Sorti le 3 septembre chez Quidam, journal d'un fou ou portrait d'une époque, chroniques d'une
apparente disparition et thriller apocalyptique, Charøgnards de
Stéphane Vanderhaeghe est un roman à l'envergure atypique qui,
entre envolées lyriques et piqués typographiques, ouvre au regard
du lecteur et de l'édition de larges horizons.
« Il est de l'hystoire tréfonds que nous provient ce documens hørs paer que le lectans apprete à consommer ». Dans la langue à peine éclose, malhabile à force de précautions, d'un futur aux accents médiévaux, entre Russell Hoban et Damasio, quelques Ouvertissements s'imposent, lancés par les « rédicteurs » de ce texte.
Ce qu'ils sont - humains mutants à l'instar d'Enig Marcheur, ou bien charognards décrits par le narrateur - nous l'ignorons. Ce que nous découvrons en revanche, c'est l'importance quasi biblique que revêt pour eux l'original de ce – « le mot est époqual » – ''journal'' et ce que doivent leur « civillusion » et leur langue à celles du narrateur. Le document de seconde main qu'ils nous livrent, expurgé peut-être à force de « dianalyse » et de « transduction », nous offre pour seul repère temporel le chapelet non daté des jours qui s'échappe, se brise et se répand en même temps que la notion de réalité et la conscience immédiate du narrateur. Mais qui sont ces charognards qui « délient les langues » et « défont le temps » ?
« On les trouve habituellement dans les champs, en lisière des routes, dans les bosquets. Ils fuient, méfiants, dès qu'on les approche. Bientôt les rôles seront renversés ». Le narrateur les a vus. Comme dans ces scénarios qu'il écrit pour la télévision. Le long d'une route solitaire de campagne. Il pressent alors que le cauchemar a déjà commencé et entreprend dès lors la relation de cette menace, tangible et donc crédible, que l'étrangeté et le caractère étranger du nombre croassant de ces charognards, envahisseurs ou réfugiés, représentent à ses yeux. Scénariste encore, xénophobe peut-être, « déprimé », « cobaye », « fou », « allié », dérangé à tout le moins dans sa routine, entre silences et compromis, il s'éloigne peu à peu de ses proches, de sa femme initiale et de son enfant syllabe. Sujet anonyme, sans pronom personnel, il devine déjà que rien ni personne ne pourra l'aider. Ni le cinéma ni la littérature dans lesquels il se réfugie. Ni le fusil. Surtout pas ce fusil.
Ce qu'ils sont - humains mutants à l'instar d'Enig Marcheur, ou bien charognards décrits par le narrateur - nous l'ignorons. Ce que nous découvrons en revanche, c'est l'importance quasi biblique que revêt pour eux l'original de ce – « le mot est époqual » – ''journal'' et ce que doivent leur « civillusion » et leur langue à celles du narrateur. Le document de seconde main qu'ils nous livrent, expurgé peut-être à force de « dianalyse » et de « transduction », nous offre pour seul repère temporel le chapelet non daté des jours qui s'échappe, se brise et se répand en même temps que la notion de réalité et la conscience immédiate du narrateur. Mais qui sont ces charognards qui « délient les langues » et « défont le temps » ?
« On les trouve habituellement dans les champs, en lisière des routes, dans les bosquets. Ils fuient, méfiants, dès qu'on les approche. Bientôt les rôles seront renversés ». Le narrateur les a vus. Comme dans ces scénarios qu'il écrit pour la télévision. Le long d'une route solitaire de campagne. Il pressent alors que le cauchemar a déjà commencé et entreprend dès lors la relation de cette menace, tangible et donc crédible, que l'étrangeté et le caractère étranger du nombre croassant de ces charognards, envahisseurs ou réfugiés, représentent à ses yeux. Scénariste encore, xénophobe peut-être, « déprimé », « cobaye », « fou », « allié », dérangé à tout le moins dans sa routine, entre silences et compromis, il s'éloigne peu à peu de ses proches, de sa femme initiale et de son enfant syllabe. Sujet anonyme, sans pronom personnel, il devine déjà que rien ni personne ne pourra l'aider. Ni le cinéma ni la littérature dans lesquels il se réfugie. Ni le fusil. Surtout pas ce fusil.
Buffon,Le Vautour, p.1491 des Oeuvres, LaPléiade
Seul champs de bataille de cette drôle de guerre : ce
« village de campagne » isolé où tous nichent, ramassé
entre l'église et le café, ignoré par la religion télévisuelle
et cathodique qui révèle l'incapacité de ses canons à protons à
verser le sens. Où l'existence cède devant la « subs-istance »
des charognards, les « pennes » et « syrinx »,
les « craillements » et « croassements » de
tous ces « corbeaux freux corneilles choucas »,
« craves » et « frégiles », « corvidés »
désormais familiers. Qui s'acharnent sur les corps vidés,
« charognés », « dépecés », « caviardés »,
« mâchuer » « dilacérés » de leurs
victimes. Qui couvrent le champ de vision du narrateur. Qui cite
Buffon sur la passion des humains. Que je consulte à mon tour sur
les corbeaux et autres charognards. Qui n'en parle pas. Des Vautours
à la rigueur, dans le Discours sur la nature des oiseaux. Qui suit
curieusement celui qui traite De la dégénération des animaux.
Dans quelle mesure le narrateur a-t-il subi, commis
l'irrémédiable ? L'innommable, l'inintelligible ? La
mémoire, les souvenirs, les soucis quotidiens, déjà fuis,
deviennent tus et se terrent. S'approvisionner, se ravitailler, fuir,
s'avère désormais secondaire. Subsiste cet inventaire qui
l'entraîne, résistant déjà et collabo bientôt, dans un décor
d'entre-deux-guerre. Insistent l'intellectualisation, la
ritualisation à outrance, la transcommunication et le bruit blanc de
la radio. Persiste le doute, et non l'espoir, le sale espoir, qui
fait vivre et le pousse à rejouer sans cesse de nouveaux scénarios.
