mercredi 11 février 2015

Enig Marcheur, Russell Hoban

Entre deux chroniques consacrées aux excellentes et foisonnantes éditions Le Mot et le Reste, j'ai le plaisir de vous présenter comme prévu l'inénarrable et nigmatique Enig Marcheur de Russell Hoban paru chez le fantasque et fantastique Monsieur Toussaint Louverture. A lire certaines prétendues critiques il serait prétendument impossible de lire ce roman, comme il était prétendument impossible de le traduire avant que Nicolas Richard n'y parvienne admirablement et que Monsieur Toussaint Louverture himself ne le publie remarquablement en 2012, avec une préface de Will Self, plus de trente ans après sa première parution en Angleterre sous le titre Riddley Walker. En vérité il est bien plus difficile de s'en remettre et plus encore d'en parler. Ce que je vais néanmoins m'efforcer de faire ici dans le cas où vous seriez passé à côté d'un des ouvrages les plus marquants que j'ai pu lire. 
 
 
Vous l'aurez compris, cette chronique, une fois n'est pas coutume, n'est pas une chronique comme les autres, tant est incommunicable l'expérience de lecture. De fait, s'il y a un roman dont Enig Marcheur pourrait se rapprocher c'est, peut-être et curieusement, Glose dont je vous ai parlé le mois dernier. Comme Juan José Saer, Russell Hoban travaille sur la langue, une langue dont la principale caractéristique au fond est, non d'accompagner, non de traduire, mais de creuser puis de porter ce même fond à la surface, de faire jaillir ce qui ne faisait jusqu'ici que gésir. Cette langue, ici, c'est le parlenigm, transcription du riddleyspeak, « patois menaçant et vif dans lequel subsistent par fragments les connaissances du passé ». Une langue orale qu'Enig va pour la première fois coucher sur le papier afin de consigner ses aventures.

De prime abord et pour vous donner une idée de ce précieux ouvrage, Enig Marcheur c'est un peu le retour du Hobbit après la victoire de Sauron raconté par un Gollum shooté à l'anneau qui aurait dévoré Barjavel et Villon. En plus lyrique et en plus réjouissant. C'est également un magnifique travail de traduction, et d'édition réalisé par Nicolas Richard pour Monsieur Toussaint Louverture. Un ouvrage rare et beau, ouvragé et cohérent dans son fond comme dans sa forme, protégé par un rhodoïd « afin que ce livre résiste au Sale Temps » et deux jaquettes finement ciselées qui se suivent et se laissent découvrir en même temps que les personnages et histoires qu'elles illustrent à la manière d'un petit théâtre. Allez, sortez de vos sacs à pionce, ça ne fait que commencer. C'est pas des blips que je m'apprête à vous narrer, pas une histoire de Mots Tordus, mais les gendes vrais d'Enig Marcheur par lui-même, dont la langue donc, même retenue en partie, comme la contagion des lyers et des pyers, m'échappe et s'échappe encore et encore depuis le Grand Boum.

Le Grand Boum, c'est là que tout a commencé. Après l'âge d'or du Bon Temps où l'homme régnait sur l'Anterre et « les bateaux dans l'ésert ». Avec le Sale Temps de l'ère post-nucléaire et son humanité jeune et vieille à la fois, à l'image d'Enig, douze ans mais déjà adulte, sexué, poilu et balafré, qui travaille à creuser la bouyass pour retrouver des vestiges de la civilisation passée. Un monde nouveau, persistant, régit par des rites étranges, parfois personnels, qui nous échappent et servent à endiguer ou à percer les mystères de cet univers aussi étroit qu'étrange et qui, au-delà des barryèr, est la proie de meutes de chiens sauvages. Un monde dans lequel nous sommes plongés d'entrée et dans lequel, à l'instar d'Enig, nous demeurons toutefois spectateurs, sans jamais savoir ce qui va nous arriver, tout en ayant l'étrange impression d'avancer obstinément vers une destinée toujours recommencée qui ne demande qu'à s'accomplir pour le pire. 
 
