Nous quittons momentanément les Etats-Unis -
ceux du Cerveau à sornettes, des Gaspilleurs et de Papa, tu es fou
avant d'y revenir avec Mentir à
perdre haleine - pour une petite étape dans les contrées
européennes et imaginaires d'Alfons Cervera qui nous entraîne sur
Les chemins de retour grâce à la Contre Allée à qui j'adresse un
merci ensoleillé.
« Les histoires de fiction surgissent
toujours d'un lieu donné », d'un « territoire moral ».
Avec pour point de départ un travail de commande pour une revue,
Alfons Cervera revient, parfois plus de cinquante ans après, sur les
lieux et gens « réels » qui ont inspiré ses récits et,
ce faisant, sur « le dedans et le dehors d'un roman ».
Une problématique, un travail, une attention et un rapport aux lieux
qui me rappellent ceux de Jorge Luis Borgès mais aussi ceux de François Bon. Auteur d'une trentaine d'ouvrages dont quelques-uns seulement
ont fait l'objet d'une traduction et d'une édition françaises grâce
à Georges Tyras qui « affronte sans relâche l'impossible
traduction » de ses « fictions » et du joli travail
réalisé « en bonne entente » par la Contre Allée et
par la Fosse aux ours, Alfons Cervera nous offre avec Les chemins de
retour une porte d'entrée à l'ensemble de son œuvre. Une œuvre
abondante, passionnante et engagée marquée par un lyrisme, une
poésie, une prose, des images et un ancrage qui rappellent ceux de
Jacques Abeille. Toutes choses sur lesquelles nous reviendrons lors
de la rétrospective de la rencontre entre l'auteur du cycle des Contrées et de Bernard Noël autour du thème Poésie et fiction.
La couleur du crépuscule, Tant de larmes ont
coulé depuis, La nuit immobile, Maquis, L'ombre du ciel, Cet
hiver-là, Ces vies-là, Bien loin : autant de titres, autant
d'étapes qui marquent des tournants dans l'œuvre de l'auteur. Le
bar, le village, la grotte, le cimetière civil ou encore la maison,
« tant de maisons » : autant de lieux qui les ont
inspirés et leurs font désormais écho. Autant de gens enfin, que
recouvre la réalité des « personnages » : « Les
personnages de mes romans je ne les invente pas, ils existent. Ce
sont mes amis. Et quelques ennemis, aussi. ». Tous «
fantômes » d'un passé irrésolu, d'un futur révolu, d'une
œuvre et d'un auteur qui, à partir des mêmes fondations, des mêmes
thèmes et de la même construction, parviennent résolument à
découvrir d'autres chemins au lecteur comme en lui-même. Demeure
aussi, le berceau du franquisme qui les tous ensemble, semblable à
ce Fil Rouge évoqué par Sarah Rosenberg, également publié à la
Contre Allée, tyrannie aveugle et sourde qui s'insinue et sourde des
vies et lieux évoqués ici et là par leurs noms, leurs
spécificités, leurs différences ou ressemblances et parfois même
leur disparition.
D'ailleurs ces lieux autres et autres personnages,
dont Alfons Cervera ne nous propose que des descriptions relativement
factuelles et des clichés en noir et blanc, ont-ils jamais existé ?
N'auraient-ils pas disparu quand d'autres, bien plus vivants,
extirpés du néant et amenés à la vie par leur créateur,
gagnaient en couleurs et en réalité ? Et s'ils avaient perdu
leur âme au profit de ceux-ci, par cette captation photographique
que redoutaient tant autrefois, les peuplades animistes ? Et
s'ils étaient eux-mêmes, par leur évocation ou par leur nature
même, inventés de toute pièce, dans un unique élan où se mêlent
inextricablement les processus imaginaire et mémoriel ?
« Est-ce que je sais moi, d'où sortent les romans. Du néant. »
De ce néant seuls s'extirpent de façon sûre l'auteur et la maison
qu'il habite encore, qui fut celle de ses aïeux et demeure « le
cœur qui bat » dans ses romans. De la même façon, les
éléments de décoration qui meublent son intérieur, Alfons
Cervera, dont le père était acteur, les trouve moins dans ses
lectures – la littérature anglaise du XIXème, Les Hauts de
Hurlevent ou encore Flaubert – que dans le cinéma. L'homme des
vallées perdues, Malvaloca, Le docteur Jivago : « Bien
des films naissent des romans qui leur ont donné vie, une vie
distincte et parallèle ».