Comment savoir dans l'œil du cyclone si tout est revenu à la
normale, ou bien si la normalité c'est cette folie qui chahute
l'esprit et que seule vient tempérer cette rémission de courte
durée ? L'on pense aux Oiseaux. L'on pense à Van Gogh. L'on pense à Artaud. L'on
pense à Van Gogh vu par Artaud. L'on pense au Champ de blé aux corbeaux. Décidément. L'on pense trop, c'est dément.
Antonin Artaud, Van Gogh ou le suicidé de la société, p.1445 des Oeuvres, Quarto
Les mots sont comme les corbeaux : insaisissables, invasifs,
erratiques et volatiles. Face à cette « allégorie »
fatale et futile, le travail de l'écrivain, vital et utile. Et la
nécessité, le polissage, la catharsis, la transmutation, le « rêve
de performativité » qui constituent le mythe. Celui d'Un homme qui dort voué à la Disparition, à la dépersonnalisation, à la
déréalisation, à la déconcrétion, au « simulacre »,
à l'horreur de devenir charognard sinon charogne. Sisyphe incisant
le vif pour ne pas crouler sous le nombre, sombrer dans la torpeur
« lénitive » de l'ombre qui rode et le cerne de noir.
Quitte à exhumer, à exsuder, ce qui résumait la vie jusque-là,
jargon publicitaire des biens dits de consommation, composition
chimique de produits dont on ignore le nom, conservateurs, adjuvants,
exhausteurs de goût superflus et silencieux, « fictions
insipides et convenues » d'un monde où l'information et la
communication excèdent et noient la pensée et l'action.
« Ne cédons pas à la facilité du langage ». Allions
sens et son, forme et fond. Rallions l'effet. Raillons les faits.
« Pour toi une journée dont la trivialité, la normalité
maintenant s'épuise dans des mots sans relief ; pour moi une
journée tout sauf qui excède la capacité du langage à ».
Entre poème prosaïque, révolte poétique et transe hypnagogique,
Stéphane Vanderhaeghe use avec ses Charøgnards de toutes les ruses,
élisions, analogies, homonymies, polysémies, allitérations, rimes,
parenthèses et répétitions, de toutes les trouvailles
typographiques, caractères et dispositions, rognures et biffures,
calligrammes et point à point en guise de fin et de colophon.
Construction olympienne aux mille métriques, au-delà de la
contrainte oulipienne et de l'exercice de style, Charøgnards montre
la capacité d'un style et d'une expression inventifs et soutenus,
prophétiques et réels, contagieux plus que prophylactique, à
élargir la perception, « promesse d'un avenir qui. »
Guide Peterson des oiseaux de France et d'Europe, page 418
« Jusqu'où dans ces circonstances s'étend la licence
poétique ? » s'interroge le narrateur. « Ce qui
manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique »,
répondait hier encore Claro à qui l'on demandait très à propos
« Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte
? ». Une réponse à l'œuvre dans son Mille milliards de milieux sorti au Bec en l'air, dans le Cordelia la guerre de Marie de
Cosnay paru à L'Ogre et, bien entendu, dans les Charøgnards de
Stéphane Vanderhaeghe édité par Quidam. Autant d'auteurs,
d'ouvrages et d'éditeurs qui participent à l'exsurgence d'une forme
nouvelle de littérature à laquelle, il me semble et je l'espère,
nous assistons en France. Une forme qui interroge le fond, marquée par l'ellipse et l'inachevé, ouvrant au devenir une infinité de combinaisons, dans
laquelle le premier « je » se dissout lentement,
imperceptiblement, pour céder la place à cet « autre » dont parle le
Rimbaud voyant, et l'interpeller à la seconde personne. Une forme
qui me parle et que j'explore dans mes propres travaux y compris,
d'une certaine façon, par l'entremise de ce blog.
Une forme, enfn, qui s'accompagne de pratiques transversales,
dynamiques et totales, à l'image du journal d'écriture de ces
Charøgnards que tient Stéphane Vanderhaeghe sur son propre blog. Lecteur,
toi qui entre ici, bienvenue . : à l'intérieur du crâne : . d'un
primo-romancier, espèce rare en voie d'extinction heureusement
dénichée par un Quidam prêt à défendre becs et ongles son talent
et sa plume et grâce auquel il peut aujourd'hui prendre son envol.
Pour ce texte d'exception, un grand merci à Stéphane Vanderhaeghe
ainsi qu'à Quidam, et particulièrement à Pascal Arnaud qui a
pressenti que ce livre pourrait me plaire, faisant fi de mes réserves
et des conditions excessivement drastiques qui régissent désormais ce
blog - choix des services presses, planning serré, ligne éditoriale
plus stricte, liberté d'expression - effectuant par là même un
travail véritable d'édition et de diffusion, comme nous le verrons
à nouveau en octobre avec la sortie de Pas Liev de Philippe
Annocque.
Avant de revenir sur nombre de ces réflexions et thèmes abordés
dans mon article de fin de rentrée, je vous donne rendez-vous très
prochainement pour une semaine consacrée au Tripode avec les
précieuses Archives du vent de Pierre Cendors éclairées par
L'invisible dehors édité chez Isolato. Au même moment, ou aux alentours, sortira Vie ou Théâtre ?
de Charlotte Salomon, un événement à ne pas manquer, dont je vous
ai parlé ici et sur lequel je reviendrai certainement ici ou là. D'ici là
bonnes lectures, et gare aux Charøgnards !
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