 
 
Car cet âge du fer c'est aussi l'âge de faire, quitte à ne comprendre qu'après ce qui a été fait. C'est ainsi qu'un enchaînement de circonstances – le face-à-face avec le chef de la meute, un accident, la découverte d'un pentin – une curiosité et une certaine forme de colère et de révolte contre la preuh et la gnorance vont pousser Enig à sortir des sentiers battus à la recherche de la Vrérité. Pour le guider il y a d'abord les signes et leur interprétation dont il faut se méfier ("Tout 1 chac 1 sait que si tas plusieurs choses blip y ficatives en semble tu prends la plus loignée des 3 comme indic à tort."). Et puis il y a les gendes et les chants, parmi lesquels La Foll Ronde des 9. Et surtout, il y a le Théât d'Eusa conduit par les mari honnetis du Mine Stère et qui donne lieu à la révêl qui perpétue l'amer moire collective. Du moins sa version officielle qui narre la tragique destinée d'Eusa et sa déchirante rencontre avec Adom le Ptitome Bryllant et constitue l'un des passages les plus forts, les plus poignants, les plus résonnants du roman. Enfin il y a les rencontres et les luttes de pouvoir qui régissent ses rapports avec ses contemporains, parmi lesquels on serait bien en peine de distinguer les gentils des méchants, les simp laids des mallins.
 
« Marcheur je me nomme et je suis tout comm. Enig Marcheur. Je marche avec les nigmes par tout où elles me mènent et je marche avec elles main tenant sur ce papier de meum. » Ainsi va Enig, cherchant à deviner le sens des mots, celui de ses pas, ce qu'on attend de lui et le rôle qu'il doit jouer dans tout cela, s'interrogeant sans jamais savoir à quoi s'en tenir. Mais tout comme « un spec tac avec des pentins a son prop chimystère sa prop fizzic. », ici comme ailleurs, rien n'est simplement simple, mais souvent séparé, duple ou dupe, toujours 2alité. C'est aussi pourquoi de temps à autre les mots issus du parlenigm demeurent une énigme, pour nous comme pour Enig. Parfois c'est l'orthographe qui est modifiée mais, le plus souvent, d'un mot existant Russell Hoban en fait deux, fidèle à ce principe de 2alité qui fait et défait à sa guise la réalité. Et quand par bonheur certains mots récurrents que l'on croyait comprendre nous apparaissent soudain sous un jour nouveau, dévoilant avec eux un pan de mystère, c'est alors « l'histoire en tiers » qui nous échappe cruellement. 

Enig Marcheur nous entraîne ainsi dans une aventure baroque, hybride et polymorphe où se mêlent science et religion, secret et représentation, hermétisme et alchimie médiévale, philosophie antique, physique quantique et exégèse, passé et futur dans un présent qui s'éternise dans la bouyass d'un perpétuel recommencement. C'est que l'attention de tous les instants, la pugnacité, la fuite en avant requises par ce langage, semblables à celles qui conditionnent la survie, en font vite oublier le caractère composite, à ce point que nous sommes surpris lorsque surviennent une intrigue et des personnages archétypaux, au sens où l'emploie Campbell dans Le Héros aux mille et un visages. Aussi surpris et désemparés qu'Enig lorsqu'il se retrouve, par une habile mise en abyme, confronté à son tour à notre langue comme nous le sommes à la sienne. « Je conné meum pas la 1/2 de ces mots ; Céquoi une Légende ? Comment prononcer un S max avec un ptit t ? » Sans doute parce qu'interrogeant le sens et l'origine des signes et des mythes à travers le langage, leurs formations, déformations et interprétations successives, c'est l'origine, la réception et la transmission de toute notre culture depuis des siècles que Russell Hoban remet en question.
 