Une vie qu'on ne peut percevoir qu'à travers les
images que l'auteur, « maître absolu du roman », accepte
de nous délivrer. Le reste, je ne peux que l'imaginer moi-même, en
fonction de cette seule lecture, de ce qu'elle m'inspire, de ce
qu'elle fait résonner dans mon propre intérieur, dans ma propre
maison. Car, en dehors de ces Chemins de retour, je n'ai pas lu
Alfons Cervera : ni dans le texte ni dans les quelques
traductions déjà parues. Or c'est peu dire qu'il est difficile
d'emprunter les chemins de retour d'un auteur avec lequel on n'est
guère parti et que l'on n'a pas suivi encore, sinon à travers les
argumentaires et extraits de ses éditeurs. Et si, de cette exégèse
sans source, se dégage progressivement des anecdotes qui constituent
un ouvrage et un univers qui se tiennent eux-mêmes, on ne peut que
rester sur notre faim tant que l'on n'a pas été plus loin. Comment
parler des livres [qui parlent de livres] que l'on n'a pas lus ?
me direz-vous dès lors. Et bien de la même façon que l'on écrit
ceux qui n'existent pas encore : avec - selon les cas,
mais bien souvent avec tout cela à la fois - une bonne dose
d'amour, de passion, d'humour, de ténacité, de savoir faire, de
culture, de lectures, d'imagination, d'audace et d'aplomb.
Ce sont ces mêmes qualités qui poussent
aujourd'hui La Contre Allée à publier un ouvrage qui paraît à
première vue s'adresser à un public de connaisseurs au sujet d'une
œuvre et d'un auteur peu traduit et donc peu porté à la
connaissance du grand public. Ces mêmes qualités qui font de la
Contre Allée une maison proche de ses auteurs par l'attention et le
travail d'édition et de diffusion qu'elle fournit, et proche de ses
lecteurs qu'elle invite sans cesse à la réflexion par la parution
d'ouvrages de fonds engagés dans des enjeux contemporains mêlant
littérature et sciences humaines. Sorti le 18 juin dernier, Les
chemins de retour s'inscrivent ainsi dans la collection Les
Périphéries que la Contre Allée nous présente ainsi : « Les
Périphéries nous déportent, nous décentrent, nous amènent à des
confins, nous font prendre des parallèles, explorer les recoins, les
Périphéries nous relient, aussi. ». Elles m'ont permis ici —
et à vous aussi, peut-être — de croiser pour la première fois la
trajectoire d'Alfons Cervera, journaliste, poète et romancier connu
pour son cycle consacré à la « mémoire des vaincus »
de la guerre civile espagnole.
Une mémoire qui pose la question du souvenir et
de ses distorsions, de la vérité et de l'imagination confrontées à
une « réalité » qui, dans ses retranchements les plus
sombres, dépasse cette fiction qui demeure davantage cependant, plus
vraie et plus réelle, à travers l'écrit des survivants. « Les
romans sont devenus une autre manière d'inventer des exils »
nous dit Cervera. C'est chose faite grâce à ce tout petit livre de
quatre-vingts pages à peine - dont chacun des dix chapitres prend
pour point de départ une photographie en noir et blanc accompagnée
d'un court extrait traduit, parfois pour l'occasion, d'un de ses
romans – qui parvient à créer en miniature un univers aussi
fantomatique que cohérent. Un ouvrage qui, moins encombrant qu'un
poche, trouve sa place dans toutes et, par-dessus tous, dans cette
série de chroniques que je vous propose. Une série consacrée aux
livres de l'été mais également, par un heureux hasard, à
l'écriture et aux rapports qu'entretiennent en son sein fiction et
réalité. « Tout n'était que mensonge. Tout continue de
n'être que mensonge. Plus mensonge encore dans la réalité
contemporaine espagnole que dans mes romans » car « Les
romans construisent une autre réalité. Comme s'ils mentaient. Mais
ils ne mentent pas ».
Témoin, la couverture le dessin du sol à damier
qui s'ouvre et figure sur la photo de la maison de Cervera en
première page et qui nous laisse d'entrée sur le carreau avant de
nous aider à nous relever et à reprendre le chemin des écoliers en
direction de la rentrée. Quand le disque solaire du Papa, tu es fou
chez Zulma reprenait le sommaire de ce petit conte lumineux, un petit
carré qui fait écho au damier de la couverture des Chemins de
retour revient sur les conditions très particulières de composition
– « une saison hivernale particulièrement humide » - de ce petit
fascicule. Après le roman de Saroyan qui évoquait sa propre vie à
travers le regard supposé de son fils – dont nous aurions pu
évoquer le souvenir véritable à l'éclairage de son œuvre propre
comme des Dommages Collatéraux racontés par Dan Fante au sujet de
son propre père – j'aurais en effet le plaisir de vous présenter
Mentir à perdre haleine, Une enquête de David Samuels. Un ouvrage
passionnant et emblématique du journalisme narratif publié par les
Editions du Sous-Sol qui vous révélera « toute la vérité
sur les incroyables mensonges et le fabuleux destin de James Hogue,
l'imposteur de l'Ivy League » et bien plus encore.
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