lundi 14 septembre 2015

Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich


Avec Paris sur l'avenir, Nathaniel Rich nous offre un roman d'aventures contemporain et sociologique (la sociologie est un sport de combat enseigné pour la première fois au monde en 1891 à l'université du Kansas) beau et cocasse, biblique et apocalyptique, joliment tenace et terriblement efficace, qui vous tance, vous retourne et vous envoie au tapis avant que vous n'ayez eu le temps de crier au fou. 

« Si vous vous préparez au pire et qu'il n'arrive jamais, vous êtes perçu comme un hurluberlu. Mais si une catastrophe que vous aviez prévue a vraiment lieu, alors votre vie a un sens. Vous n'êtes pas un simple expert. Vous êtes un prophète. »

 Mitchell Zukor, originaire de Kansas City, génie des mathématiques asocial et décalé, a toutes les cartes en main pour s'assurer un avenir serein, jusqu'à ce que sa rencontre avec l'arythmique Elsa Bruner et la catastrophe de Seattle viennent changer la donne. Employé au soixante-quinzième étage de l'Empire State Building, chargé par son patron d'évaluer les pertes de l'entreprise en cas de catastrophe, il est recruté par FutureWorld afin de convaincre et d'assurer les clients à venir pour le malheur et pour le pire. 

« Psychopathe ! Où vas-tu quand tu dors ? » Devenu celui auquel FutureWorld peut fait appel quand il reste encore un espoir, notre capitaine flammes veille. Mais au fin fond de son univers, à des années et des années-lumière de la Terre, le malheur des autres ne fait pas le bonheur de Mitchell car, dans monde névrosé au sein duquel 3 milliards de personnes vivent dans des conditions de survie précaires, prendre ses désirs pour des réalités est une attitude dangereuse voire meurtrière. Entre rêve, pertes de connaissance et hallucinations, chaînes de Markov, courbes de Gauss, méthode Delta-Gamma, Cox-Ingersoll-Ross, Heath-Jarrow-Morton, et autres simulations de Monte-Carlo visant à mesurer l'étendue de l'« hétéroscédasticité conditionnelle autorégressive généralisée », terrorisé à longueur de temps, Mitchell est aussi, par la force des choses, un « terroriste né ». 

Guerre, bombardements, rayonnement d'ondes électromagnétiques, empoisonnements, attentats, pandémies, épidémies, radioactivité : « Ces choses-là arrivent, dit Mitchell. Pour de vrai ». Alors, pour y pallier, Zukor se fait des films, compilant toujours plus de données. Hypocondriaque et paranoïaque, « futuriste » convaincu et donc convainquant, Mitchell Zukor joue et rejoue des scénarios toujours plus gros, toujours plus improbables. Une façon peut-être de tenir à distance ce et ceux qui l'entourent, ses parents, son appartement et cet « âge des ténèbres » fait de « prophètes gesticulants » et de « mendiants aux pieds nus » qu'il peut apercevoir du haut de sa tour de verre climatisé. Le problème c'est que, si Mitchell réfléchit beaucoup, il évite généralement de penser. Alors quand la catastrophe advient, il n'est plus temps, ni de l'ajourner ni de l'infléchir, tant et loin s'en faut.

All we have is now Flaminglips (Cité p. 151) 

« Voici le lieu où l'Amérique prend forme. Où nous prenons forme ». Fils d'un marchand de sommeil qui ponctue ses phrases par des répliques de films, sommé d'agir, de trouver un sens et une direction au sein de ce nouveau monde, Mitchell Zukor va réaliser combien son milieu, bien malgré lui, l'a tout à la fois préparé et exposé au pire et à quel point il lui faudra aller plus loin pour s'en sortir. Au cœur de la tourmente, accompagné dans ce voyage initiatique par sa complice Jane Eppler, femme réelle, sensuelle et sensée, c'est cependant à Elsa Bruner, son antithèse, qu'il pense. Elsa qui, condamnée par sa maladie, a refait sa vie dans une ferme communautaire, Elsa qui transforme des terrains de sport en potagers, va alimenter ses délires et ses réflexions jusqu'à l'obsession. « Quel est ton secret Elsa Bruner ? Pourquoi n'as-tu pas peur ? Que sais-tu que j'ignore ? »

« ''La dernière fois que j'en ai mangé, j'avais dix ans'', dit Jane en décapitant un tigre de ces adorables et délicates petites dents. » Visuel, sonore et photographique - en un mot cinématographique - marqué par un art de la description, du dialogue et de la construction jouissifs et typiquement nord-américains, Paris sur l'avenir constitue, avec ses épisodes truculents et son langage riche et coloré, un petit théâtre des catastrophes avec de vrais humains dedans. Sorti l'an passé aux Etats-Unis sous cette même et remarquable couverture d'Olivier Munday et sous le titre original Odds against tomorrow - du nom d'un film de 1959 se déroulant également dans les rues de New York - c'est le troisième ouvrage de Nathaniel Rich, journaliste et essayiste qui godille allègrement au large d'un univers fortement ancré à la croisée des films noirs, de San Francisco, de la Nouvelle-Orléans, et du 11 septembre.

On ne prête qu'au Rich, c'est entendu. Entre fiction et réalité, déréalisation et utopie, les intentions de Nathaniel sont claires et son pari tenu. Et c'est rien de le dire, il faut le lire pour le croire. Très documenté, constellé de données réelles, Paris sur l'avenir nous invite, grâce à la traduction de Camille de Chevigny, à voyager à la rencontre de cet autre pays du langage. De Fight Club à American psycho, de Thomas Pynchon à Philip K. Dick en passant par The Twilight Zone, James Hogue et Wes Anderson, à l'actualité la plus proche, entre
capitalisme carnassier et reflux des migrants, ce roman sombre et truculent, drôle et gentiment - mais sûrement - barré, à l'image de notre héros, vous invite aussi réellement à remettre en question votre mode de vie pour découvrir et assumer « ce que le futur va vous coûter ».


« Vous ne pourrez pas dire que personne ne vous avait prévenu ». Puits artésien, cellules photovoltaïques, sac d'évacuation, sachets remplis de cash, bottes en caoutchouc, potager et eau filtrée, ou pillage, travail, consumérisme et divertissement : chacun, par sa « stratégie d'évitement » ou d'« action », se prépare à sa survie, à sa mort, ou conjure le sort a sa façon. Le choix est vôtre, il n'attend pas. C'est une des raisons pour lesquelles je vous invite dès à présent à prendre avec Nathaniel Rich vos Paris sur l'avenir, en librairie depuis le 27 août. Un roman qui s'inscrit dans cette série américaine que je vous propose depuis quelques semaines, aux côtés notamment du passionnant et vaste Mentir à perdre haleine de David Samuels, tous deux aux Editions du sous-sol que je tiens une nouvelle fois à remercier. 

 « Le corbeau s'élança de la branche dans un battement d'ailes retentissant. Ils le virent s'élever en direction du New Jersey. ''Ça c'était beau ? Dit Mitchell. Ou horrible ? » Peut-être les deux à la fois, comme nous le verrons tout prochainement au gré des belles envolées de Stéphane Vanderhague et de ses Charøgnards.

Crédit photo © Nathaniel Rich, Editions du sous-sol, Eric Darsan
 
Crédit vidéo © harrison6

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