Après Le cerveau à sornettes de Roger Price paru chez Wombat,
suite et fin de cette Voie des Indés de l'été avec, dans un tout
autre style et un tout autre esprit, Les Gaspilleurs de Mack
Reynolds, un petit roman d'espionnage et d'anticipation quasi
contemporain du précédent, non moins léger mais plus conscient,
édité par Le passager clandestin que je tiens à remercier ainsi
que Libfly.
Dans un contexte de relations apaisées entre les Etats-Unis
d'Amérique et « L'Ensemble soviétique », Paul Kosloff,
espion américain « fauteur de trouble », est chargé
d'infiltrer et de prendre la tête d'un « nouveau mouvement
radical américain » prétendument révolutionnaire.
Une façon
pour ses supérieurs de mettre sur la touche ce « Lawrence
d'Arabie de la guerre froide », « Russkos » devenu
anticommuniste aussi primaire qu'acharné après avoir fui les purges
staliniennes. Or notre héros, pour qui la seule détente possible
est celle de son calibre 38, n'est pas là pour tuer le temps.
Résolu à passer pour un « révolutionnaire pleinement
conscient et efficace » afin de mener à bien sa mission, il va
progressivement découvrir, en même temps que celle de ce mouvement,
la véritable nature du système qui l'emploie.
A mi-chemin entre James Bond et Bill Baroud, Paul Kosloff éprouve
dans un premier temps quelques difficultés à comprendre où veulent
en venir les tenants de ce groupuscule qui s'attaquent avant tout aux
idées reçues, interrogent le sens des mots et dénoncent d'un seul
tenant l'appareil et le « capitalisme d’État » des
deux blocs. Désormais étranger à l'un comme à l'autre, pour avoir
fui le premier et trop voyagé pour la défense des intérêts du
second, l'agent trouble réalise au contact du collectif les méfaits
du crédit, de l'agriculture intensive, des emballages et du pétrole,
l'épuisement des ressources naturelles et la prolifération des
« objets inutiles » et des « travaux improductifs »
que constituent « les assurances, la banque, la publicité, la
vente, la bureaucratie ». En somme les tenants et aboutissants
d'un système tour à tour incitatif et coercitif dont le seul but
est de « Gaspiller de l'argent ! Pour continuer de faire
marcher l'économie. Pour continuer de faire tourner les rouages »
d'un modèle et d'un mode de vie absurde, inefficace et intenable.
Ecrivain de science-fiction socialiste, employé d'IBM, soldat et
voyageur, Mack Reynolds nous offre avec Les Gaspilleurs une novella
avisée d'une centaine de pages qui nous plonge d'emblée dans un
contexte à première vue familier, car très affiliée à son genre
et à son époque, mais qui se révèle très vite uchronique et
finalement dystopique. Un univers finalement assez proche du nôtre,
où l'automatisation est partout et où les paiements peuvent
s'effectuer en ligne grâce à l' «ordinateur national ».
Un monde à la fois paranoïaque et réaliste qui interroge notre
civilisation capitaliste, utilitariste et techniciste qui n'est pas
sans rappeler, cinq après Le Maître du Haut Château et deux ans
avant Ubik, celui de son contemporain Philip K. Dick.
Publié dans la revue Galaxie en 1973 et traduit par J. de Tersac
(à l'origine également du Cycle des épées de Fritz Leiber
désormais épuisé), Les Gaspilleurs est sorti pour la première
fois en 1967 aux Etats-Unis dans la revue Worlds of Tomorrow. Son
titre original, The Throwaway Age — littéralement L'Age Jetable —
fait directement référence à un article paru en 1955 dans Life
Magazine traitant de l'avènement désormais acquis du caractère
consumériste de nos sociétés post-modernes. Une période qui
coïncide également avec le transfert du pouvoir à un complexe
militaro-industriel contre lequel le président Eisenhower mettait
déjà en garde ses concitoyens à l'occasion de son discours de fin
de mandat 1961. Une main mise qui, malgré la naissance d'une
« Nouvelle Gauche » et les mouvements contestataires de
1968, va s'incarner et s'imposer, non sans heurt mais implacablement
et mondialement, par l'entremise de l'idéologie ultralibérale et
néo-conservatrice.
Sous les dehors légers de la littérature de genre, Mack Reynolds
nous permet ainsi de mesurer, de façon simple et synthétique,
réfléchi et documentée, l'instauration d'hier à aujourd'hui, des
Etats-Unis à l'Europe toute entière, d'un système oligarchique,
autocratique, autoritaire et, à terme, totalitaire. De
l'obsolescence programmée déjà dénoncée par Lafargue à la
prévision scientifique d'une sixième extinction de masse ; du
déploiement d'armes massives par les Etats-Unis aux frontières de
la Russie au renforcement de l'arsenal nucléaire de celle-ci ;
des écoutes de la NSA au vote de la loi française sur le
Renseignement ; du projet de supprimer le liquide tout en
renforçant la société du même nom, sécuritaire et jetable,
définie par Zygmunt Bauman, au coup d'état orchestré par la BCE et
le FMI en Grèce : toute l'actualité estivale, sous ses dehors
ineptes, se fait aujourd'hui l'écho de ce programme délétère.
Heureusement, pour ne pas bronzer idiot, le Passager clandestin,
fidèle à sa vocation et à son manifeste, propose avec Les Gaspilleurs un livre en tous
points abordable, qui joint l'utile à l'agréable et se présente
comme un bref roman d'espionnage et de science-fiction aussi
instructif qu'efficace à dégainer et à méditer aussi souvent que
nécessaire. Créée en 2007, Le passager clandestin est une très
belle, très engagée et très qualitative maison d'édition
indépendante dont le catalogue comprend plus de quatre-vingts titres
répartis en huit collections, parmi lesquelles la célèbre
Désobéir, les incontournables Précurseurs de la décroissance ou
encore les précieux Transparents. Des collections que nous avons eu
le plaisir respectivement en librairie, lors d'une conférence de
Serge Latouche en janvier, et au dernier Salon du livre de Paris
auquel les sympathiques capitaines du Passager nous avaient Lou et moi conviés.
Le texte de Mack Reynolds s'inscrit quant à lui dans la
collection Dyschroniques, complété en annexe par une
« synchronique » de quelques pages permettant de resituer
l'auteur, l'œuvre et son contexte ainsi qu'une chronologie
détaillant la bibliographie évoquée par les personnages. Une
collection elle aussi très qualitative, qui comporte déjà une
quinzaine de titres parmi lesquels La Tour des damnés, La Vague
montante, le Continent perdu, ou encore Les retombées autour duquel
la maison organise jusqu'au 31 août un concours d'écriture en
partenariat avec ActuSF. Contre un système qui se prétend immuable
et naturel, Le passager clandestin, pratiquant une politique de
publication, de prix et de réseau cohérente honnête et conviviale,
propose des ouvrages qui, de surcroît, répondent aux chartes
écologiques Imprim'Vert et PEFC à l'instar d'autres éditeurs
indépendants tels que Le Mot et le Reste, L'Insomniaque ou encore La Contre Allée dont j'aurais l'occasion de vous reparler très
prochainement.
D'ici là, quittant la Voie des Indés pour explorer d'autres
horizons, je vous donne rendez-vous dès la semaine prochaine pour
une nouvelle étape estivale, belle et enjouée, du côté des plages
de Malibu, en compagnie de Zulma, de William Saroyan, de son fils et
de son Papa, tu es fou !
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