 
 Le reste est peut-être là de toute éternité, pour ce qu'on en sait. « Notre vie en tiers est une ydée quon a pas pansée on sait pas nonplus ce que c’est. Tu parles d’une vie. C’est pour ça que final j’en suis venu à écrire tout ça. Pour panser à ce que l’ydée de nous purait être. Pour panser à cette chose qu’est en nous ban donnée et seulitaire et ivrée à elle-meum. » Le plus marquant, le plus marqué en nous, commence peut-être là, dans cette chose qui guette, tapi au coeur de l'être, « cette chose qui vit en nous et a preuh de sa prop naissence » La conscience, la violence, la connaissance, peut-être ? Les Nergies tout simplement ? inspiré en contact avec le plus profond de lui-même et des choses, inspiré comme l'on été d'autres avant lui, malgré le doute et les difficultés (« je voudré que chac chose se gnifie just une chose et garde tout jour le meum sens et chanj pas toul tant. »), Enig apprend à « couter », à « savoir s'écouter » nous dit Russell Hoban dans la postface, évoquant la création de son roman, conscient dans le même temps que la chose en lui qui veut parler « souhaite pour l'essentiel demeurer non formulé ». 


Histoire préhistorique, roman médiéval et tragédie antique, récit initiatique, conte noir et chanson de geste, Enig Marcheur est tout cela, successivement et à la fois. Etonnant, poignant, parfois drôle et souvent cruel, le dit d'Enig Marcheur est pareil au monde qu'il décrit et témoigne d'une humanité déchue, qui déchoit constamment, où les plus exposés portent seul « l'amer moi » fragile et distordue du çavoir perdu et des zactes que celui-ci a déclenchés. Où la faute est centrale, se perpétue, se transmet à travers l'image christique, originelle, sacrificielle, du bouc émissaire, indissociable de la notion de communauté. Où alternent les gendes et les sylences. Où celui qui n'a pas d'yeux écoute jusqu'à se taire pour laisser parler le texte. Une histoire belle, poétique, émouvante, jouissive et désespérée laissée à l'attention des hommes et femmes, non de pouvoir, mais de bonne volonté. « J'ai rien d'aurt que des mots à mett sul papier. C'est si dur. Par fois y a plus sur le papier vyde qu'il y a quand l'écrit couche dssus. Tu sayes de sprimer les ganrr choses et elles te tournn le dos. Pour tant tu verras des vestij en pyèr et leurs dos te parle rond. »

J'ai lu de nombreuses critiques qui insistaient sur le fait que Russell Hoban au contact d'Enig « perdu son orthographe » et très peu qui insistaient sur la construction riche et savante, sur l'audacieux travail de réappropriation évoquée pourtant dans la postface comme dans la préface. Un travail, si ce n'est aussi vaste, du moins aussi ambitieux que celui de Tolkien. Pourtant c'est bien par le langage que nous entrons dans ce monde. C'est par le langage que nous n'en pouvons plus sortir. Et seulement par le silence qu'on le peut finalement. Difficile en effet de se retenir de parler autrement qu'en parlenigm pendant la lecture d'Enig. Difficile aussi de rendre compte de celle-ci sans celui-là. Certains l'ont très bien fait ici tandis que d'autres vous conseillent « pour accompagner cette lecture rare » l'écoute de Paranoïd Androïd, issu d'OK Computer de Radiohead, ce à quoi je ne peux qu'acquiescer, d'autant que l'album, chose blip y ficative, fait partie de la sélection non seulement du Prog 100 de Frédéric Delâge mais aussi de celle du Rock Progressif d'Aymeric Leroy que l'on retrouvera dans une dizaine de jours, toujours chez le Mot et le Reste. 
 

En attendant je tiens à remercier, pour le travail réalisé autour de cette petite merveille, toute l'équipe de Monsieur Toussaint Louverture, de Dominique Bordes à Nicolas Richard en passant par Marie Michel qui a conçu cette extraordinaire couverture, en espérant pouvoir vous parler d'ici quelques temps de la dernière parution de la maison : Vilnius Poker de Ricardas Gavelis.

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