (le plan d'évasion, le Village du Prisonnier, la salle de classe, les missions, obstacles, points de repère et de sauvegarde), mèmes et récurrences élevés au rang d'archétypes avec brio et force mise en abîme jusqu'à l'ultime. Jusqu'à la fin, sublime.

La ville fond, malgré son titre, propose un monde insis-/persis-tant, qui évolue à la fois sous les yeux et à l'insu de ses personnages, lecteurs et lectrices qui s'y laissent emporter, perdent pied, la tête et le fil dans cette ballade à fragmentation, véritable Marelle d'Ambre où les cartes s'abattent plus vite que des coups de pioche. Un univers aux archives falsifiées, aux registres changeants, aux passages dérobés au gore et au fantastique. Comme autant de dimensions et potentialités en mesure d'exister et de co-exister, qui rappellent la diversité et l'étrangeté du réel derrière son apparente, rassurante et quotidienne, banalité — « Sur la table de la cuisine, un mot de Bram indiquait qu'il était absent. Je suis absent – Bram, dit le mot. »

« Autour de son corps, dans le même temps qu'il franchit le talus, l'intégralité du décor se déchira. »

La ville fond est une histoire de, un livre-fou, beau, ivre et vrai, qui se lit plus qu'il ne se dit. Quand l'écrit était au cœur du premier, Saccage, l'histoire de ce second roman, Quentin Leclerc (se) la (ra)conte moins qu'il ne la v(o)it, avec un plaisir non dissimulé, contagieux, qui rappelle celui que l'on peut éprouver à la lecture de Katchadjian — des clignotements, sauts et boucles temporelles absurdes et oniriques de Quoi faire à la dialectique et à la noirceur de Merci. Mais quand Pablo Katchadjian s'installe avec ses meubles chez Borges, quitte à risquer la prison, Quentin Leclerc, où que puissent le mener ses expéditions, rentre toujours, mais pas sagement du tout, à la maison.

Pas Liev ni Enig marcheur, La ville fond s'en rapproche cependant par certains aspects, comme elle rejoint La Maison des épreuves et Les machines à désir infernales du Dr Hoffman et, avec elles, cette part, belle et originale, qui en mène large chez Les Editions de L'Ogre. Mais, surtout, s'il y a un monde entre Saccage et La ville fond, ce monde demeure le même. Une construction composite et labyrinthique dans laquelle l'on s'installe et se perd au point de ne plus savoir [la langue française comme la critique littéraire le permettent, entretenant tout à la fois l'attrait et la confusion] si l'hôte est l'invitant ou l'invité. Une œuvre qui se construit dans plusieurs dimensions, directions et styles, pas à pas, mot à mot, livre par livre.

Là où Relevés et romans se répondent, La ville fond et le fait bien. 
Souhaitons qu'elle continue à se répandre.
  
Crédit photo © Eric Darsan
Extraits © les Editions de l'Ogre 2017, livre publié sous la licence Creative Commons.

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